La lumière de l’écran de son téléphone faiblit avant de s’éteindre complètement.
Nora resta immobile les yeux rivés au plafond de sa petite chambre universitaire. les rideaux étaient tirés, la lampe de bureau encore allumée projetant une clarté jaune et fatiguée sur les feuilles éparpillées autour d’elle.
Le message de Lucas tournait dans sa tête, un simple message poli, prévenant et pourtant avait suffi à éveiller quelque chose qu’elle s'efforçait d'enterrer depuis des années.
Elle se leva lentement ramena son carnet de notes contre elle comme un geste de protection et s’assit sur le rebord du lit. Le silence était confortable, familier mais ce soir il semblait lourd, trop habité.
Elle aurait pu l’ignorer, ne pas répondre, c’était son droit mais elle savait que s’il l’avait prévenue c’était qu’il avait jugé cela important et cette considération-là… elle ne s’y attendait pas.
Elle repensa aux deux années précédentes, à ce garçon qui avait toujours semblé… loin d’elle.
Lucas Lancaster est l’un des plus brillants de leur promotion, confiant et silencieux mais remarqué et déterminé, parfois presque froid, avec son ami Matteo ils formaient ce duo inséparable, solaire et inaccessible.
Elle l’avait vu dès la deuxième année. Le genre de garçon vers qui tout convergeait naturellement, trop naturellement et Nora n’avait jamais aimé les évidences.
Elle, préférait l’ombre discrète des bibliothèques, la logique rassurante des équations ainsi que la rigueur des mots bien choisis.
Lucas appartenait à un monde de puissance future et de responsabilités héréditaires mais elle à celui du mérite, du silence et du travail d’une vie qu’elle s’était bâtie seule, pierre après pierre sans se permettre de rêver à autre chose.
Mais… il y avait eu ce regard à la bibliothèque une fois…Peut-être deux.
Des moments flous où leurs regards s’étaient croisés, elle l’avait vu hésiter, s’approcher puis reculer comme s’il portait lui aussi des chaînes invisibles.
Elle n’avait rien dit parce qu’elle ne pouvait pas se permettre d’être proche de lui , elle n’en avait pas ce luxe.
Pas avec sa bourse d’étude, pas avec ses objectifs et Lucas c’était un cadeau qu’elle ne pouvait pas accepter alors elle avait choisi la rigueur, l’indifférence et l’équilibre mais ce soir ? ce simple message avait fissuré ce mur.
Il lui avait rappelé qu’il existait, qu’il pensait à elle ne serait-ce que dans un cadre professionnel et au fond d’elle quelque chose s’était réveillé, une attente douce et fragile, presque douloureuse.
Nora serra son carnet contre elle se leva et se dirigea vers la fenêtre, elle écarta légèrement le rideau observant le campus plongé dans la nuit.
Lucas allait s’absenter deux jours, elle aurait le temps de se recentrer, de réfléchir et de réenterrer ce frisson.
Elle laissa échapper un souffle court, presque un rire sans son puis éteignit la lampe de bureau, demain elle se lèverait tôt comme toujours et ferait taire son cœur comme toujours.
La cafetière grésilla doucement alors que l’arôme du café frais emplissait la petite chambre.
Nora déjà en chemisier sobre et pantalon noir, elle révisait mentalement son planning de la journée : Cours de 9h à 11h, rendez-vous avec la professeure Han à midi, bibliothèque jusqu'à 18h, ensuite rentrer, manger, travailler sur le projet… seule.
Lucy, enroulée dans un gros pull en laine aux couleurs dépareillées émergea de sous les draps comme un chat paresseux.
- Tu dors jamais ou quoi ? marmonna-t-elle les cheveux en bataille, la voix encore engourdie par la nuit.
- Je dors juste… assez, répondit Nora sans détourner le regard de son ordinateur.
Lucy s'étira de tout son long puis laissa son corps retomber sur le matelas.
- Tu sais que tu es la seule personne capable de parler comme une feuille word ?
Nora esquissa un sourire à peine perceptible, Lucy avait ce don de la faire sourire même quand tout en elle hurlait silence et sérieux.
- Et toi, tu es la seule personne à pouvoir dormir quatorze heures sans culpabilité.
- Parce que je vis dans la beauté des mots ma chère, je ne suis pas prisonnière des graphiques comme toi.
- Je travaille sur le projet, répondit simplement Nora sans la regarder.
Lucy roula des yeux voyant le changelent de sujet.
- Tu travailles tous les jours, c’est pas humain même le café que tu bois commence à avoir pitié de toi.
Nora leva les yeux vers elle espiègle malgré elle.
- Tu dramatises Lucy.
- C’est littéraire, je dramatise tout.
Elle s’assit sur son lit.
- Et Lancaster ?
Nora haussa les épaules.
- Il est en déplacement, séminaire à Chicago…Rien d’important.
Lucy arqua un sourcil.
- “ Rien d’important ”, dit-elle, alors que tu étais en kiff sur lui.
Nora rougit légèrement mais ne répondit pas.
- Bon je dis ça mais tu n’as pas à culpabiliser, Lucas est… séduisant… Un peu trop parfait même, tu veux que je te dise ? C’est suspect.
- C’est juste un binôme de travail, répondit Nora cette fois un peu plus sèchement, mais dans sa voix il y avait une fissure.
Lucy la fixa un instant avec douceur.
- Tu l’as aimé en deuxième année non ?
Un silence, Nora referma son ordinateur lentement.
- C’était un intérêt passager, maintenant je me concentre sur ma bourse et sur mes objectifs, Il ne fait pas partie de mon monde.
Lucy soupira.
- Parfois Nora tu parles de ta vie comme d’un dossier à archiver et parfois j’aimerais juste que tu te laisses vivre.
