“ Les souvenirs sont parfois les seuls refuges pour les cœurs brisés.”
-Marc Lévy
Assise dans l’embrasure de ma fenêtre, je fixais l’horizon où le soleil pointait timidement sa tête. Ce même spectacle de couleur tirant du noir au bleu, ou les étoiles s'efface laissant place au rayon du soleil et où le soleil pris la place de la lune . Ce spectacle se répétait chaque matin, mais aujourd’hui, la lumière semblait différente, plus intense, presque oppressante. Chaque année, cette date me ramenait au même endroit : au bord de ce gouffre émotionnel où passé et présent s’entrelacent, où le poids des souvenirs devient insoutenable. Huit ans… Huit longues années depuis cet accident qui avait arraché mon père à ma vie. Et aujourd’hui, c’était ma propre existence qui vacillait au bord du précipice.
Je me levai lentement, mes jambes légèrement engourdies. Les rayons du soleil effleuraient ma peau, mais je ne ressentais qu’un froid intérieur, glacial, comme si mon cœur refusait de s’embraser à cette lumière. Je m’agenouillai près de mon lit et tirai une petite boîte en bois de dessous. Ma boîte à souvenirs. À l’intérieur, des morceaux de vie soigneusement préservés : une plume que papa m’avait donnée en me disant qu’elle appartenait à un oiseau rare, un bracelet tressé que j’avais fabriqué pour lui et qu’il portait fièrement au poignet, et enfin, une photo. Celle que je cherchais.
Je pris le cadre dans mes mains tremblantes, laissant mes doigts parcourir le verre poussiéreux. Papa et moi. Son sourire éclatant, son regard empli de tendresse. À mes côtés, j’étais une fillette insouciante, tenant fermement sa main comme si rien ne pouvait nous séparer. À l’époque, je croyais encore que le monde était juste, que les bons moments duraient éternellement. J’étais loin d’imaginer à quel point tout pouvait changer en un instant.
Un flot de pensées m’envahit. Papa aurait-il trouvé les mots pour apaiser ma douleur s’il avait été là ? Aurait-il compris que je portais en moi la même tragédie qui avait mis fin à sa vie ? Mon cœur était une bombe à retardement, et chaque battement me rapprochait un peu plus de l’inévitable. Parfois, je me demandais s’il pouvait me voir de là-haut. Peut-être qu’il veillait sur moi, cherchant à m’envoyer des signes que je ne savais pas interpréter. Mais une autre partie de moi doutait. Si une force supérieure existait, pourquoi m’avait-elle condamnée aussi tôt, comme lui ? Pourquoi priver ma mère une seconde fois de l’être qu’elle aimait le plus ?
Ce jour-là, il était venu me chercher à l’école comme il le faisait toujours. Nous avions pris la route habituelle, mais cette nuit-là, la tempête semblait vouloir tout avaler. La pluie martelait les vitres, rendant chaque mètre de route un défi. Je me souviens encore de ses mains agrippant fermement le volant, de son sourire forcé lorsqu’il m’avait assuré que tout irait bien.
"Ne t’inquiète pas, ma puce, je maîtrise",avait-il dit.
Mais même à huit ans, j’avais perçu l’inquiétude dans sa voix. C’était comme s’il savait que quelque chose de terrible allait arriver.
Les détails de l’accident sont flous. Un dérapage. Un choc sourd. Puis, un silence terrifiant, entrecoupé par le bruit de la pluie et le grincement métallique de la tôle froissée. Lorsque j’avais ouvert les yeux, tout était sombre. J’avais appelé papa, encore et encore, mais il ne répondait pas. Ce n’est qu’à l’hôpital que j’avais compris. Il était parti. Et il ne reviendrait jamais. Ce jour-là, on m’avait pris mon père, et aujourd’hui, c’est moi qu’on vient chercher.
Je fermai les yeux, serrant la photo contre ma poitrine. Les larmes que je tentais de retenir dévalèrent finalement mes joues. Ces souvenirs, bien que douloureux à se remémorer, étaient pour moi les meilleurs moments passés avec lui et, maintenant, tout ce qu’il me restait de lui. Parfois, je me surprenais à espérer qu’il puisse m’envoyer un signe, un mot d’encouragement, quelque chose pour m’aider à affronter ce que je vivais aujourd’hui. Mais il n’y avait rien. Juste ce vide, ce poids constant qui m’écrasait un peu plus chaque jour dans cette poitrine, cette cage thoracique bien trop abîmée.
Je me levai et déposai la photo sur ma table de chevet. À cet instant, une pensée me traversa l’esprit : et si, malgré tout, je pouvais me battre ? Peut-être que papa avait trouvé la force de continuer jusqu’à cet ultime moment pour me protéger. Peut-être que je pouvais faire de même, pour maman. Mais cette pensée s’évanouit rapidement. Je savais que sans une greffe de cœur, il n’y avait aucune issue. Mon temps était compté.
Je ne pouvais pas le lui dire. Pas encore. Elle portait déjà le poids du monde sur ses épaules, jonglant entre son travail et ses responsabilités pour m’offrir une vie décente. Parfois, je la surprenais à regarder des vieilles photos, son visage marqué par une tristesse qu’elle s’efforçait de cacher. Lui avouer ma maladie reviendrait à lui briser le cœur une seconde fois. Je n’en avais pas le courage. Je voulais préserver ma mère, ne pas lui ajouter un fardeau supplémentaire. Après tout, elle avait déjà assez à gérer. Je savais qu’elle avait encore du mal à avancer depuis la perte de mon père. Alors, comment supporterait-elle la perte de sa fille, elle aussi, dans quelques mois ?
Pourtant, le silence était lourd. Chaque jour, je sentais mon corps faiblir. Les activités simples comme monter les escaliers ou porter mon sac d’école devenaient des épreuves insurmontables. Mais je continuais à faire semblant. Je souriais, je riais, comme si de rien n’était. Parce que c’était plus facile ainsi. Parce que je refusais de lui infliger ce fardeau supplémentaire.
Je retournai à ma fenêtre et regardai une dernière fois le soleil qui s’élevait désormais haut dans le ciel. Sa lumière éclatante m’aveuglait, mais je ne pouvais détourner le regard. Il me rappelait que, malgré la tempête qui grondait en moi, la vie continuait. Le monde ne s’arrêterait pas, même si le mien s’effondrait.
Ce matin-là, je pris une résolution. Je garderais le secret encore un peu, juste assez pour protéger maman. Mais je ferais tout pour trouver un moyen de savourer le peu de temps qu’il me restait. Peut-être que, d’une certaine façon, cela suffirait à apaiser cette douleur qui me rongeait. Peut-être que je pourrais, au moins pour un instant, sentir à nouveau la chaleur de ce soleil que je regardais chaque matin.