Le réveil sonne à six heures tapantes.
Un bruit strident, agressif, qui me tire d’un sommeil agité. Je me redresse en sursaut, le cœur battant trop vite.
Un instant, je ne sais plus où je suis.
Puis tout me revient.
Ashford.
Alisson McKenzie.
Mission.
Je reste quelques secondes assise au bord du lit, les pieds nus effleurant le parquet froid, le souffle court.
C’est aujourd'hui que tout commence.
Un jean simple, un sweat gris, des baskets usées — tout a été soigneusement choisi pour ne pas attirer l'attention.
Pas trop stylée. Pas trop négligée. Juste... normale.
Devant le miroir de la salle de bain, je tire nerveusement sur l’élastique de ma queue de cheval. Mon reflet me dévisage : plus jeune, plus fragile, presque crédible dans ce rôle que je vais devoir tenir à la perfection.
Je déjeune à peine, incapable d'avaler quoi que ce soit.
Mon faux père m'adresse un signe de tête en m'accompagnant dehors.
« Tu vas gérer », murmure-t-il.
Je hoche la tête, sans répondre.
Parce que je n’ai pas le droit d’échouer.
Le lycée d'Ashford est exactement comme je l'avais imaginé :
Un immense bâtiment de briques rouges, des couloirs débordant de casiers métalliques, des rires étouffés, des regards lourds d'interrogations.
La foule compacte d’adolescents me donne presque le vertige.
Je resserre les sangles de mon sac à dos sur mes épaules et inspire profondément.
Tu es Alisson McKenzie. Tu es ici depuis toujours. Tu es normale.
À l’accueil, une secrétaire au sourire mécanique me tend mon emploi du temps et un plan du lycée.
« Bienvenue à Ashford High, Alisson », dit-elle d’un ton qui sonne faux.
Mon prénom résonne bizarrement à mes oreilles, mais je souris poliment.
Je sais jouer mon rôle.
Première heure : anglais, salle 203.
Je me fraye un chemin à travers la foule. Les couloirs sont un labyrinthe de visages inconnus, d’odeurs de déodorant trop fort, de chuchotements qui meurent à mon passage.
Déjà, certains regards se tournent vers moi.
Curieux. Soupçonneux.
Le lycée a sa propre hiérarchie. Ses règles invisibles. Ses secrets.
En passant devant un groupe de filles en short taille haute et crop-tops, je capte un éclat de rire étouffé.
Une blonde à la bouche carmin me dévisage sans retenue.
Je détourne les yeux et accélère le pas. Pas le moment de me faire remarquer.
J'arrive devant la salle 203 et pousse la porte discrètement.
Tous les regards se braquent sur moi.
La prof, une femme mince aux lunettes strictes, lève à peine les yeux de ses copies.
« Tu dois être la nouvelle. Installe-toi où tu veux. »
J'hoche la tête et m'enfonce dans la salle, priant pour disparaître.
Une place vide au fond. Parfait.
Je m'y glisse et sors mon carnet de notes, consciente de chaque mouvement, chaque souffle.
À côté de moi, un garçon brun griffonne distraitement sur la couverture de son cahier. Il me jette un regard rapide, pas vraiment intéressé.
Tant mieux.
Je dois observer. Apprendre. M'infiltrer.
Pas me lier.
À travers la fenêtre, je distingue la cour du lycée. Un groupe de garçons adossés contre un muret. L'un d'eux me fixe intensément, les bras croisés sur son torse.
Son regard est sombre, presque accusateur.
Un frisson glacé me parcourt l’échine.
Ici, chaque regard est un piège potentiel.
Je me force à fixer mon cahier vide, feignant l'indifférence.
Ne pas attirer l’attention. Pas encore.
Le professeur se met à parler, sa voix monotone résonnant faiblement dans la pièce.
Autour de moi, des conversations chuchotées, des messes basses.
Déjà, les rumeurs commencent à courir.
