La nuit enveloppait doucement la chambre mais pour Lucas le sommeil ne fut qu’un passage vers un autre monde plus cruel.
Dans son rêve il était de nouveau dans son bureau imposant et froid, les murs tapissés de diplômes, les tableaux de la bourse et les lumières blanches agressives.
Il entendait la voix de son oncle grande et tonnante lui hurler dessus comme le tonnerre “Je compte sur toi, alors pas de faiblesse ni de distraction.”
La voix de James brûlait Lucas comme un feu creusant ses épaules et écrasant son cœur. Soudain la pièce se transforma, elle s’assombrit.
Des images de son futur envahirent le rêve : sa femme Clara assise sur le lit distante et froide ; leurs disputes muettes, ses nuits solitaires, puis soudain vint l’enterrement de Nora…cette tombe glaciale sous un vent violent.
Lucas tenta de crier mais aucun son ne sortit, ses mains tremblaient cherchant désespérément un moyen de changer ce destin mais tout semblait figé, inéluctable.
Le cœur de Lucas se serra avec une douleur insoutenable, Il se réveilla en sursaut le souffle court et le visage inondé de sueur froide.
Il était de retour dans sa chambre mais le poids du rêve l’écrasait toujours, la réalité du passé était douce mais le futur cruel et menaçant n’avait jamais été aussi présent.
Lucas se leva lentement et marcha vers la fenêtre regardant la nuit silencieuse.
- Je ne peux pas revivre ça.
Le lendemain matin alors que la lumière filtrait à travers les stores de la chambre, Lucas reçut un message sec sur son téléphone qui le fit ouvrir les yeux.
“James: Sois à mon bureau à 14 h précises. “
Pas de salutation ni d’explication juste un ordre.
Lucas sentit une boule se former dans son estomac un poids familier qui lui serrait la poitrine, cette rencontre parce qu’il l’avait déjà vecu dans sa première vie.
A l’exterieur de l’université Il prit une profonde inspiration avant de monter dans la voiture, il fixa Matteo d’un regard inquièt qui lui lança un clin d’œil amical.
- Bonne chance mec respire un bon coup je sais que tu vas gérer.
Lucas hocha la tête serrant les poings, le chauffeur l’attendait impatiemment augmentant son stress, Il savait déjà ce qui l’attendait.
Le couloir menant au bureau de son oncle semblait plus long que dans ses souvenirs, chaque pas de Lucas résonnait sur le marbre comme un écho de son propre doute et les murs étaient couverts de tableaux austères, rappel silencieux du poids de l’héritage.
Il inspira profondément sa main se crispant légèrement. Une secrétaire lui adressa un sourire poli et indiqua la porte d’un léger mouvement de tête, Lucas hocha la sienne puis poussa la porte.
Le bureau n’avait pas changé. C’était peut-être cela le plus déstabilisant, la même moquette gris anthracite, le même bois sombre verni sur les murs, la même odeur subtile mais impossible à ignorer : cuir, papier ancien et silence bien entretenu.
Lucas s’arrêta net sur le seuil incapable de faire un pas de plus, il se revoyait là assis au même endroit quelques années plus tard, trop grand pour ses rêves et trop petit pour supporter ce poids.
Il se revoyait le dos voûté par l’épuisement, les mains tremblantes sur ce même bureau à signer des contrats qu’il n’avait pas choisis et tout revint d’un coup : la pression constante, les nuits blanches, les silences lourds, les attentes et l’isolement.
Ce bureau était une cage dorée et lui, il y avait été enfermé vivant.
Son oncle leva enfin les yeux de ses papiers.
- Entre Lucas.
Sa voix était la même : froide, maîtrisée, tranchante.
Lucas avança comme en pilote automatique, chaque pas lui donnait l’impression de s’enfoncer à nouveau dans ce futur qu’il avait fui.
Il ne voyait même plus les détails du décor, tout était flou comme noyé dans une brume de souvenirs trop lourds, il se sentait étranglé.
Il s’assit sans un mot face à cet homme qu’il n’avait pas revu depuis... depuis l’autre vie.
L’homme qui l’avait façonné puis utilisé, il avait cru pouvoir encaisser, Il avait cru pouvoir devenir fort mais il s’était seulement perdu.
