Le silence dans le vieux bâtiment était devenu si lourd qu’il semblait s'infiltrer dans mes pores.
Jayden ferma le carnet d'un geste sec.
Son regard ne laissait aucun doute : il n'y avait plus de retour possible.
- Comment... comment on fait pour entrer dans ses rêves ? demandai-je, la gorge serrée.
Il hésita, comme s'il cherchait les mots.
- Ce n’est pas vraiment un rêve, Ali, murmura-t-il.
C’est... un monde miroir. Un endroit entre la vie et la mort. Là où elle règne.
Je sentis mes entrailles se nouer.
- Et comment on y entre ?
Il ouvrit son sac et en sortit une petite boîte en fer rouillée.
À l’intérieur, des morceaux de craie noire, des herbes séchées et une lame effilée.
Je reculai instinctivement.
- Non, soufflai-je.
Jayden leva les mains, apaisant.
- Ce n'est pas pour te faire du mal. Mais... le sang est la clé. Toujours.
Je restai figée alors qu’il traçait un cercle avec la craie au sol.
Des symboles étranges vinrent border le tracé : triangles inversés, spirales, croix brisées.
Chaque marque semblait pulser faiblement sous la lumière de la lampe torche.
Jayden plaça ensuite les herbes autour du cercle, murmurant des mots dans une langue que je ne comprenais pas.
Un frisson me parcourut.
L’air dans la pièce semblait devenir plus dense, plus électrique.
Puis il tendit la lame.
- Juste une goutte, Ali.
Je fixai l’acier qui brillait faiblement.
Mes mains tremblaient, mais je pris la lame.
La pointe effleura mon index.
Une goutte de sang perla immédiatement.
Jayden l'attrapa du bout du doigt et l’écrasa au centre du cercle.
Le sol vibra imperceptiblement.
Un souffle glacé se leva.
Puis il recula, me fixant avec intensité.
- Assieds-toi au centre.
Je le fis, lentement.
Le froid monta aussitôt par mes jambes, comme si le sol essayait de me happer.
Jayden s'agenouilla juste à l’extérieur du cercle.
- Ferme les yeux, dit-il doucement.
Concentre-toi sur elle.
Visualise son visage. Sa voix. Son rire.
Un sanglot monta dans ma gorge, mais je l'étouffai.
Je fis ce qu’il disait.
Je pensai à cette silhouette au sourire fendu.
À ses yeux noirs.
À sa voix sifflante, promettant la fin.
Le monde autour de moi sembla se dissoudre.
Le froid se fit plus mordant.
Le silence plus assourdissant.
Et puis, je tombai.
Pas physiquement.
Pas comme une chute normale.
Mais mon esprit... mon être... s'effondra, aspiré vers un vide immense.
Je sentis le sol disparaître sous moi.
Plus de Jayden.
Plus de lampe torche.
Juste l’obscurité totale.
Et un bruit.
Un bruissement.
Comme un souffle contre mon oreille.
- Bienvenue, Ali, susurra une voix.
J'ouvris les yeux.
J'étais debout dans un couloir.
Un couloir infini.
Les murs étaient sales, couverts de graffitis incompréhensibles.
Le sol était jonché de papiers, de débris, de photos déchirées.
Chaque pas que je faisais résonnait étrangement, comme si j’étais à la fois ici et ailleurs.
Un néon grésilla au plafond, projetant une lumière malade.
Au fond du couloir, une porte.
Rouge.
Écaillée.
Et derrière cette porte...
Elle.
Je le savais.
Je pouvais sentir sa présence, comme une odeur rance.
Je m’avançai.
Chaque pas semblait plus lourd que le précédent.
Quand je fus à deux mètres de la porte, elle bougea.
Légèrement.
Comme si quelque chose respirait derrière.
Je tendis la main, tremblante.
Mon reflet se dessina sur la surface rouge et craquelée.
Mais ce n’était pas vraiment moi.
Mon reflet souriait.
Un sourire monstrueux, inhumain.
Je reculais d’un bond.
La porte vibra.
Puis, lentement... elle s’entrouvrit.
Une main, fine et pâle, se glissa dans l’interstice.
Suivie d'une voix :
- Tu es venue jusqu’ici... Pourquoi repartirais-tu maintenant ?
Je serrai la médaille contre ma poitrine.
Non.
Je n’étais pas venue pour fuir.
J’étais venue pour fermer cette porte.
Pour la chasser.
Pour m’en libérer.
Je levai la main.
Et poussai la porte.
De l'autre côté, tout était différent.
Un paysage de ruines.
Un ciel violet, strié de noir.
Des carcasses de maisons effondrées.
Des silhouettes distantes, marchant sans but, errant comme des âmes perdues.
Et au centre, elle.
Debout.
M’attendant.
Sa robe flottait comme des volutes de fumée.
Ses cheveux cachaient partiellement son visage, mais je distinguais son sourire effroyable.
Ali, dit-elle d'une voix doucereuse.
Tu es si spéciale...
Je fis un pas en avant.
Chaque fibre de mon être me criait de fuir.
Mais je devais avancer.
- Je ne suis pas à toi, dis-je, la voix tremblante mais ferme.
Son sourire s'élargit.
- Tu es déjà mienne.
Elle tendit la main.
- Viens.
Je reculai d'un pas.
- Tu n'as pas le choix, susurra-t-elle.
Les ombres autour d’elle s’épaissirent.
Des bras griffus en sortirent, rampant vers moi.
Je brandis la médaille.
Elle hurla.
Un hurlement si aigu qu’il me vrilla les tympans.
Le monde entier sembla vaciller.
Les ombres reculèrent.
La silhouette chancela.
- Non... cria-t-elle.
Je courus.
Je me précipitai vers elle, la médaille tendue devant moi.
La lumière éclata de l'amulette, brûlant l'air.
Je hurlais aussi, de rage, de peur, de désespoir.
Quand la médaille toucha sa peau, elle se décomposa.
Littéralement.
Son corps se déchira en lambeaux d’ombre.
Son rire devint un cri.
Un cri de pure terreur.
Puis tout explosa en une pluie noire.
Le monde bascula.
Je me réveillai en hurlant.
Jayden me tenait, me secouait doucement.
- Ali ! C’est fini !
Je suffoquai.
Je me redressai d'un bond, cherchant l'air.
Autour de moi, la pièce semblait normale.
Pas de silhouettes.
Pas de hurlements.
Juste Jayden.
Et moi.
Et la médaille, désormais froide contre ma peau.
- Est-ce que... ? balbutiai-je.
Jayden hocha la tête lentement.
Pour l’instant... tu l’as repoussée.
Je fermai les yeux, épuisée.
Mais quelque chose, au fond de moi, murmurait encore.
Un avertissement.
Elle n’était pas vraiment partie.
Elle attendait.
Elle reviendrait.
Et la prochaine fois, je ne serais peut-être pas assez forte.