[Trois semaines plus tard]
— "Quand j'y pense, tout s'est enchaîné si vite que je n'ai même pas eu le temps d'y réfléchir davantage !"
Aujourd'hui, c'est dimanche, un dimanche pluvieux. Il est environ 10h et je suis assis sur mon banc. Et j’observe la vie dans la forêt en face de la maison. Il y a un grand nombre de nuages, certains plus sombres que d'autres. Je trouve cela presque philosophique. Certains sont plus sombres, et leur pluie est plus intense. D'autres sont sombres, mais ne pleurent pas. Enfin, bon...
J'aime la nature, cela n'est pas un mystère. J'aime aussi le calme, et le bruit, mais le bruit doux à l'oreille. Comme les oiseaux ou les notes d'un piano. C'est pourquoi cette forêt est sûrement l'endroit le plus en adéquation avec mes convictions. Le calme y est roi, et seul le bruit de la pluie semble essayer de briser cette loi. C'est beau, c'est doux, et cela me rappelle mon enfance.
C'était comme un rituel. Souvent, le soir, pour m'endormir, j'avais droit à une histoire, et à titre exceptionnel, lorsque le temps ne me permettait pas d'aller jouer, j'avais droit aussi à une histoire ou une leçon de Papa. L'hiver, un plaid bien rembourré, un chocolat chaud, quelques sucreries et un feu, un brasier. Un endroit où mon regard restait accroché en continu.
La plupart du temps, je finissais par m'endormir paisiblement dans leurs bras, le sourire aux lèvres, le corps chaud, et le cœur emprisonnant leur amour.
Aujourd'hui, tout est presque pareil, sauf que la prison est brisée, et qu'elle n'accepte plus rien, à part la peur, les fleurs et la peine.
Venus, puis Yuki, puis Hares... Tout est allé si vite, alors qu'avant eux, le temps était si lent.
Pour commencer, il y a cette fille, la plus belle que je n'aie jamais vue. Le monde est à ses pieds, riches, pauvres, beaux, laids, peu importe qui ils sont, chacun porte en soi de l'amour pour elle, sans même la connaître.
En plus d'être belle, elle est si intelligente, 20 de moyenne dans chaque cours, même les plus difficiles. Sans oublier qu'elle a défié les lois de la société du lycée, une jeune fille pas très bien apprêtée, venant d'un milieu modeste, devenue la Reine incontestée d'un lycée où l'argent et la beauté sont les maîtres mots.
— "Venus, pourquoi venir vers moi alors que tu as tout ce que tu veux en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ?"
Enfin, le plus gros souci dans cette histoire fut Hares, le comble de mes soucis. J'ai pourtant tout fait pour ne pas me faire remarquer, mais les mots et le temps que Venus m'a portés n'ont pas su se faire assez discrets.
Enfin bon, je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Désormais, c’est… c’est mon amie… Non ? Enfin, je crois. J'ai toujours des doutes, des soupçons, et parfois même une légère peur. Celle de me dire que son amitié est faite de carton, qu'elle ne sera pas ma Cléopâtre et moi son Toutankhamon, mais plutôt son tout-en-carton.
La peur que ses mots soient des fraudes, des amertumes venues consumer ma bougie déjà si éteinte par la vie. Peur que la vue de son sourire ne soit qu'un faux rire et non un fou rire. Que tout ce qu'elle a fait pour moi ne soit qu’un moyen de remplir ses pulsions et ses envies inconnues. Qu'elle ne soit pas le bouclier qui m’a protégé d'Arès, mais le poignard qui rencontrera mon cœur ou mon dos.
Peur que je finisse le dos scié, que mon cœur soit un dossier pour elle, et qu'elle le brûle devant mes yeux.
Et qu'elle dise d'une voix froide, puissante et digne des plus grandes scènes de comédie :
Ton cœur, je ne le voulais pas. Ce que je voulais, c'était toi, posséder la seule chose que je n'avais pas, et la détruire comme on m'a détruite. Te brûler toi, ce que je t'avais offert, une amitié, une épaule, un amour. Ce ne sera pas l'amour que tu vas consommer, mais la peine que je t'ai donnée. Alors je veux que tu brûles, que tu deviennes cendre, pour que je puisse danser au gré des vents qui t’emporteront loin dans le ciel des constellations.
