“ vivre, ce n'est pas attendre que l'orage passe, c'est apprendre à danser sous la pluie.”
- Sénèque
La table était mise, comme chaque soir, avec soin. Deux assiettes placées face à face, un bouquet de fleurs apportant une touche de couleur au centre. L’odeur du gratin de légumes flottait doucement dans l’air. Pourtant, malgré ces éléments familiers, l’ambiance de la pièce était loin d’être paisible.
Je m’assis en silence à ma place habituelle, jouant distraitement avec ma fourchette. Ma mère déposa un bol de salade devant elle avant de prendre place, ses gestes précis, presque mécaniques. Distant. C’est le seul mot qui me vient pour décrire cette ambiance pesante qui s’est installée depuis quelques jours. Ces derniers temps, je suis moins bavarde, souvent perdue dans mes pensées. Ce que ma mère ignore, c’est que la fille assise en face d’elle pourrait disparaître à tout moment.
-Tu ne manges rien, constata ma mère, brisant enfin le silence.
- Je n’ai pas très faim, répondis-je sans lever les yeux.
-Ça fait trois soirs que tu dis ça. Est-ce que tout va bien ?
Je levai légèrement la tête, mon cœur battant à tout rompre. Je savais que ma mère était perspicace, mais je ne pouvais pas encore lui dire la vérité. Pas maintenant. C’est trop tôt. Un mot bien ironique quand chaque minute compte.
-Oui, tout va bien. C’est juste… les cours, dis-je, espérant clore le sujet.
Ma mère fronça légèrement les sourcils. Elle posa furtivement ses couverts, croisa les bras et planta son regard dans le mien.
-Les cours ? C’est tout ? Depuis quand les cours te mettent dans cet état ?
La pression monta en moi. Mes mains tremblaient légèrement, tout comme mes jambes. Je détournai le regard, jouant nerveusement avec un morceau de pain.
-Lila, parle-moi. Si quelque chose ne va pas, tu peux me le dire.
Sa voix était douce, presque suppliante, mais je restai silencieuse. J’avais peur de voir la tristesse dans ses yeux, peur de raviver des souvenirs enfouis, ceux qu’elle s’efforçait d’enterrer depuis tant d’années.
-Tu sais quoi ? soupira ma mère. J’en ai assez de ce silence. Tu te fermes comme une huître et je suis censée deviner ce qui se passe dans ta tête ?
-Ce n’est pas ça… tentai-je de dire, mais elle m’interrompit.
-Alors c’est quoi ? On a toujours tout partagé, toi et moi. Depuis que ton père…
Sa voix se brisa, incapable de finir sa phrase. Je vis la tristesse envahir ses yeux, et un frisson me parcourut. Le souvenir de mon père pesait lourd dans la pièce, comme une ombre que personne ne pouvait ignorer.
-Justement, maman ! Tu as déjà assez sur les épaules, lançai-je soudain, ma voix tremblante. Je ne veux pas te rajouter mes problèmes !
Un silence glacial s’installa, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge murale derrière moi. Ma mère déglutit, visiblement troublée.
-Ce n’est pas à toi de décider ce que je peux supporter ou non, dit-elle finalement d’une voix plus dure. Je suis ta mère, Lila. J’ai le droit de savoir ce qui te tourmente.
Je me levai brusquement, faisant racler la chaise sur le sol.
-Tu veux savoir ? Alors voilà : je vais bien ! Je vais parfaitement bien !
Ma mère se leva à son tour, son visage un mélange de colère et d’inquiétude.
-Tu crois que je ne vois pas que tu mens ? Je te connais, Lila ! Tu ne vas pas bien, et je refuse de rester là à te regarder te renfermer sur toi-même !
Je sentis mes yeux se remplir de larmes, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge. Finalement, submergée par la peur et la frustration, je criai :
-Tu ne peux pas tout contrôler, maman ! Parfois, il vaut mieux ne pas savoir !
Sans attendre sa réponse, je quittai la table et montai précipitamment les escaliers. Je m’enfermai dans ma chambre, laissant ma mère seule, immobile et dévastée. Elle savait que quelque chose d’important se jouait dans ce silence, mais elle ignorait encore à quel point cela bouleverserait tout.
Dans ma chambre, je m’effondrai sur mon lit, la tête enfouie dans mes bras. Les sanglots que j’avais retenus éclatèrent enfin, incontrôlables. Je m’en voulais d’avoir parlé ainsi à ma mère, mais je me persuadais que c’était pour son bien.
En bas, ma mère nettoyait la table avec des gestes lents, le cœur lourd et l’esprit confus. Un mur s’était dressé entre elle et moi, et pour la première fois, elle se sentit impuissante face à sa propre fille.
Les heures passèrent. Vidée de mes larmes, je me levai pour sortir de ma chambre. Je vérifiai que ma mère ne se trouvait pas dans le couloir avant de me diriger vers la salle de bain. Je n’étais pas prête pour une nouvelle confrontation ce soir.
Je m’enfermai dans la salle de bain, allumai mon téléphone et lançai de la musique. Après m’être déshabillée, je me glissai sous la douche. L’eau chaude coulait sur mon visage, détendant mes muscles tendus. Une fois sortie, je frottai la buée sur le miroir et regarda mon reflet.
Mes yeux rougis trahissaient mes pleurs. Aucune larme ne venait désormais. J’étais vide. Vide de sentiments, vide de tout.
De retour dans ma chambre, je fermai soigneusement les rideaux et allumai une petite lampe tamisée que mon père m’avait offerte pour mes dix ans.
-Tu me manques, papa, murmurai-je. Est-ce que tout cela serait plus simple si tu étais encore là ?
Je m’installai dans mon lit, jetai un œil à mon réveil : 21 h. Une heure plus tard, je tournais toujours en rond dans mes pensées. Ai-je pris la bonne décision ? Devrais-je tout lui avouer ? Pourrait-elle comprendre ?
Vers 23 h, ma mère entra doucement dans ma chambre. Elle s’approcha et m’embrassa sur le front.
-Bonne nuit, Lila. Je t’aime, ma chérie.
Ces simples mots touchèrent mon cœur déjà si fragile. Je savais que ma mère souffrait de me voir ainsi, mais si elle connaissait toute la vérité, serait-ce pire ?
Finalement, le sommeil m’emporta, m’arrachant à ce tourbillon de questions qui malmenait mon esprit.