Tout avait été parfait dans le déroulement.
Nathanaël avait accepté sa proposition, il retrouvait un peu d'espoir pour son entreprise. Ses propres employés avaient apparemment pu dénicher, de leur côté, d'autres personnes capables d'apporter un brin de nouveauté...
Tout semblait revenir un peu à la normale, malgré sa petite décision impulsive quant à recruter un inconnu total sous le coup de l'admiration et d'une certaine curiosité.
Un homme dont il ne connaissait, en réalité, pratiquement rien.
Un homme qui, par la force des choses et l'ironie de la vie, allait perdre son appartement.
Peut-être que sa « petite décision impulsive » allait avoir plus d'impact que prévu sur sa vie.
— Donc, ce que tu me dis, c'est que tu vas te faire renvoyer de ton appartement à cause de quelques loyers impayés et d'une voisine un peu trop sensible aux bruits ?
Posé sur son canapé en daim, voûté légèrement vers l'avant, après avoir raconté son histoire partagé entre les murmures, les bégaiements et les silences embarrassés, Nathanaël n'osait même pas le regarder dans les yeux, ce qui l'agaçait quelque peu : était-il si terrifiant pour le forcer à garder obstinément la tête baissée ? Ce qui l'énerva davantage, c'était la mine désolée et contrite de cet homme bien trop anxieux et timide pour son propre bien.
— Je suis sincèrement désolé..., marmonna Nathanaël.
— Arrête de t'excuser, râla Andreas, si tu dis vrai, alors le véritable fautif est ton stupide propriétaire qui part au quart de tour pour un ou deux loyers impayés et une folle qui déblatère ce qu'elle veut bien entendre. Sauf qu'avoir aucun foyer, ça implique un manque d'hygiène, une difficulté pour manger, s'habiller et j'en passe...
Il passa une main sur son visage, dépité de se retrouver dans une telle situation, bien trop délicate, mais il ne pouvait pas laisser s'échapper une telle perle entre ses mains ; sans compter qu'il avait promis à Nathanaël ce mois d'essai, donc c'était inconcevable de tout abandonner maintenant.
Andreas soupira et se détendit dans son siège, sa tasse de tisane à la main : la lune illuminait en partie le salon, déjà éclairé par des lumières tamisées, pour créer une ambiance zen, presque soporifique. Même si cela marchait à moitié vu la façon dont Nathanaël se dandinait sur sa place, sur le point de fondre, de s'effacer de cette pièce définitivement. Cette faculté à se ratatiner pour disparaitre de la vue des autres le fascinait comme le dérangeait, mais quand il remarquait l'effort que mettait Nathanaël pour parler, il préférait ne pas le brusquer, le laisser aller à son rythme.
— Je n'ai pas d'autres solutions, finit par reprendre Nathanaël en bafouillant légèrement. Je suis un peu, mh, un cas désespéré...
— Tout problème a sa solution.
Sauf qu'il ne voyait pas vraiment de solution immédiate : il pourrait lui louer un appartement, mais cela prendrait trop de temps. Andreas ne connaissait pas beaucoup de monde intimement pour demander à quelqu'un de loger Nathanaël, voire quasiment personne. Le plus pertinent serait de l'envoyer à l'hôtel, mais le simple fait de le laisser seul dans un lieu aussi snob et écœurant que les hôtels du centre-ville le dissuadait.
Andreas jeta un coup d'œil autour de lui, une idée commençait à lui venir, mais il ne l'appréciait que très peu.
Voire pas du tout.
Lui qui vivait seul depuis le départ de son ex-femme, qui ne voulait plus voir quelqu'un sous son toit depuis ce fameux jour, cette terrible idée le rongeait autant qu'elle l'énervait. Faire loger Nathanaël dans son appartement lui semblait surréaliste, mais quand il faisait le compte des solutions qui se proposaient à lui, c'était la plus simple et sécurisée pour tous les deux. Mais partager une partie de sa vie privée avec un total inconnu...
Andreas lâcha un profond soupir et se passa une main sur son visage, sous le regard perdu de Nathanaël ; il se décida assez rapidement, optant pour la logique plutôt que l'émotion.
— Tu vas habiter chez moi le temps de retrouver quelque chose, ou du moins, pendant ta période d'essai à Dalestio, maugréa-t-il. J'ai une chambre d'amis et cet appartement est assez grand pour deux personnes. Mais il y aura des règles à respecter et...
— Je... je ne peux pas accepter ! s'égosilla Nathanaël en le coupant, la mine paniquée.
Sa voix, habituellement si basse qu'il devait tout le temps tendre l'oreille, résonna comme un cri strident entre les murs, mélangé entre l'angoisse et la honte. Andreas le dévisagea, éberlué par ce soudain gain d'énergie, et son interlocuteur parut s'en rendre compte, car son visage se tourna à nouveau vers la table basse, rougi par son embarras.