Son regard se posa sur la montre en or posée près du stylo Montblanc, il se souvenait du jour où son oncle la lui avait offerte comme un trophée, le jour où il avait compris qu’il ne sortirait jamais de ce bureau autrement que vidé de lui-même.
- Tu sembles tendu.
Lucas releva les yeux, son oncle l’observait avec cette attention clinique, cette façon de tout analyser sans jamais rien offrir : pas d’affection ni de chaleur, juste une froideur polie et un contrôle sans faille.
Il aurait voulu hurler, lui dire qu’il savait tout, qu’il connaissait la fin, qu’il s’était déjà vu se briser ici mais il ne dit rien, il hocha la tête lentement.
- C’est juste… beaucoup d’émotions.
- Tu t’y habitueras, c’est ça grandir.
Un frisson glacé parcourut l’échine de Lucas. Non, Il ne voulait plus “ s’habituer ”, il ne voulait plus devenir ce qu’on attendait de lui.
Il sentait le poids des attentes se poser lourdement sur ses épaules.
- Tu sais ce que je veux…Tu es mon héritier et tu dois suivre mes pas, c’est pourquoi j’ai décidé que parfois tu prendras part aux réunions importantes de l’entreprise. Ça t’aidera à te familiariser avec ce qui t’attend.
Il marqua une pause, fixant intensément Lucas.
- Il faut que tu sois prêt !
Lucas sentit son cœur se serrer, cette phrase résonnait comme une condamnation et les événements se succédaient comme dans son passé.
- Je sais, oncle. Je…
Mais il s’interrompit la gorge nouée par toute cette pression, ce poids de responsabilités, cette vie qu’on attendait de lui, tout cela lui pesait.
Il avait vu ce que son futur pouvait devenir : une vie sans amour, sans joie, rongée par les regrets et la solitude. Pourtant il savait qu’il n’avait d’autre choix que de se soumettre, pour l’instant.
- Je ne veux pas vous décevoir, souffla Luca à la limite de la rupture.
James se leva et posa une main ferme sur son épaule pour le soutenir ou le dominer ? Difficile à dire.
- Ne me déçois jamais Lucas, c’est tout ce que j’exige.
Il baissa la tête sentant le combat silencieux qui se jouait en lui.
Lucas entra dans leur chambre le visage marqué par la tension, les épaules lourdes comme s’il portait le poids du monde.
Son colocataire était déjà là, affalé dans son fauteuil un paquet de chips à la main l’air décontracté.
- Alors ? lança Matteo en souriant. Ta réunion avec l’oncle tyran ?
Lucas laissa échapper un rire amer.
- “ Tyran ” est un mot plutôt gentil pour décrire James mais ça ne rend pas justice à la pression que je ressens.
Matteo hocha la tête un peu plus sérieux.
- Ouais, je vois… tu as besoins de faire un break
Lucas s’effondra sur son lit, épuisé.
- C’est ça le problème… Je ne peux pas le faire et tu le sais… J’ai assisté à cette réunion qui a duré des heures et pourtant, rien de ce qu’ils disaient ne m’intéressait… tout ce que je voulais c’était être avec…
Il s’interrompit, cherchant ses mots.
- … Nora.
Matteo le fixa amusé.
- Ah, je devrais me sentir mal que je ne sois pas plus important mais bon….
Lucas sourit faiblement.
- Oui la PLUS importante c’est Nora. Je l’aime depuis des années et maintenant qu’on va bientôt finir nos études, je ne sais pas si j’aurai encore la chance de la revoir… Pour espérer un avenir avec elle, je dois bien faire les choses… Mais…. Je me sens un peu perdu Matteo.
Matteo se leva et posa une main rassurante sur l’épaule de son ami.
- Écoute mec, tu réfléchis un peu trop… On va traverser ça ensemble d’accord ? Tu n’es pas seul dans ce combat. Non seulement tu rendras ton oncle fier mais tu auras une vie heureuse avec ta charmante Nora. Crois-moi que tu y arriveras.
Lucas leva les yeux vers son ami un éclair d’espoir dans le regard.
- Merci Matteo… Merci.
L’italien éclata de rire.
- Allez viens, on va prendre un peu d’air…Demain est un autre jour et on va s’en sortir à notre façon.