Déjà, on m'observe, on m'analyse, on m’étiquette.
La nouvelle fille.
La pièce rapportée.
La cible facile.
Mais ce qu'ils ignorent, c'est que je suis bien plus dangereuse qu'ils ne le croient.
Et je compte bien leur prouver.
La cloche sonne la fin du premier cours, et je me fonds dans la masse d’élèves qui débordent dans les couloirs.
Tout autour de moi, des éclats de voix, des éclats de rire. Je me dirige vers la cafétéria, le cœur battant, encore étrangère dans ce monde codé que je dois apprendre à décoder.
La cafétéria est immense, bruyante, saturée d’odeurs de pizza froide et de café bon marché.
Des groupes sont déjà formés. Des frontières invisibles séparent les sportifs, les intellos, les populaires, les solitaires.
Moi, je n’appartiens à aucun camp. Pas encore.
Je prends un plateau vide, hésite devant les options peu appétissantes, et finis par attraper une bouteille d'eau.
Le regard fuyant, je cherche une table discrète.
-Tu comptes manger toute seule longtemps comme ça ?
Je sursaute.
Une voix grave, moqueuse, juste derrière moi.
Je me retourne lentement.
Un garçon se tient là, un sourire en coin.
Grand, une carrure athlétique sous un sweat noir, des cheveux sombres en bataille, et surtout… ces yeux d’un bleu métallique, froids, perçants, comme s’il lisait à travers moi.
Je fronce légèrement les sourcils, sur mes gardes.
-Je préfère , je réponds d'une voix neutre.
Son sourire s'élargit.
-J'aime les filles mystérieuses.
Il penche légèrement la tête, m’observant comme un chasseur jauge sa proie.
« Je suis Jayden. »
Je me force à sourire, aussi poliment que possible.
-Ali , dis-je, en serrant ma bouteille d'eau comme un bouclier.
Son regard glisse sur moi, analytique.
- T’es nouvelle, hein ?
Je hoche la tête.
Il rit doucement, un son sans chaleur.
-Fais attention. Ashford, c’est pas fait pour les petites nouvelles trop curieuses.
Il pivote sur ses talons et s’éloigne sans attendre de réponse, rejoignant un groupe de garçons appuyés contre les casiers, les mêmes que j’avais aperçus par la fenêtre.
Leurs regards, sombres et rieurs, me glacent le sang.
Je reste figée quelques secondes, le cœur tambourinant dans ma poitrine.
Un avertissement ?
Une menace ?
Ici, même les sourires peuvent tuer.
Je termine ma pause debout dans un coin, le dos au mur, la bouteille d'eau serrée entre mes mains.
L’envie de fuir est presque plus forte que la mission.
Mais je tiens bon.
Pour elle.
Quand la cloche sonne de nouveau, je range rapidement mes affaires et me dirige vers mon prochain cours.
Au passage, je ralentis en passant devant mon casier — mon nouveau casier, attribué ce matin.
Quelque chose dépasse de la fente.
Un papier.
Je balaie discrètement les alentours.
Personne ne semble me prêter attention, mais mon instinct me hurle de me méfier.
Je tire le papier du bout des doigts.
Une simple feuille blanche, pliée en deux.
Je l’ouvre.
Deux mots griffonnés à l'encre noire, d'une écriture nerveuse :
« Tu n’es pas la bienvenue. »
Mon cœur rate un battement.
Pas de signature.
Pas d’indice.
Juste une menace, brutale et silencieuse, glissée dans mon quotidien factice.
Je froisse le papier et le cache dans la poche de mon jean.
Mon regard parcourt à nouveau le couloir.
Au loin, Jayden est là, adossé contre les casiers.
Il parle avec ses amis, l'air détendu... mais ses yeux, eux, restent braqués sur moi.
Un sourire lent étire ses lèvres.
Pas amical.
Pas rassurant.
Je serre les poings.
Bienvenue à Ashford.