Le réveil vibra doucement à 6h45, Nora déjà éveillée depuis quelques minutes l’éteignit sans un bruit, elle avait toujours préféré les débuts de journée silencieux presque solennels comme si le monde entier retenait son souffle avant l’agitation.
Lucy, sa colocataire dormait encore lovée sous une montagne de couvertures, elle avait cours plus tard en début d’après-midi.
Elle sortit du lit avec la précision d’un chat, attrapa ses affaires préparées la veille et quitta leur petite chambre de résidence sans même déranger l’air.
Elle débuta sa matinée comme à son habitude : passage au café du campus pour un latte sans sucre, petit banc isolé derrière la bibliothèque pour lire un chapitre de son roman policier puis première heure de cours à 8h30.
L’absence de Lucas en soi ne devrait rien changer et pourtant depuis leur appel d’hier elle se surprenait à penser à lui, à ses gestes maladroits, à sa politesse un peu raide et à cette façon de s’excuser avec plus de sérieux que nécessaire.
Aujourd’hui dans l’amphithéâtre sa chaise était vide et cela lui laissa une drôle d’impression, elle chassa cette pensée en se concentrant sur la présentation du professeur.
Après trois heures, elle rassembla ses affaires et sortit dans le couloir bondé.
- Nora ! Attends !
Elle se retourna un peu surprise, un garçon à l’allure soignée, pull beige sur chemise blanche et carnet à la main la rejoignit en trottinant.
- Salut je m'appelle Léon on a cours de stratégie d’entreprise ensemble le lundi matin, tu t’assois souvent devant non ?
- Ah oui… peut-être, répondit Nora polie mais réservée.
- Je te reconnais facilement en fait, tu as toujours un air super concentré et je me demandais… euh tu aurais les notes de la semaine dernière ? J’étais absent.
Elle hocha la tête le détaillant rapidement. Il avait l’air sincère pas particulièrement arrogant juste… sociable, un peu trop peut-être.
- Je peux te les envoyer, donne-moi ton mail.
- Ou ton numéro si tu préfères, proposa-t-il avec un sourire insistant.
Elle hésita, ce n’était pas son genre de donner son contact au premier venu mais il semblait connaître pas mal de monde.
- Le mail ça ira.
La lumière chaude de la lampe de chevet baignait la petite chambre d’une ambiance douce, Lucy était allongée sur son lit un masque au miel sur le visage, les pieds croisés en l’air pendant que Nora refermait son ordinateur après avoir terminé sa dernière lecture de la journée.
- J’ai été abordée aujourd’hui par un gars, dit Nora en repliant doucement ses écouteurs. Léon je crois…
Lucy releva un sourcil un coin du masque craquant un peu.
- Léon ? Attends… Léon Vegas ? Grand et sourire Colgate ?
Nora haussa légèrement les épaules.
- Peut-être…Il m’a juste demandé mes notes de stratégie d’entreprise, rien de plus.
Lucy se redressa légèrement comme si elle venait de tomber sur une info capitale.
- Tu rigoles ? Léon c’est le mec populaire tranquille du campus. Il est en éco mais il a toujours un pied partout, un peu du genre influenceur discret tu vois ? Il participe à tous les débats associatifs et il est toujours bien fringué.
- Sérieux ? Je crois que c’est la première fois que je le remarque. Tout ce qu’il m’a dit ce qu’on est ensemble au cours du lundi, avoua Nora en fronçant les sourcils.
- Je ne suis même pas surprise, tu ne remarques jamais personne Nor sauf les livres. répondit Lucy avec un sourire tendre.
Nora rit doucement avant de se glisser sous sa couette, un silence s’installa, paisible puis elle reprit
- Hier soir Lucas m’a appelée, il voulait qu’on avance sur le projet.
Lucy se retourna vers elle soudain tout ouïe.
- Après que je me sois endormie ? Mais il était tard…
- Oui je sais il était dans sa chambre d’hôtel, il avait l’air un peu… stressé et fatigué. On a parlé quelques minutes mais c’était un peu gênant.
- Gênant comment ? demanda Lucy en plissant les yeux avec malice.
- Tu sais… Il voulait vraiment parler du projet mais je m’apprêtais à dormir et j’ai eu l’impression qu’il voulait juste parler mais peut-être que j’interprète trop…
Lucy afficha un grand sourire.
- Ou peut-être que tu fais exprès de rien voir.
Nora détourna les yeux l’air faussement exaspéré.
- Arrête…
- Non mais sérieusement avec ce que tu me dis ça se voit qu’il voulait simplement te parler Nor. Je sais qu’il a l’air timide et un peu flou autour des bords mais donne-lui sa chance et arrête de faire ton aveugle.