— Je... Désolé, toussota Nathanaël, je ne voulais pas élever la voix ainsi, mais je ne peux pas accepter...
— Pourquoi ? Tu as peur de vivre avec moi ? Tu es angoissé de me côtoyer ? Je ne t'aurais pas proposé cette solution si ce n'était pas la seule correcte à mes yeux. C'est juste une question de temps et je n'empièterais pas sur ton espace vital comme tu ne le feras pas avec moi.
Il tentait tant bien que mal de le rassurer, mais au vu de l'expression tiraillée entre la peur et l'anxiété, où une once d'espoir se cachait, c'était peine perdue. Peut-être que sa stratégie n'était pas la bonne, mais comment réagir face à une personne angoissée comme Nathanaël ? Il le sondait à travers ses propres limites, ses ressentis, mais sa manière d'agir ne se superposait pas totalement à celle de cet homme désemparé face au moindre coup de vent. Attendait-il quelque chose de lui ? Était-ce lié à une peur similaire à la sienne ? Ce manque de clarté commençait réellement à le peser et l'irriter.
Mais la réponse fut beaucoup plus simple et logique qu'elle n'y paraissait.
— Je... Comment pourrais-je rembourser votre bonté ? Je n'ai rien..., finit par murmurer Nathanaël, les poings serrés sur ses genoux.
Un temps passa, où Andreas contemplait Nathanaël, ébahi par sa raison stupide et déraisonnable. Celui-ci se grattait la joue, ses doigts tremblotaient et il semblait ravaler sa salive toutes les dix secondes, sa pomme d'Adam montait et redescendait, comme un appel pour la mordiller...
Un sursaut le rappela à la réalité, alors que son cerveau dérivait vers des rivages bien trop tendancieux et dangereux, contre son gré : depuis son divorce, il n'avait pas eu une seule relation romantique, quelques-unes charnelles, dont une qu'il désirait plus que tout oublier, mais ce n'était pas une raison pour être attiré par chaque personne un tant soit peu charmante. Andreas prit son nez entre son index et son pouce, ses sourcils se froncèrent sous sa propre bêtise ; il devait se reconcentrer sur le sujet principal.
— Tu ne me dois rien du tout, soupira-t-il, alors ne te mets pas en tête que tu m'es redevable ou que sais-je de stupide. Je te loge autant pour toi que pour moi. Ça te permettra de faire ton mois d'essai et d'essayer de retrouver un logement et ce sera une aubaine pour mon entreprise de recruter de nouvelles têtes.
Des rougeurs s'étendirent sur les joues de son homologue, qui rentra la tête dans ses épaules et entortilla ses mains entre elles. Avait-il été trop abrupt avec lui ? Il avait toujours l'impression de marcher sur des œufs quand il « discutait » avec lui ; chacun de ses mots pouvait le briser dès qu'il frôlait ses oreilles et les griffait, peu importait ce qu'il disait.
Andreas commençait sérieusement à douter de sa décision.
Mais maintenant que tout était lancé, il allait devoir faire avec les inconvénients. D'une délicatesse quelque peu forcée, ses paroles quittèrent ses lèvres humidifiées.
— Ne te sens juste pas redevable envers moi, souffla Andreas, je ne veux pas que tu te mettes en tête de me rembourser. Considère ça comme mon acte altruiste de l'année. Et si tu veux vraiment me donner quelque chose, alors fais en sorte de réussir ce mois d'essai.
Les yeux de Nathanaël, alors qu'il parlait, se relevèrent vers lui avec une douceur qui le paralysa à la fin de sa phrase ; le gris tempétueux qui luttait avec un bleu ciel discret coulait vers son propre marron noisette, jusqu'à s'ancrer et ne plus le lâcher, un univers s'étendait dans le regard timide et divin de Nathanaël. Il était ce vent fin, instable, et lui cet arbre voûté, statique, deux êtres si différents, mais cette connexion qui les reliait le dépassait totalement. Toute logique s'écrasait sous ses yeux hypnotiques et ravisseurs de son bon sens.
Et ce temps ne fut qu'une simple seconde, où tout se déroula comme une heure dans sa vie, et son interlocuteur finit par détourner le visage, encore plus cramoisi qu'au début. Andreas comprit que la conversation n'irait pas plus loin, que c'était comme un accord tacite — ou juste que Nathanaël n'avait pas la force de lutter — et il se décida à rebondir sur un autre sujet important, surtout pour son entreprise.
— Bien, maintenant que nous avons trouvé une solution pour ton logement, apostropha Andreas, je pense qu'il est nécessaire de résoudre un autre problème.
La mine interrogative qui se tourna légèrement vers lui réussit à lui arracher un petit rictus, qui s'échappa bien vite, et il se leva de son siège pour s'approcher de lui.
— Il est temps pour toi d'avoir un relooking, Nathanaël.