La soirée était vite passée, à coups de plats coréens et de musiques d'ambiance tranquille. Lui et Andreas n'avaient quasiment pas échangé, seuls leurs bruits de mastication avaient froissé le silence pendant quelques minutes avant de redevenir qu'une simple pièce où deux âmes vivaient séparément. Vers vingt-trois heures, le PDG l'avait abandonné pour vaquer à ses occupations dans son bureau, peut-être le travail. Nathanaël n'avait pas osé bouger du grand canapé, un coussin entre les bras, focalisé sur un roman que lui avait fourni Andreas — de la fantasy. Il possédait une bibliothèque assez large pour lui permettre de s'instruire pendant toute une vie, ce qui l'aidait aussi à faire passer le temps et à réduire ses angoisses quotidiennes.
Ce qu'il s'était passé quelques heures avant n'arrêtait pourtant pas de le couper dans sa lecture, à coups d'images et de mots, des regards profonds d'Andreas qui se posaient sur lui pour l'analyser, décortiquer son esprit de bout en bout. Jamais encore il ne s'était senti aussi mis à nu face à quelqu'un et la manière dont il ne l'avait pas ménagé sans chercher non plus à le brusquer avait réussi à l'apaiser un petit temps.
Ce qui était déjà une grande victoire.
Même si ses mots emplis d'arrogance auraient pu titiller l'ego de beaucoup de personnes, ils avaient résonné en lui comme une évidence, aussi stupide fut-elle : Andreas Iliadis l'avait choisi et ne pas croire en ses capacités reviendrait à remettre en cause son jugement. Malgré tout, il ne comprenait pas pourquoi cet homme mettait autant d'espoir en lui alors qu'il restait incapable de communiquer correctement ou de travailler en équipe. Pour ce soir, il tentait — en vain — de mettre ses doutes de côté et il se concentrait davantage pour reprendre des forces autant physiques que mentales.
Vers une heure du matin, alors qu'il avait tout rangé et éteint dans le salon pour aller s'allonger dans son nouveau lit — aussi moelleux que chaud —, le sommeil ne venait pas. Aussi égoïste était Morphée, il aurait au moins aimé qu'elle lui laissât un peu de leste pour cette nuit. Dépité de ne toujours pas pouvoir dormir comme un être humain normal, Nathanaël finit par quitter son cocon et aller boire un coup dans la cuisine — un simple verre d'eau. Il poussa un petit soupir, épuisé par cette journée où les seules personnes qu'il avait rencontrées l'ignoraient ou s'adressaient à lui avec dédain — ce qu'il pouvait comprendre, quelque part. Tous ceux qui voyaient son attitude ne pouvaient que le mépriser de se comporter comme un adolescent déboussolé plutôt que comme un homme adulte. Après avoir avalé une dernière gorgée, une envie pressante le prit et il se dirigea dans le couloir. Une lumière s'échappait de la fente d'une des portes au fond, sûrement le bureau d'Andreas et cette faculté à travailler aussi intensément et tard l'inquiétait plus qu'autre chose : ne dormait-il jamais, lui aussi ?
Nathanaël s'avança dans ce noir absolu — il ne voulait pas allumer la lumière et risquer de se faire repérer —, la boule au ventre, et il tâta jusqu'à tomber sur une autre porte : s'il se souvenait bien, les toilettes se trouvaient à gauche, près de la chambre du PDG. Il entra dans la pièce et chercha l'interrupteur pour enfin se repérer. Alors qu'il refermait derrière lui et que les lampes s'allumèrent, son cœur loupa un battement dès le moment où ses yeux se posèrent sur les objets qu'abritaient la salle dans laquelle il venait d'atterrir. Plus il comprenait ce qu'il avait devant lui, plus son pouls tapait violemment contre ses tempes : un lit, des cordes, des menottes en tout genre, des « jouets » pour un plaisir seul ou à deux, des cravaches ou fouets, et bien d'autres choses dont il avait oublié le nom depuis un moment.
Une salle dédiée au BDSM.
Andreas Iliadis en était un adepte.
Son cerveau lui criait de reculer, de juste partir et de faire semblant de n'avoir rien vu, mais ses jambes refusèrent d'obtempérer et il se laissa porter par ses sens plutôt que par sa logique. Il arpenta un peu la pièce, obnubilé par tout ce qui s'y trouvait, tout en se retenant de ne toucher à rien : il devait partir, son anxiété lui hurlait de faire demi-tour et d'oublier, sans jamais trouver sa raison. Nathanaël s'arrêta devant ce qui ressemblait à un plumeau, d'un noir profond. À quoi pouvait servir un tel objet dans ce genre de situation ? Il garda ses mains près de son torse, mais ne manqua pas de se pencher pour le détailler un peu plus.