Je me fais sûrement trop de films, mais Venus, si jamais mes pensées viennent à t'atteindre, sache-le : je ne pense pas que tu sois comme cela. Malheureusement, un passé tumultueux sera toujours là pour tenir le stylo avec toi et écrire ce que tu ne veux pas. Comme il le fait avec moi.
-À quoi je pense ? Je suis perdu. Un jour, je la trouve trop bizarre, trop proche, trop avenante, et le lendemain, c'est comme si elle me manquait presque. Sa voix douce, comme un piano ou un oiseau au petit matin, ses cheveux aussi chauds qu'une journée d'été, et son regard à la fois signe de fragilité et reflet de son magnétisme inconditionnel.
Son corps, il est aussi charmant, de belles courbes, bien tracées, une peau lisse, à la fois blanche mais pas trop, à la fois méditerranéenne sans trop l’être. Une perfection sans limites, aucun bouton, aucun défaut. Son visage est parfait, son nez à 90°, ses lèvres pulpeuses, parfois rouges, parfois luisantes ou juste naturelles. Si naturelles qu'elles pourraient être chassées au gallot.
Si belle, si frêle, si forte, si faible.
La perfection est censée être une illusion. Alors comment se fait-il, ou plutôt comment se fait-elle, que je la regarde chaque matin ?
— “MAIS POURQUOI JE PENSE À ÇA !”
Pris d'une étrange colère, je me levai brusquement, mon cœur douloureux sans raison apparente. Je respirais fort, j'avais chaud en plein hiver, je transpirais. C’était comme si j’étais transformé, comme transporté. Mes pensées, mes envies tournaient autour d'un seul point : un pot, celui d’une rose que je ne voulais pourtant pas arroser, mais simplement observer.
J'avais mal à la tête, à force de réfléchir, je finissais souvent par tomber de haut.
La pluie continuait de tomber, les gouttes formaient un rideau, tout devenait presque invisible. Le chant des oiseaux était inaudible, même le bruit des pies vertes ou du marteau-piqueur de la forêt s’était arrêté, comme une manifestation silencieuse. Quand, pourquoi, comment ? Tout était emmêlé comme un nœud gordien.
Je commençais à marcher, pieds nus, dans un short délabré et un t-shirt gris. La tête droite, les jambes frêles, j'enchaînais les pas : un, puis deux, puis trois, puis trente-trois cents. Et me voilà au cœur de la forêt.
L’accueil fut chaleureux : un tapis de mousse verte, gorgé d'eau. Quelques feuilles, une branche par-ci, par-là, me guidant encore plus profondément. Le ciel était si gris que je pouvais y voir mon reflet.
Parfois, je pense que je suis à la fois le remède et la souillure, le poison et le pur, le blanc et le noir, le bien et le mal, le haut et le bas. Je suis à la fois droitier et gaucher. Je suis le jour et la nuit, la vie et la mort.
En fait, suis-je juste teint de gris ? Tiraillé entre destin et destinée, entre vivre et mourir ? Oui, c’est cela.
— "J’ai peur de mourir. Voilà pourquoi je cours après la vie et je fuis la mort. Maîtresse de la forêt, vous à qui je parlais quand j’étais plus jeune, Mielikki, et vos amis les fées... Pourquoi suis-je ici, à vous parler alors que je sais pertinemment que votre existence est noyée, que ce soit vous ou les fées ? Qui suis-je ? Pourquoi m’avoir amené ici ? Vous voulez que je devienne fou, c’est bien cela ?"
Dis-je en levant la tête en tournant sur moi-même, m’arrachant les cheveux un à un.
Et soudain, plus un bruit. Le silence devint roi. La pluie se transforma en brume, des gouttes aussi fines que des grains de sable. Je respirais fort, trop fort. Je continuai de marcher sur la mousse. Tout autour de moi était dense : des arbres à perte de vue, des champignons par-ci, par-là, quelques coquilles de noisettes, de noix, et autres délices pour les écureuils. Au sol, parfois, je voyais des milliers de fourmis, et surtout, des traces de pas. Non pas des pattes, mais des pas, comme si je marchais sur mon propre chemin. Une expression quelque peu satanique, voire satirique.
Se marcher sur soi-même, c’est tourner en rond, non ? Mais si je tourne en rond, cela veut dire que je ne vais pas en ligne droite, n’est-ce pas ? Mais moi, je ne tourne pas en rond, je marche, et je marche sans m’arrêter, droit devant. Alors on peut dire que je marche sur mes anciens et mes futurs pas.