- Tu t’emballes. répondit-elle en essayant de cacher le sourire naissant sur ses lèvres..
Nora resta silencieuse quelques secondes le regard perdu au plafond, peut-être que Lucy avait raison… Et peut-être que Lucas… Elle ferma les yeux sans finir cette pensée le cœur un peu plus lourd.
Le silence pesait comme une chape de plomb, Nora se tenait debout au bord d’un sentier boisé entourée de pierres grises rongées par le temps, Le ciel était couvert presque étouffant.
Une brise légère soulevait les feuilles mortes dans l’air humide et chaque pas qu’elle faisait sur le sol semblait étouffé comme si elle marchait dans un monde figé.
Elle ne savait pas où elle était ni pourquoi elle s’y trouvait. Au loin un petit groupe de personnes vêtues de noir, aucun visage ne lui paraissait familier. Ils semblaient flous comme dessinés à l’encre dans une flaque d’eau. Au centre, une pierre tombale fraîchement posée et une silhouette était agenouillée devant, seule et immobile.
Quelque chose dans cette image serrait le cœur de Nora, elle s’avança presque attirée par une force invisible mais plus elle approchait plus les sons se brouillaient.
Puis une voix s’eleva, d’abord faible puis tremblante mais chargée d’un amour brut et douloureux.
“ Je suis venu, mais trop tard… “
La silhouette tremblait, un jeune homme probablement grand, les épaules courbées par la peine. Il semblait pleurer mais son visage restait invisible noyé dans l’ombre.
“ J’ai tout enfoui par peur, par lâcheté. Je croyais que je n’avais pas ma place dans ta vie, qu’on appartenait à deux mondes différents… mais la vérité ce que je n’ai jamais osé t’inviter dans le mien alors que j’aurais dû bâtir un pont entre nous mais je ne l’ai jamais fait… “
Un coup de vent soudain emporta les mots et les feuilles commencèrent à voler autour d’eux comme une tempête silencieuse.
Le monde entier semblait vaciller, les couleurs se fondaient en gris et Nora sentit une douleur dans la poitrine comme si une part d’elle-même s’était brisée dans cette scène.
Elle s’approcha de la pierre tombale, le nom gravé dessus était flou, brouillé par ses propres larmes qu’elle ne comprenait pas. Elle essaya de lire, de deviner mais rien ne se précisait.
Puis, elle leva les yeux vers la silhouette, une fraction de seconde elle crut reconnaître sa voix.
" Je suis tellement désolé… Pardonne-moi… s’il te plaît… “
Le monde se déchira dans un cri étouffé, Nora se réveilla en sursaut, haletante, une sueur froide perlant sur son front. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle regarda autour d’elle Lucy dormait paisiblement dans l’autre lit.
Il lui a fallut plusieurs secondes pour réaliser qu’elle était dans sa chambre, que ce n’était qu’un rêve, un cauchemar et pourtant… il semblait si réel.
Elle mit une main sur sa poitrine. Ce n’était pas une peur ordinaire c’était une sorte de pressentiment, une résonance comme si une part d’elle venait d’assister à quelque chose d’important, d’irréversible.
Et cette voix… Elle l’avait déjà entendue n’est-ce pas ?
Le soleil matinal traversait les grandes baies vitrées du centre de conférence. Lucas encore un peu fatigué par les émotions des derniers jours s’installa dans la grande salle où se déroulaient les interventions. Autour de lui, les autres étudiants s’affairaient à revoir leurs notes, échanger leurs impressions ou simplement profiter de l’ambiance intellectuelle.
Lucas sentit le poids s’abattre lourdement sur ses épaules, Il n’avait jamais vécu cet événement dans son passé et il redoutait terriblement que cela n’affecte un futur déjà bien chaotique. Il espérait néanmoins que ses craintes étaient infondées et que ce n’était qu’un détail sans réelle importance.
Il fit un effort pour se concentrer sur le premier intervenant, il écoutait mais son esprit vagabondait. Il préférait penser à Nora, à leur projet suspendu, Il se demandait si elle pensait à lui et si elle avait ressenti la même absence, la même distance.
Une vibration discrète dans sa poche le ramena au présent, c’était un message de Matteo
Matteo : “ Dernière journée ! On tient bon mon frère, je t’attend ce soir. Courage. “
Un sourire s’esquissa sur les lèvres de Lucas, la simple présence virtuelle de son ami suffisait à lui offrir un peu de réconfort.
Il se leva pour aller chercher un café dans le couloir, il croisa plusieurs étudiants : certains plongés dans des discussions animées, d’autres plus détendus, riant à une blague ou une anecdote. Lucas sentit l’isolement familier s’emparer de lui à nouveau, ces moments-là lui rappelaient sa vie dans le futur et à combien il se sentait seul.