— Je peux savoir ce que tu fais ici ?
La voix d'Andreas résonna comme un joug qui s'abattait sur lui et toute l'angoisse qu'il avait réfrénée revint à la surface pour compresser son thorax et sa gorge. Nathanaël fit volte-face, les yeux écarquillés de surprise et il se sentit pâlir à la simple vue du visage sérieux du PDG.
— Je... les toilettes... Enfin, je voulais...
— C'est la porte à côté, précisa Andreas en haussant un sourcil, puis il soupira. J'aurais dû fermer à clé cette pièce.
Pendant un instant, une peur sourde secoua ses membres et il crut sincèrement vaciller, au point de s'évanouir, mais son interlocuteur passa juste sa main à côté de lui pour agripper l'objet qu'il fixait quelques secondes plus tôt.
— Tu sais ce que c'est ? questionna Andreas. Tu es un connaisseur ?
— Euh, je...
La détente dont il faisait preuve le désarçonna : pourquoi semblait-il si calme qu'une personne eût découvert son secret ? Ses penchants sexuels ? Le regard curieux du PDG se posa sur lui et un frisson d'appréhension remonta le long de son échine.
— Hum... Je n'ai pas reconnu l'objet..., baragouina Nathanaël au hasard. Mais je connais un peu le domaine... je suppose ?
— Tu supposes ?
— Peut-être, je ne sais pas... Je suis désolé, je n'aurais pas dû...
— Arrête un peu de paniquer, si je voulais tant que mes pratiques restent secrètes, j'aurais été un peu plus discret et prévenant que ça. Alors arrête de trembler comme une feuille, je ne vais pas m'énerver pour si peu.
Il n'avait même pas remarqué que ses membres soubresautaient et qu'il ressemblait plus à un chaton apeuré qu'à autre chose. Mais peut-être qu'il bluffait et chercherait à lui faire du mal plus tard ? Qu'il appréciait juste le voir souffrir sur l'instant et empirer les choses après ? Il venait d'entrer dans une pièce où il n'aurait jamais dû mettre les pieds, en défiant son intimité, alors s'il s'énervait... Le goût atroce de la nausée envahit sa bouche et il se sentit défaillir quand sa vision se brouilla. Mais des plumes vinrent se loger sous son menton avec délicatesse et le forcèrent à relever la tête vers Andreas. Ce dernier arborait une expression troublée, mitigée entre l'agacement et l'inquiétude.
— Je ne sais pas ce qui te passe par la tête, mais je ne suis vraiment pas énervé. Cela me passe bien au-dessus que les gens sachent ou non ce que je fais dans ma chambre.
Le PDG se recula de quelques pas et parcourut tranquillement sa « chambre », ses yeux s'attardaient sur ses objets de désir, d'assouvissement personnel.
— Même si c'est mieux que tu n'en parles pas au premier venu, marmonna-t-il avant de s'arrêter devant une paire de cordes suspendues. Tu disais avoir déjà pratiqué ?
— Hum, oui... À L'Oasis...
Nathanaël ne se rendit pas tout de suite compte de l'information qu'il venait de lâcher et dès que cette révélation monta à son cerveau, son cœur tambourina contre son thorax et il serra son poignet entre ses doigts, son souffle se transformant en un déluge d'angoisse. Avec un peu de chance, Andreas ne l'avait pas entendu ou il ne connaissait simplement pas ce bar, mais quand il osa relever son regard vers lui, le choc sur son visage ne laissait pas place au moindre doute.
— L'Oasis ? s'étrangla le PDG. Ce vieux bar en ruines situé dans les bas-fonds de la ville ? C'est certainement le pire endroit de France et je pèse mes mots. Les pratiques là-bas sont aussi peu hygiéniques que scandaleuses, parfois même tombant dans le crime. Qu'est-ce que tu es allé faire dans ce trou à rats ?