Nora ne répondit pas.
Ce jour-là elle se rendit seule à la bibliothèque, La chaise vide en face d’elle lui paraissait plus grande qu’avant et même si elle relut plusieurs fois les notes de leur projet, même si elle noircit des pages entières une part de son esprit restait ailleurs.
En fin de journée Nora retrouva Lucy dans leur chambre, cette dernière était allongée sur le lit casque sur les oreilles à moitié en train de chanter les paroles d’une chanson française qu’elle ne comprenait pas vraiment.
- Tu fais peur à voir, lança Lucy en retirant une oreillette. On dirait que tu as pleuré sans pleurer.
Nora haussa les épaules détacha sa queue de cheval et s’affaissa sur son lit.
- Je suis juste fatiguée.
- Fatiguée hein ? Ou déséquilibrée par l’absence d’un certain binôme mystérieux aux yeux marron foncé et à la mâchoire coupée au scalpel ?
- Lucy...
- Tu sais je suis une grande littéraire, je perçois les drames intérieurs comme une truffe perçoit les champignons.
Nora esquissa un sourire.
Lucy se redressa plus sérieuse cette fois.
- Tu t’autorises jamais à ressentir et le pire c’est que ça te rend triste sans même que tu t’en rendes compte.
Silence.
Puis Nora murmura presque à elle-même
- Il ne me regarde même pas parce que je sais que je ne fais pas partie de son monde.
Lucy la fixa longuement.
- Tu n’en sais rien et même si c’était vrai tu pourrais quand même l’ébranler.
Nora ne dit plus rien.
Plus tard dans la nuit lorsque Lucy s’était endormie, Nora resta encore éveillée, l’écran de son ordinateur illuminait faiblement son visage.
Il était un peu plus de 23h à Stanford quand Nora reçut la notification.
Lucas L. : Tu es encore debout ? J’aimerais te parler si tu as quelques minutes.
Le cœur de Nora rata un battement, elle hésita à répondre immédiatement et relut trois fois le message avant de répondre.
Nora : Oui, je suis là.
Quelques secondes plus tard son téléphone vibra et afficha: Appel vidéo entrant : Lucas.
Elle hésita passa une main dans ses cheveux, replaça nerveusement le col de son pull… puis décrocha.
L’image de Lucas apparut, Il était dans ce qui semblait être une chambre d’hôtel mal éclairée avec un tableau impersonnel derrière lui, ses cheveux étaient un peu en bataille et ses yeux rougis trahissaient la fatigue.
- Salut, dit-il avec un petit sourire. Je ne te réveille pas j’espère ?
- Non pas encore, répondit-elle en s’installant contre le dossier de son lit. Mais presque, Il est tard ici.
Lucas regarda un instant l’heure sur son écran.
- Minuit passé…?
- Presque, confirma-t-elle.
- Mince je suis désolé. Il est 21H ici, j’ai pas du tout pensé au décalage horaire…
Nora esquissa un sourire discret.
- C’est rien, tu voulais parler du projet ?
- Oui… enfin non… enfin si… Je voulais qu’on ne perde pas trop de temps, je me disais qu’on pourrait bosser un peu à distance, échanger des idées, se répartir les recherches afin d’avancer sans perdre le temps...
Il parlait vite, un peu trop vite. Nora le regardait à travers l’écran légèrement amusée.
- Tu veux qu’on commence maintenant ? À 23h ?
Il s’arrêta net cligna des yeux.
- Ah Oui…Non… Mauvaise idée. il rit un peu gêné. Je crois que la fatigue me fait perdre la logique.
- Tu devrais dormir toi aussi, tu as l’air éreinté.
Il passa une main sur son visage et se reprit.
- D’accord, on reprend dès que je reviens et en attendant repose-toi. Désolé pour le dérangement.
- Ce n’est pas grave Lucas, bonne nuit.
- Bonne nuit Nora.
L’appel se coupa.
Elle resta un instant le téléphone encore entre les mains fixant l’écran noir, un sourire flotta à la commissure de ses lèvres.
Après avoir raccroché, Lucas resta assis un long moment l’écran noir de son téléphone toujours posé dans sa main, Il n’y avait plus de bruit que celui étouffé de la climatisation de l’hôtel, un ronron mécanique qui semblait souligner son isolement.
Il s’allongea bras croisés derrière la tête, les yeux rivés au plafond.
- Elle était fatiguée et moi ridicule à vouloir parler projet comme si c’était une urgence vitale...
Mais il le savait ce n’était pas vraiment du projet qu’il voulait parler, C’était d’elle. Il voulait la voir, entendre sa voix, s’assurer qu’elle existait encore, qu’elle respirait dans ce monde et à cette époque, que peut-être, juste peut-être elle commencerait à remarquer qu’il existait.
Il soupira, un soupir chargé d’années et de regrets. Il se leva marcha jusqu’à la grande baie vitrée, la ville s’étendait devant lui pleine de lumières et de bruit au loin, Il se sentait étranger à tout cela comme un figurant dans un décor qu’on aurait monté pour une vie qui n’était plus vraiment la sienne.
- Tu as une mission Lucas, sauver Nora, la préserver, l’aimer et survivre à ton avenir.
Soudain son téléphone vibra, un message de son encadreur.
“Veuillez decendre, le diner avec tout les participants ne soyez pas en retard.”
Lucas ferma les yeux un instant fatigué de tout ces manèges, il aurait voulu tout envoyer valser mais il savait qu’il ne pouvait pas… Pas encore.
Il fallait jouer le jeu pour retarder l’effondrement pour Nora et pour lui.
Il revint vers le lit s’allongea sans retirer ses vêtements, le lit était vaste, froid et silencieux.
" Je dois vite rentrer pour Nora ” pensa-t-il
C'était un très bon chapitre