Alors qu’ils s’éloignaient du dortoir sous le ciel étoilé Matteo lança à Lucas une blague absurde sur leur prof de finance quand une voix douce s’éleva derrière eux.
- Hey Matteo !
Ils se retournèrent pour voir Emily, une étudiante en littérature sourire timidement. Depuis leur première année elle avait toujours montré un intérêt discret pour Matteo sans jamais oser franchir le pas.
Matteo s’arrêta surpris mais ravi.
- Emily ! Salut ça fait plaisir de te voir, qu’est-ce que tu fais ici si tard ?
Emily rougit légèrement jouant nerveusement avec son sac.
- Oh… juste une promenade pour prendre l’air… et je vous ai vus alors je me suis dit que je pouvais me joindre à vous.
Lucas observa la scène un sourire discret au coin des lèvres, Matteo lui semblait un peu embarrassé mais heureux.
Il était également content de revoir Emily dans ce passé. Elle et Matteo avaient vécu une idylle après l’obtention de leurs diplômes… qui n’avait pas eu une fin catastrophique, mais…
- Tu veux te joindre à nous ? demanda Matteo en désignant Lucas.
Elle hocha la tête avec enthousiasme.
- Oui ça me ferait vraiment plaisir.
Les trois commencèrent à marcher ensemble, Emily posant quelques questions légères à Matteo qui répondait avec son humour habituel tandis que Lucas un peu en retrait observait leur complicité naissante.
Malgré la situation complexe qui pesait sur lui, Lucas appréciait ces instants simples, ce beau moment dans ce passé.
Le trio déambulait doucement sur les allées bordées d’arbres, leurs pas résonnant à peine sur le sol calme du campus.
Emily s’efforçait de maintenir une conversation légère posant à Matteo des questions sur ses projets futurs, ses cours, voire ses goûts musicaux.
Matteo toujours avec son sourire en coin répondait avec humour lançant de petites piques affectueuses à cette dernière. Lucas, lui, restait plus silencieux.
- Alors Lucas ? lança Emily avec un sourire malicieux, pourquoi tu ne parles pas beaucoup ?
Lucas détourna les yeux un instant, un petit sourire furtif apparaissant.
- Je suis juste le gars qui observe… et qui écoute.
Matteo ricana.
- Ouais il est du genre mystérieux notre Lucas, il faut creuser un peu pour découvrir les vraies histoires.
Emily le regarda avec curiosité mais elle respecta le silence qui suivit.
Lancaster sentit une bouffée de chaleur au cœur comme si ce simple moment était une échappatoire à tout ce qu’il vivait mais au fond de lui, la peur de ne pas conquérir Nora, le poids du futur et cette responsabilité imposée par son oncle ne le quittaient jamais.
Alors qu’ils s’approchaient du vieux banc de pierre près de la fontaine, ils se permis enfin de s’asseoir fatigué. Matteo s’installa à côté de lui tandis qu’Emily prenait place à quelques pas le regardant avec un sourire encourageant.
Lucas sortit son téléphone pour consulter discrètement ses messages quand une notification attira son attention.
C’était un message de Monsieur Hamilton, leur professeur principal. Un homme respecté et strict mais aussi un vieil ami de James Lancaster ” Lucas passe dans mon bureau dès que possible, Important. “
Intrigué, il envoya un rapide message à Matteo pour l’en informer puis se leva discrètement en direction du bâtiment administratif.
Dans le bureau sobre et impeccable du professeur Hamilton, l’atmosphère était à la fois solennelle et pesante. L’homme leva les yeux vers Lucas avec un mélange de gravité et de bienveillance.
- Lucas, commença-t-il, j’ai reçu de bons retours concernant tes cours et je tiens à te féliciter.
Il ne dit rien se contentant de sourire timidement en se grattant légèrement la tête.
- Aussi, je voulais t’informer personnellement que tu fais partie des étudiants sélectionnés pour participer à un séminaire à Chicago pendant deux jours. Ça commence après-demain.
Lucas sentit une boule se former dans sa gorge, il n’avait pas vécu cette situation dans sa première vie et se sentait complètement perdu.