Sa bouche s'entrouvrit pour tenter de se justifier, de faire comprendre que ce n'était pas vraiment de son fait, mais celui d'une tierce personne qu'il pensait pouvoir faire confiance, mais tous ses membres se figèrent à la simple pensée de cette femme, ce monstre qui avait ruiné sa vie et son corps. Ses doigts se resserrèrent autour de son poignet au point de faire blanchir ses phalanges et il ne put soutenir l'attention particulière que lui accordait Andreas, alors sa tête retomba d'elle-même. La brûlure des claques griffa sa peau en même temps que la sensation de toutes ces mains sur lui, parfois inconnues, parfois nombreuses, parfois trop familières.
« Ce n'est qu'un jeu, Nath'. »
Un jeu qui s'était transformé en son enfer personnel. Les soupirs gras de ces hommes étendus au-dessus de lui, les rires moqueurs quand ses larmes jaillissaient, la colère qui éclatait quand un détail ne concordait pas, les coups qui partaient s'il tentait seulement de se défendre, toujours en vain, et toutes ces peurs qui revenaient comme un tsunami d'émotions qui se collaient à son cœur pour l'empêcher d'oublier. Sa respiration se coupait par intermittence, incapable de supporter le flux de ses souvenirs, et il crut défaillir quand l'image de cette femme surgit dans sa tête, tel un vieux cauchemar qui ne le quittait jamais.
— Nathanaël.
Le susnommé releva la tête et tomba nez à nez avec Andreas, qui était revenu vers lui entre-temps. Le styliste laissa son regard couler sur son corps et il poussa un soupir las, en particulier quand il attacha son attention à ses poignets.
— Tu es très maigre.
Le soudain changement de sujet eut don de le faire sortir de sa bulle d'anxiété pour le plonger dans une autre, bien plus actuelle et fourbe. Nathanaël croisa les bras sur son torse pour se cacher du jugement d'Andreas, les joues rosies par la honte.
— Désolé d'être repoussant..., murmura-t-il.
— Je n'ai jamais dit une telle chose, maugréa le PDG avec un certain étonnement. Je ne parlais certainement pas d'esthétique, mais de santé. Tu es en sous-nutrition, ce qui peut provoquer des troubles du sommeil, de l'alimentation et des problèmes en tout genre. Ta beauté n'a rien à voir, tu es exceptionnel comme tu es.
Il souleva une de ses mèches de cheveux et ce geste arracha un sursaut à Nathanaël ; il ne bougea pas pour autant, obnubilé par ce regard noisette qui le détaillait sans chercher à lire dans son esprit, par une pudeur toujours étonnante.
— Tu dois retrouver un équilibre sain autant mentalement que physiquement, susurra-t-il sans ciller, et je vais t'aider à atteindre ton plein potentiel.
Andreas se redressa, lui remettant le plumeau entre ses mains, et il se détourna pour revenir vers la porte. Alors qu'il s'apprêtait à quitter la pièce, il resta dans l'embrasure et pivota pour mieux le voir.
— Peu importe ce qu'il s'est passé à L'Oasis, reprit-il, ce n'est pas une représentation de ce que sont les relations humaines. C'est un bar où résident les pires ordures possibles et tu n'es qu'une de leurs nombreuses victimes. Personne ne mérite de se retrouver là-bas, y compris toi. Tu dois t'aider à aller mieux pour avancer, même si ce ne sont que de petits pas.
Ses yeux s'attardèrent sur son corps, son visage, avant de définitivement se détourner, en laissant une marque brûlante sur sa peau et son esprit.
— N'oublie pas de ranger ce que tu as dérangé. Je n'aime pas les gens bordéliques.
Et il quitta la pièce, le laissant à nouveau seul, entre un inconfort certain et un apaisement qui se profilait doucement. Il remerciait silencieusement Andreas de ne pas l'avoir forcé pour obtenir des réponses, parce qu'il aurait été incapable d'en fournir. Après quelques dizaines de secondes à rester statiques, à effacer ces douloureuses sensations qui le parcouraient, ses membres décidèrent enfin de bouger et Nathanaël reposa le plumeau où il l'avait trouvé. Étrangement, cette promesse sous-jacente d'un avenir meilleur soufflait en lui un espoir jusque-là mort et enterré. Même si ce n'était qu'une simple brise qui ne durait qu'un instant en murmurant des mots doux, il souhaitait la conserver dans les pires moments. Son ventre se tordait toujours à l'idée de travailler à Dalestio, le contact avec les autres l'effrayait, l'échec le suivait comme un vieux démon, mais les paroles d'Andreas commençaient à résonner dans son esprit.
Doucement, mais sûrement.