Le ciel s'assombrissait quand je pris la route.
L’adresse que Jayden m’avait donnée était griffonnée sur un morceau de papier froissé, à moitié effacé par la sueur de mes doigts tremblants.
Une ferme abandonnée, à une dizaine de kilomètres de la ville.
Je n’avais pas prévenu Paul.
Pas osé.
Si je lui avais dit, il m’aurait enfermée dans ma chambre, ou pire, il serait venu avec moi.
Et je ne voulais pas d’un mort sur la conscience.
Le moteur de la vieille voiture empruntée à Paul toussota en démarrant.
Je lançai un dernier regard à la maison derrière moi, engloutie dans l’ombre.
Puis je partis.
La route défilait sous mes phares jaunes, étroite et tordue, bordée d’arbres aux branches griffues.
La radio grésillait, incapable d’attraper une station claire.
Je coupai le son.
Mieux valait affronter le silence que d'écouter des murmures qui n’existaient pas.
À mi-chemin, je sentis quelque chose changer.
L’air devint plus lourd.
Le ciel semblait plus bas, plus oppressant.
Comme si le monde lui-même voulait me prévenir : n’avance pas.
Mais je continuai.
Je n’avais pas le choix.
La ferme apparut au détour d’un chemin de terre, derrière un portail rouillé, éventré.
Un bâtiment délabré aux volets pendants, au toit éventré.
Tout semblait mort ici.
Pas seulement abandonné : mort.
Je coupai le moteur et restai assise un moment, le souffle court.
À l’arrière de la voiture, mon sac battait contre le siège : une lampe torche, un canif, et une bouteille d’eau à moitié vide.
Pas exactement un arsenal contre une entité surnaturelle.
Je descendis de la voiture.
La terre craquait sous mes semelles.
Un vent glacial fouettait les hautes herbes, leur faisant chuchoter mon nom.
Ali... Ali...
Je serrai les dents et traversai le portail.
Chaque pas m’arrachait un peu plus de courage.
La porte de la ferme était entrebâillée.
Une faible lueur filtrait de l'intérieur, vacillante, comme une bougie malmenée par le vent.
Quelqu'un était là.
Je levai la main pour frapper.
La porte grinça toute seule et s’ouvrit dans un soupir.
Mon cœur bondit.
Allô ? appelai-je, la voix étranglée.
Pas de réponse.
J’entrai.
L'odeur me frappa immédiatement : moisissure, bois pourri, et quelque chose d’autre.
Quelque chose de métallique.
Du sang ?
Non, me dis-je. Pas déjà.
Je traversai un couloir sombre, mes pas résonnant sur le parquet bancal.
Au bout, une pièce faiblement éclairée.
Je m’en approchai.
Un rocking-chair se balançait doucement près du feu mourant.
Et dedans, une femme.
Ou du moins, quelque chose qui en avait la forme.
Ses longs cheveux blancs tombaient en rideaux sales sur son visage maigre.
Ses mains noueuses caressaient lentement une chaîne en argent, d’un geste mécanique.
- Approche, murmura-t-elle sans lever la tête.
Ma gorge se serra.
- Vous êtes... la femme dont Jayden m'a parlé ?
Un rire grinçant s’échappa de sa gorge.
- Jayden... Pauvre garçon. Trop tard pour lui, maintenant.
Je fis un pas en arrière.
- Comment ça, trop tard ?
Elle releva la tête.
Ses yeux étaient laiteux, dénués de pupilles.
Quand on ouvre une porte, on ne peut pas choisir ce qui passe.
Son regard, pourtant aveugle, sembla me traverser.
- Tu as été vue.
Tu es marquée.
Je serrai les poings pour ne pas trembler.
- Jayden m’a dit que vous pouviez m’aider.
Un long silence.
Puis, d’une voix plus basse :
- Peut-être.
Mais ce que tu vas devoir faire, Ali... tu ne pourras plus jamais le défaire.
Je déglutis.
- Dites-moi.
La femme se pencha vers moi, sa voix sifflante.
- Tu devras lui donner quelque chose.
Quelque chose d'important.
Quelque chose que tu ne pourras jamais récupérer.
Mon sang se glaça.
- Comme quoi ?
Elle sourit.
Un sourire édenté, vide de toute chaleur.
-Ta mémoire.
Ou ton âme.
Un bruit sourd fit vibrer les murs.
Je me retournai, sursautant.
Quelque chose frappait contre la porte de la ferme.
Lentement.
Régulièrement.
Boum. Boum. Boum.
La femme se leva péniblement.
- Elle est là, murmura-t-elle.
Tu n’as plus beaucoup de temps.
Je fis deux pas en arrière.
- Qu’est-ce que je dois faire ?!
La vieille arracha une chaîne autour de son cou, la jeta vers moi.
- Porte ça. Elle te verra, mais elle ne pourra pas t'atteindre... pas tout de suite.
Je rattrapai le pendentif : une médaille noire, gravée d’un symbole que je ne reconnus pas.
Boum. Boum. Boum.
Le bruit se fit plus violent.
La porte trembla sur ses gonds.
Je n’attendis pas d’autre invitation.
Je courus.
Derrière moi, la vieille se mit à chanter.
Un chant sans mots, étrange et déchirant.
Je franchis le seuil au moment où la porte éclata sous la pression.
Une bourrasque glaciale s'engouffra dans la maison.
Je n’eus pas le temps de voir ce qui entrait.
Je courus droit vers ma voiture, la clé déjà en main.
Mais au moment où j’allais ouvrir la portière, je la vis.
Une silhouette mince, aux bras anormalement longs, se détachait du champ de maïs voisin.
Sa tête penchée sur le côté.
Un sourire immense, déformé.
Elle.
La Voyante.