- Monsieur, je suis en plein projet important avec… avec le professeur Davis… Je ne suis pas sûr de pouvoir…
Hamilton le coupa, le regard dur
- Tu n’as pas vraiment le choix Lucas. C’est une opportunité rare qui pourrait grandement influencer ta carrière, j’en ai personnellement parlé à James et il est d’avis que c’est une excellente idée. Ce séminaire est crucial pour toi ainsi que pour l’avenir de l’entreprise.
Lucas déglutit comprenant qu’il ne pouvait pas refuser cet ordre.
- Très bien, répondit-il finalement la voix à peine audible. Je vais me préparer dès ce soir pour mon vol de demain.
En sortant du bureau il sentit le poids de son avenir s’alourdir encore, tandis que son cœur se serrait à l’idée de laisser Nora même pour un court moment.
De retour dans sa chambre Lucas referma doucement la porte derrière lui. L’air semblait plus lourd, chargé de doutes et de responsabilités qui s’amoncelaient dans son esprit, Il s’installa sur son lit le regard perdu dans le vide.
Ce passé lui donnait la possibilité de réparer ses erreurs mais lui présentait aussi de nouveaux défis, des événements qu’il n’avait pas connus et qui faisaient pression sur lui sans qu’il sache vers quoi cela mènerait.
Il fixait l’écran, l’application de messagerie ouverte et le nom Nora Benette affiché tout en haut.
Il s’était repassé en boucle la scène dans le bureau de Monsieur Hamilton, ce fichu séminaire à Chicago pendant deux jours… deux jours où il ne la verrait pas, ne travaillerait pas avec elle et ne pourrait rien faire pour se rapprocher d’elle.
Et pourtant, il n’avait pas le choix.
Il soupira et laissa tomber sa tête dans ses mains, son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait voulu mais il se redressa lentement, inspira profondément et commença à écrire :
“ Salut Nora,
Je suis vraiment désolé pour ce contretemps.
Mon professeur principal m’a convoqué pour un séminaire à Chicago ces deux prochains jours.
C’est important… et je ne peux pas refuser.
Est-ce qu’on pourrait reprogrammer notre prochaine séance de travail pour le week-end ?
Encore désolé. Je tenais à te prévenir au plus vite. “
Il relut le message trois fois, il voulait ajouter autre chose… dire qu’il appréciait leur collaboration, qu’il la trouvait brillante et qu’il avait hâte de la retrouver mais il supprima ces phrases dans sa tête avant même de les écrire. Juste ce qu’il faut, pas plus, pas trop.
Il ferma les yeux une seconde puis appuya sur Envoyer, la bulle bleue apparut aussitôt à l’écran, il était trop tard pour faire marche arrière.
Lucas éteignit la lampe de bureau se glissa dans son lit le cœur lourd partagé entre le soulagement d’avoir franchi le pas… et le regret de ne pas en avoir dit davantage.
Le message de Lucas arriva alors que Nora était plongée dans ses cours concentrée sur le projet. Elle sursauta légèrement en entendant la notification puis prit son téléphone avec une légère hésitation.
Elle lut le message en silence le regard se perdant un instant au loin comme si elle cherchait à déchiffrer plus que les mots.
- Il doit repousser la séance… murmura-t-elle doucement.
Mais elle répondit avec simplicité et posa son téléphone sur la table le cœur un peu plus lourd.
Lucas fixait l’écran de son téléphone dans l’obscurité,comme s’il attendait une réponse immédiate mais rien ne venait, seul le tic-tac lointain de l’horloge murale rythmait le silence de la pièce.
Il se retourna plusieurs fois dans son lit sans réussir à trouver le sommeil, puis… une vibration brisa la quiétude, un éclair de lumièren son cœur bondit, Nora.
Il se redressa aussitôt, ouvrit le message d’un geste un peu trop brusque.
“Nora :
Merci de m’avoir prévenue, Lucas.
On reprogrammera notre travail quand tu reviendras.
Bon séminaire.”
C’était tout pas de fioritures, pas de reproches et pas de familiarité non plus.
Lucas resta figé un moment, il relut le message une deuxième fois puis une troisième.
Il aurait voulu qu’elle dise autre chose… quelque chose de plus personnel, un peu d’intérêt, un soupçon de curiosité, peut-être un mot affectueux...Mais c’était Nora.
Nora et sa réserve.
Nora et sa retenue.
Nora et cette manière qu’elle avait de garder les gens à distance tout en restant irréprochable.