Depuis plusieurs minutes, il angoissait dans cette salle d'attente, à mordiller sa joue intérieure et à faire des exercices de respiration sans effet. Son pire ennemi restait encore et toujours ce silence qui occupait les lieux quand le temps se suspendait et durait trop longtemps. En particulier quand il était seul. Inspire. Il retint son souffle, ferma les yeux, ses doigts tremblotaient, pianotaient sur ses cuisses. Expire. Il dégonfla totalement son ventre pour se donner l'impression que l'anxiété le quittait, mais dès qu'il arrêtait son manège, elle revenait naturellement, une entité vicieuse qui se délectait de son espoir. Nathanaël ne savait pas quand cette fameuse psychiatre allait arriver, mais son anxiété se mélangea à une impatience désagréable, qui le poussait à se lever, se rasseoir, se basculer d'avant en arrière pour calmer ce sentiment qui l'empoisonnait.
Andreas était parti dans son bureau, le laissant seul face à cette épreuve et, même si c'était logique car il avait beaucoup de travail, une part de lui en voulait au styliste de le laisser affronter cet obstacle qu'il imaginait comme insurmontable. Au bout d'un moment, après avoir fait tout son possible pour ne pas craquer, la porte du bureau s'ouvrit enfin sur une femme rondelette avec des lunettes ovales qui surmontaient son petit nez. Elle remit une de ses mèches blondes en arrière, attachées en un chignon lâche.
— Tu es Nathanaël Page, n'est-ce pas ?
Sa voix résonnait comme un violoncelle usé, mais dont la tonalité émerveillait encore ceux qui se posaient pour l'écouter. Il se redressa vivement sur ses jambes, flageolantes et sur le point de s'effondrer sous le poids de son angoisse. Il ne fit que hocher la tête tout en s'approchant d'elle, les mains liées entre elles.
— Je te laisse t'installer, mets-toi à ton aise, lui souffla-t-elle en se décalant.
Le bureau se trouvait face à une grande baie vitrée, donnant directement sur la ville, apportant une lumière douce qui entretenait les nombreuses plantes présentes. La modernité de la pièce contrastait avec cet apport de naturel, penchant entre un vert forêt et un marron chocolat, qui calmait un tant soit peu ses maux. Malgré tout, ce fut avec le dos droit et crispé qu'il s'assit dans son siège, incapable de savoir ce qu'allait donner cette séance, étant donné que c'était la première de toute sa vie. La psychiatre vint se rasseoir derrière son bureau et elle sortit un petit carnet, sans quitter son petit sourire rassurant.
— Ne t'inquiète pas, nous sommes entre nous et rien ne sortira de cette pièce. Même M. Iliadis n'a pas le droit de mettre son nez dans mes affaires.
Nathanaël acquiesça légèrement et ses yeux se portèrent sur la petite plaque dressée près de la femme, « Emmanuelle Lambert, psychiatre agrégée ». Elle nota son nom et prénom sur les pages découvertes et elle finit par croiser les jambes en posant son stylo.
— Je parie que tu es un adorateur de thé.
La soudaine affirmation d'Emmanuelle le força à relever la tête, un peu hébété par la confiance dont elle faisait preuve, et il ne put que hocher la tête, se mordillant la lèvre inférieure.
— Cela se voit, le café a ce petit goût amer qui ne te va pas. Cela ne te dérange pas que je te tutoie, d'ailleurs ? Le vouvoiement me donne l'impression de creuser un écart entre moi et mes patients.
— Je ne suis pas dérangé, non..., marmonna-t-il en se frottant le poignet.
— Parfait, alors dis-moi, qu'est-ce qui t'a poussé à aimer la mode et le stylisme ?
La question le prit de court et il ne put que fixer le vide, à la recherche d'explications comme de compréhension : était-ce juste une séance pour parler de son parcours ? Devait-il seulement expliquer ses motivations par rapport à l'entreprise ? Avec une certaine réticence et peur, il tenta d'entamer son récit depuis le plus loin dont il se souvenait.
— Eh bien... Depuis début collège, je crois... Je ne me rappelle plus vraiment ces années, ce n'étaient pas les pires ni les meilleures. Je me souviens d'être tombé sur un magazine de mode, puis les choses ont simplement évolué ? Comme toute passion...
Il sentait qu'il ne m'était pas réellement du sien, mais c'était une étape difficile pour lui et il n'avait pas les clés pour parler de sa vie. Pourtant, Emmanuelle ne parut pas s'en offusquer et elle nota juste par point les informations qu'il lui fournissait.
