Le noir envahissait la ville jusqu'à la surplomber de cette nuit sans lumières. Assis depuis quelques minutes sur un canapé doux et confortable, dans l'attente de cet homme qui avait surgi dans sa vie comme une opportunité à ne pas manquer, Nathanaël triturait ses doigts au point de s'en faire mal ; respirer lui faisait mal et sa vue se troublait de plus en plus.
Il était terrifié.
Que devait-il faire ? Dire ? Comment se comporter face à Andreas Iliadis ? Tous ses membres tremblaient et il n'arrivait pas à focaliser son attention autre part pour se calmer, comme si un monstre translucide dévorait sa chair et s'incrustait dans sa peau pour le faire imploser. Travailler dans le monde dont il rêvait depuis petit... Évidemment qu'il crevait d'envie d'accepter la proposition, mais il n'était ni dupe ni idiot : il devait comprendre pourquoi lui, pourquoi maintenant et ce qu'il pourrait en tirer.
Sauf qu'il ne savait pas comment formuler ses questions, ni même si elles étaient pertinentes ou si elles allaient juste énerver Andreas. Il porta son pouce à sa bouche pour ronger son ongle, un tic qu'il détestait par-dessus tout, mais une main l'arrêta dans son élan, aux veines délicatement bleutées, dont la peau lisse et la taille imposante l'éblouirent un instant ; les ongles manucurés et parfaits couvraient en partie la tête de ses doigts avec élégance. Mais quand il revint à lui, Nathanaël sursauta et recula d'un coup sur son siège, relevant la tête vers le propriétaire de cette main sublime.
— Je ne voulais pas te faire peur, tu n'aimes pas qu'on te touche, je le garde en mémoire.
Andreas se tenait près de la table, légèrement penché au-dessus de lui, et son affirmation le perturba plus que prévu, bien qu'elle fût vraie. Le PDG de Dalestio s'installa en face, avec cette gestuelle envoûtante, d'une lenteur exquise, et il héla un serveur.
— Je suis le même que toi à ce niveau, je n'aime pas que l'on me touche, souffla-t-il alors qu'un homme s'avançait pour prendre leurs commandes.
— Je, hum..., bégaya Nathanaël. Je ne crains pas vraiment le contact physique...
— Vraiment ? s'étonna Andreas. J'ai simplement dû te surprendre alors. J'aimerais une tisane à la camomille et une salade de fruits, dériva le patron en s'adressant au serveur.
Quand les deux hommes se tournèrent vers lui, attendant sa commande, Nathanaël sut qu'une honte supplémentaire s'ajouterait à son palmarès des moments horribles à vivre : il n'avait même pas regarder la carte, ni les prix. Lui restait-il assez pour se payer ne serait-ce qu'un café ? Quelle était la spécialité de ce café, déjà ? Devait-il obligatoirement prendre une boisson et un dessert ? Il baissa la tête vers la table, suant à grosses gouttes, ses mains serrèrent son pantalon au point d'en faire blanchir ses phalanges.
Et de longs doigts forts glissèrent sous ses yeux, sur la table, comme pour attirer son attention.
Ses paupières se relevèrent et son regard suivit le mouvement pour se poser timidement sur Andreas, la tête appuyée sur son autre main, son coude maintenant le tout. Sa bouche était en partie cachée, il le fixait de son regard chaud et déconnecté de ce monde.
— Tu es quelqu'un qui aime le chocolat, affirma-t-il sans ciller.
Cette assurance désarçonna pendant quelques instants Nathanaël, qui serra les dents quand il entendit ces mots : il détestait viscéralement le chocolat. Instantanément, contre sa volonté propre, il corrigea sans hésitation Andreas.
— Non, je préfère la vanille.
Les gens qui énonçaient sans savoir, persuadés d'avoir raison, sur n'importe quel sujet, ils étaient des êtres insupportables à ses yeux. Pourtant, quand il vit le petit rictus qui peignit les lèvres pleines d'Andreas, il se sentit bête, presque piégé : avait-il délibérément fait cela ? C'était stupide, cet homme ne le connaissait pas. Pourtant, il continua son manège :
— L'établissement possède des milkshakes à la vanille et de délicieux éclairs à la vanille. Tu devrais les goûter, ils sont excellents.
Comme une évidence qui frappait à la porte, Nathanaël se sentit soudainement soulagé d'un poids et acquiesça seulement, ses joues rosirent un peu à cause de l'embarras : il ne cherchait qu'à le mettre à l'aise. Du moins, il le supposait. Le serveur repartit non sans leur lancer un regard interrogateur et le silence retomba rapidement à leur table. C'était le bon moment pour tenter de lui reparler de sa proposition, des avantages et des inconvénients qu'elle pouvait impliquer, mais sa voix refusait de sortir. Bien pire, ses yeux ne quittaient plus le rebord de la table, la pression le forçait à garder la tête baissée. Une seule minute suffit à rendre impatient Andreas, toujours les bras croisés en face de lui.