L’avion avait atterri tard dans la soirée. Le ciel était sombre parsemé d’étoiles voilées par les lumières de la ville.
Lucas fatigué mais soulagé d’être de retour, récupéra sa valise et sortit de l’aéroport. Le trajet jusqu’à son campus fut silencieux, assis à l’arrière de la voiture, il regardait les rues familières défiler mais quelque chose semblait différent comme si son absence de quelques jours avait suffi à tout décaler subtilement.
Lorsqu’il poussa la porte de sa chambre une lumière douce baignait la pièce. Matteo assis sur son lit, casque autour du cou et un bol de nouille en main, il tourna la tête vers lui avec un sourire élargi.
- Enfin ! lança une voix familière depuis le fond de la chambre. Tu as survécu à Wall Street ou ils t’ont laissé un rein en caution ?
Lucas esquissa un sourire fatigué et laissa tomber sa valise au pied de son lit.
- J’ai failli oublier comment on respire normalement…
- Classique. Tu as l’air crevé mec.
- Je suis crevé. confirma Lucas en s’asseyant au bord de son lit. C’était intense, l’agenda était millimétré… J’ai à peine dormi là-bas.
- Tu es revenu entier c’est déjà pas mal. Matteo se leva pour ranger son bol. T’as raté quelques cours, mais rien d’insurmontable, il y’avait une ambiance chelou cette semaine et tout le monde était tendu. Mais bon…
Il se retourna avec un sourire plus large
- Tu vas aimer ça : y’a une fête dimanche soir, des troisièmes années organisent un truc dans leur grande maison, celle avec la terrasse. Y’a déjà les invitations qui circulent dans la deuxieme appli de la fac, apparemment tout le monde est invité.
Lucas hocha vaguement la tête.
- C’est cool mais je vais passer mon tour.
Matteo le fixa surpris.
- Sérieux ?
- Ouais…J’ai un projet à reprendre tu as oublier ? et on est déjà en retard.
Matteo haussa les épaules.
- Tant pis pour toi, tu ne sais pas ce que tu rates, ça va sûrement être le chaos… dans le bon sens du terme.
Lucas eut un léger sourire sans vraiment répondre. Il se laissa tomber en arrière sur son lit les bras derrière la tête.
Matteo s’allongea à son tour reprenant son téléphone.
- Enfin bon… si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. Mais si tu deviens officiellement le gars qui refuse toutes les fêtes de promo je t’abandonne au premier exposé collectif.
- Marché conclu, souffla Lucas, les yeux mi-clos.
Le silence s’installa quelques instants dans la chambre, seuls les bruits discrets du couloir et le ronronnement du chauffage venaient troubler le calme. Lucas allongé sur son lit faisait tourner son téléphone entre ses doigts, le regard dans le vide.
- Tu comptes lui écrire ? demanda Matteo sans lever la tête de son téléphone.
Lucas tourna les yeux vers lui surpris.
- À qui ?
- Bah Nora… à qui d’autre tu penses ?
Lucas haussa légèrement les épaules comme pour minimiser l'importance du sujet.
- Ouais… mais bon, j’ai à peine atterri…Je me dis que je peux attendre demain.
Matteo se retourna sur son lit l’air un peu amusé.
- Tu as peur qu’elle pense que tu lui colle au cul ?
Lucas fronça les sourcils.
- Non C’est pas ça… Enfin… peut-être un peu, on a pas vraiment parlé lorsque j’étais à Chicago.
- Tu veux dire que tu as zappé de lui envoyé un petit “salut” ?
- Non j’ai pas zappé, répondit Lucas un peu trop vite. Il se reprit aussitôt, plus calme : Je ne voulais pas la déranger.
Matteo haussa les sourcils intrigué par le ton de son ami mais n’insista pas.
- Dans ce cas envoie-lui un message simple. “Salut je suis rentré, on se voit demain pour le projet ? ” Fin de l’histoire.
Lucas hésita, Il ouvrit sa messagerie tapota quelques mots… puis effaça.
- Je ne sais pas… Peut-être qu’elle est occupée.
- Lucas sérieux elle va pas le prendre mal si tu la préviens pour ça.
Lucas souffla un peu nerveux.
- Tu as sans doute raison… mais bon… je préfère attendre demain.
Matteo se leva et tapota l’épaule de Lucas avant de se diriger vers la salle de bain.
- Comme tu veux mais essaie de pas trop te prendre la tête et oublie pas : fête dimanche soir à 19h si tu changes d’avis.
- On verra… répondit Lucas en souriant à moitié.
Quand Matteo disparut derrière la porte, Lucas resta un moment figé le regard posé sur l’écran vide de son téléphone.