Voilà la différence entre vous et moi : vous êtes sûrement condamnés à revenir au point de départ, moi, je ne suis toujours pas parti.
Alors que le bruit du silence commençait à me rendre fou, j'entendis au loin…
[BRAMMM]
C’était le son du brame. Il était fort, viril, mais j’étais encore loin. Cela faisait des années que je n'avais pas entendu ce bruit, le dernier remontait à la Finlande.
Pris d’une immense joie, je me mis à courir dans la forêt, le sourire aux lèvres, le cœur en lévitation. Je courais, je courais, sans m’arrêter. Le bruit se rapprochait, je le sentais.
— "J’y suis presque ! J’ARRIVE !"
La brume était dense, mais je sentais ma fin proche, celle de la brume aussi. Trop de pensées pour aujourd'hui, mais cet instant était à moi, celui que j’aimais. Je voulais à nouveau me perdre, cette fois, ne pas tomber dans le gouffre de mes pensées, mais dans celui de la beauté de l’animal, de la nature.
[BRAMMMMMMMMM]
— "J'Y SUIS !!!!"
La brume s'effaça, laissant place à la grandeur et la majesté de la forêt. Là, devant moi, se tenait l’imposant Moose, le plus grand cervidé, plus souvent appelé L'Elan.
Moi, je l’appelais Hiisi, la pomme de bronze.
[Brammmm]
—"Comme tu es beau, que fais-tu ici ? Jamais un animal comme toi ne devrait être ici. Tu devrais déjà être mort. Ton habitat naturel se trouve à des milliers de kilomètres. Comment... Comment es-tu parvenu jusque-là ?"
L'animal leva la tête et me regarda. Puis, il s'avança et but dans un petit ruisseau devant lui. Il était si grand, si noble, ses bois si hauts, si brillants, presque comme du velours. Ses yeux étaient noirs, profonds.
Mon souffle se calma naturellement, comme si l'air avait changé autour de moi. Je pris le temps de regarder les environs. Un bosquet, oui, c’était cela, un magnifique bosquet devant moi. À ma gauche, la continuité du ruisseau, et à ma droite, une petite cascade qui ne faisait presque aucun bruit. Il y avait un contraste étrange, comme si j’avais été téléporté d’un endroit à un autre, d’une forêt dense à un espace presque ouvert. Bizarre. Peut-être, après tout, qui suis-je pour juger cela bizarre ? La seule chose de normale chez moi, c’est sûrement la faim et la soif.
[Brammm]
— "Que se passe-t-il, es-tu blessé ?"
L'Elan me regarda, s'approcha. Une chose était certaine : il n’avait pas peur de moi. Pour lui, je n’étais rien. Lui, c’était un maléfice vivant. Dans ses yeux sombres, je pouvais presque voir 12 constellations. Dans l'œil gauche, une pomme, et dans l'œil droit, un menselier.
Je posai ma main sur sa fourrure, si chaude, que cela me fit penser à de la lave en fusion. Sur sa croupe, un fer de marque : un marteau, une queue d'enclume, et une pince.
— "Qui t'a fait ça, mon beau ?"
[UUN UNNNN]
Alors que je faisais face à l'Elan….
.
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Maître Corbeau, sur un arbre, était perché. Il tenait dans son bec une plume de signe, dont le blanc était si pur qu'il reflétait la lumière du soleil !
Maître Elan, par le reflet de celle-ci, fut émerveillé. Il se retourna vers l'arbre et le corbeau, et le regarda.
D'après moi et mon imagination, il lui tint à peu près ce langage :
—"Toi, corbeau, aussi sombre que mes yeux et mes pensées, tu es majestueux, les aigles en sont jaloux.
Sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes sans conteste le plus beau des oiseaux sauvages.
Chante pour moi, je vous en supplie."
[UUUNNNN UNNNNN]
Le corbeau, pris de joie et ne voyant pas la ruse, ouvrit son bec, et la plume s'envola, tombant sur les beaux bois de velours de l'Elan.
—"Mon beau corbeau, mon frère, toi à qui j'ai volé ton signe, ton amour de toujours, sache que les compliments vivent au détriment de la vérité."
Le corbeau tomba de l'arbre, honteux, confus. Ce qu'il espérait le plus venait de disparaître en compagnie de son Elan.
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Il jura de se venger, et de ne plus jamais être le corbeau de l’histoire.