— Si tu m'as invité ici, je suppose que ce n'est pas vraiment pour profiter de ma présence, mais pour me parler de la proposition.
Sa voix résonnait comme un joug sur le point de s'abattre contre son crâne et cela ne l'aidait absolument pas à se calmer pour laisser les mots sortir du fond de sa gorge. « J'accepte, mais j'aimerais juste connaître les détails. », juste une parole, une seule, il devait la prononcer, mais sa langue se liquéfiait à mesure que le temps passait.
— Je..., marmonna Nathanaël avec un courage hors norme pour lui. Je voulais savoir...
Mais un doute le prit soudainement, avec une animosité qui le paralysa sur le coup : et s'il avait changé d'avis ? S'il commençait à se dire qu'il avait l'air d'un abruti complet et que c'était une erreur de lui avoir proposé un tel marché ? Tout son corps défaillit à cette simple pensée, tout son esprit se figea dans son incertitude, puis, sans crier gare, un dessin apparut sous ses yeux.
Une conception d'une tenue hivernale au premier coup d'œil, sûrement pour une nouvelle collection. Nathanaël n'eut pas le temps de tout analyser qu'Andreas le coupa :
— « Un style révolutionnaire qui plaira aux plus réticents, idéal pour les temps froids, confortable pour toutes les situations, qui ravit tous les goûts. ». Voici le court éloge de cette tenue par son créateur. Qu'en dis-tu ?
Son regard se concentra sur ce qu'il y avait devant lui, tout d'un coup intéressé par les traits qui s'étendaient sur le dessin et, sans même trop s'attarder sur les détails, il tiqua à plusieurs reprises. Au même moment, le serveur apporta leur commande et repartit, mais il n'y prêta aucune attention et leva sa main vers le papier. Toute son anxiété s'évada à mesure que les défauts s'accumulaient et ses lèvres se plissèrent avant de s'ouvrir lentement :
— Je ne pense pas que nous pouvions parler de révolutionnaire..., murmura-t-il.
— Pourquoi ? Quelque chose cloche ?
Andreas se pencha un peu vers lui, comme pour mieux l'entendre, sans le quitter une seule fois du regard. Cherchait-il à le sonder ? À lire en lui ? Il ne comprenait pas cet homme, alors la seule chose qu'il se permit de faire, c'était de se laisser aller dans son analyse, incapable de résister à l'appel de corriger les erreurs de cette tenue.
— Vu qu'il n'a pas mentionné les tissus qu'il comptait utiliser... Je pense que le simple rendu n'est pas, comment dire, transcendant. Ce style assez extravagant a été à la mode quarante ans plus tôt pendant les grandes périodes musicales de funk, avec les couleurs pétantes qui se mariaient entre elles et le découpage des tenues plutôt atypique. Sauf que c'est non seulement passé de mode, mais la représentation ici tente d'allier cette époque avec notre modernité. Le problème, c'est qu'il ne fait pas fonctionner simultanément les styles, mais de manière séparée, ce qui ne crée aucune cohésion entre l'extravagance et l'élégance. Deux termes antinomiques si nous y pensons bien. Puis sa courte présentation est aussi fausse par rapport à la praticité de la tenue, qui me semble plutôt inconfortable quant au haut étriqué et le pantalon serré, dépassé depuis un bon moment. Ce qu'il faudrait changer, c'est...
Nathanaël fouilla dans son sac et sortit un crayon de papier, toujours déconnecté de la réalité, et il commença à entourer, à dessiner ce qu'il manquait.
— Si cette personne veut fusionner extravagance et élégance, le dernier doit dominer le premier. Le tape-à-l'œil doit être sous forme de détails pour ne pas invisibiliser la modestie, ce qui n'est pas le cas ici. C'est une tenue hybride mal organisée. Ici, marmonna Nathanaël en se focalisant davantage sur le haut, à la place de mettre un col en V et des motifs peu attrayants, il faudrait opter pour un col rond et une couleur neutre pour mettre d'autres motifs modernisés à des endroits stratégiques du pull. Je pense que...
Nathanaël releva le regard vers Andreas inconsciemment et tout son visage pâlit quand il se rendit enfin compte de ce qu'il faisait : gribouiller sur un dessin certainement officiel d'un de ses stylistes. Son crayon tomba d'entre ses doigts, consterné par son manque de contrôle, ses mains se mirent à trembler imperceptiblement.
— Je... vraiment, je..., s'étrangla-t-il, sur le point de rendre son repas du midi.
— Un problème ? Tu n'as pas fini ton explication.
Andreas, toujours penché au-dessus de la table, porta sa tisane à sa bouche et l'humecta avant de l'aspirer dans un son délicat et gracieux. Son regard perçant plongeait dans le sien, sans aucun fiel ni aucune irritation, juste une curiosité amusée, ce qui rendit Nathanaël désœuvré, incapable de reprendre la parole. Son interlocuteur ne le força pas davantage et laissa couler son regard sur lui, ce qui le poussait dans ses retranchements mentaux pour ne pas s'enfuir tout de suite.
— Je cherche des personnes avec une vision large et percutante, soupira Andreas tandis qu'il mangeait son dessert, sauf qu'aucune de mes équipes n'a su me donner des dossiers intéressants pour notre prochaine collection et le Défilé des Fleurs. Je voulais voir si ma première impression sur toi était fausse, mais je suppose que non. Tu sembles bien plus au point que les autres en termes d'analyse des attentes du public et de la mode en règle générale.
— Euh, je...
— Alors je réitère ma proposition, coupa-t-il, pour le mois d'essai. Ce n'est pas par pitié ni par dépit, juste pour l'art que tu parais posséder et que je veux exploiter.
Nathanaël fut surpris par l'entrain irréaliste dont faisait preuve Andreas et, pour tenter de reprendre un peu ses esprits, il posa son regard sur le dessin sur la table, le peu de courage qu'il avait remonta le long de sa gorge pour s'exprimer à peu près clairement :
— Je n'ai rien de spécial... Puis vous me voyez bien là, comme je suis.
— Justement, je te vois très bien, Nathanaël.
Ses joues s'échauffèrent sous la surprise et il écarquilla les yeux, stupéfait par la détermination d'Andreas. Plus encore, que voulait-il dire par « je te vois très bien » ? Comment interpréter de telles paroles ? Presque par réflexe et saupoudré d'une petite rancœur sans intérêt, Nathanaël laissa ses pensées s'échapper.
— Comme un clochard ?
À peine ces mots franchirent ses lèvres qu'il eut l'impression de fondre de honte, comme s'il venait de prononcer sa propre sentence et qu'Andreas allait l'abandonner ici et maintenant pour son insolence. Mais quel ne fut pas le choc quand il entendit un petit rire s'échapper de la bouche du patron.
— Je suis encore désolé, souffla ce dernier, je ne voulais vraiment pas te blesser à ce point. Même si tu n'as pas l'air d'avoir beaucoup d'argent, tu es bien plus riche que n'importe lequel d'entre eux ici.
En prononçant cette phrase, Andreas pointa ses mains, puis, étonnamment, son visage, avant de reprendre la parole :
— Tu es capable de dessiner des tenues qui se calquent sur les publics tout en tentant de proposer de la nouveauté. Tu as encore du chemin à parcourir, mais je suis persuadé que tu peux créer ce qu'il y a de plus beau. Puis, tu possèdes des yeux capables de détecter les moindres erreurs en te basant sur des attentes réalistes, des réflexions intéressantes, des choses dont j'ai besoin en ce moment parmi mes équipes qui n'arrivent plus à être en symbiose. Puis...
Andreas détourna le regard vers les rues à l'extérieur, les lampadaires illuminaient le chemin des passants, en accentuant la terreur nocturne que représentaient les chemins cachés entre les bâtiments et réfléchissant sur les visages fouillis et antipathiques des êtres éphémères qui se matérialisaient et disparaissaient au fil de leur marche sous les lumières fixes. Nathanaël craignait ce paysage, parce qu'il ne l'avait jamais aimé : trop superficiel, trop vide, comme une peinture baroque et terrifiante qui ne représentait que le néant sinistre de l'être humain.
— Je pense que j'ai besoin de nouveauté, une beauté particulière et un état d'esprit différent, finit par dire Andreas.
Il ne sut pas vraiment s'il parlait de lui-même ou de son entreprise, alors il préféra se pencher vers la seconde option, sans chercher à comprendre pourquoi cet homme cherchait tant à embaucher une personne comme lui.
Au bout du compte, ils finirent leurs collations en silence, Nathanaël le remerciait de le laisser réfléchir en paix, de ne pas le brusquer ou de tenter de lui parler, lui qui détestait tant ouvrir la bouche pour expulser des mots vides de sens. Une seule chose tournait en boucle dans son esprit : s'il refusait maintenant, c'était ce fameux bar qui l'attendait.
S'il refusait, sa stupidité ne ferait qu'être confirmée.
Parce qu'il souhaitait plutôt mourir que de revoir les visages crasseux de ces êtres immondes.
Alors quand le rendez-vous toucha à sa fin, que sa chance atteignait son terme, Nathanaël se résolut à devenir, pour une fois, acteur de sa vie. Il leva les yeux vers Andreas, celui-ci commençait à se rhabiller, mais il se figea quand il remarqua son regard sur lui, toujours aussi impassible. Quatre simples mots suffisaient à tout chambouler, à lui donner un nouveau départ, comme une délivrance qu'il n'attendait plus.
— J'accepte votre proposition.
Jamais il ne se saurait douté à quel point ces paroles allaient renverser toute son existence.