— Cette passion s'est faite toute seule, sans l'aide de personne ? C'est plutôt rare de développer des hobbies sans influence extérieure.
— Je... Comment dire..., baragouina Nathanaël. Personne dans mon entourage n'avait cette passion, ni mes anciens amis, ni mes parents... Je suppose que les réseaux sociaux m'ont poussé à aimer la mode, de même pour les livres, mais le reste...
Il ne termina pas sa phrase, une bile se forma dans sa gorge alors que la voix forte et imposante de son père retentit entre ses oreilles comme un joug qui s'abattait sur lui : quand il était entré au lycée, sa déchéance avait commencé, et il n'aurait jamais pu deviner à cette époque à quel point il allait sombrer, lui qui aimait tant sa famille et qui menait la vie simple d'un adolescent simple. Des larmes commencèrent à se former dans le creux de ses yeux, un vide étrange se propagea dans son cœur tandis qu'Emmanuelle se pencha un peu sur son bureau pour mieux l'observer.
— Le reste ne faisait que te regarder de loin, sans jamais s'y intéresser ?
— Non, c'est le contraire, s'étrangla-t-il en tentant de retenir ses émotions, mes parents se sont tellement intéressés à ma passion qu'ils ont tout fait pour m'empêcher de la pratiquer. Et, hum... J'ai failli tout abandonner...
— Pourquoi est-ce que tu ne l'as pas fait ?
Pourquoi ne l'avait-il pas fait ? Parce que quelque chose de bien plus grave était survenu, de plus outrageant que son amour pour la mode, jugé trop féminin. Quelque chose qu'il assumait pleinement aujourd'hui, parce qu'il n'avait plus rien à perdre. Sa mère avait beaucoup pleuré, au-dessus de son journal intime ouvert en plein milieu de la table à manger, tandis que son père hurlait à n'en pas finir des abominations qui avaient été marquées au fer rouge dans son cœur. Eux qui ne faisaient que s'infiltrer dans sa vie intime pour le garder sous contrôle, pour n'être que l'extension de leur réussite sociale, pour devenir une copie de leur vie fade et ennuyeuse où il ne vivait que pour le travail et son image. Le secret n'avait jamais existé dans sa famille, au risque d'être considéré comme une trahison.
« Si seulement je t'avais avorté, rien de tout cela ne serait arrivé... »
Ce fut la dernière phrase qu'il avait entendue de sa mère après s'être énervé qu'il ne pouvait pas contrôler sa sexualité et que ce n'était ni une question d'éducation ni de choix. Au final, sa propre génitrice avait préféré un monde sans lui qu'une réalité dans laquelle il existait heureux et en bonne santé. Un sanglot lui échappa contre son gré et sa voix tremblotante brisa le silence qui s'était installé :
— Parce que c'était la seule chose qui me raccrochait à la vie après mon coming-out. Mon erreur est d'aimer les hommes et ils ne l'ont pas supporté. Je suis parti et ce fut la fin de notre famille.
Bizarrement, lui qui pensait être complètement paralysé et incapable de parler pendant cette séance, il ne put que se lâcher durant une bonne heure, à parler de toutes les fois où son père avait brûlé ou jeté ses dessins, de ces moments où sa mère le regardait comme s'il n'était même pas son fils, mais un monstre venu d'une autre planète, ou encore de cette solitude qui ne l'avait jamais quitté alors que tout le monde ne cessait de lui répéter qu'il était « chanceux d'avoir des parents et un toit sur la tête ». Alors il avait supprimé ses émotions pour les transformer en une culpabilité qui l'étouffait encore aujourd'hui.
Parce qu'il ne valait simplement rien.
Si même ses parents l'avaient rejeté, alors pourquoi cette société finirait par l'accepter ?
Après son long monologue à décharger tout le ressenti qui dévorait son esprit depuis des années déjà, une fatigue étrange tomba sur ses épaules, mais son ventre comme son thorax ne paraissaient plus aussi compressés. Ses membres étaient plus légers, bien qu'ankylosés par ce flot de mots incessants. Emmanuelle finit par lever son stylo du carnet et elle s'enfonça dans son siège, les doigts entrelacés sur sa cuisse. Elle leva les yeux au ciel un instant avant de les reporter sur lui, son air détendu mais sérieux l'aidait à se sentir à l'aise.
— Avant d'être un parent, nous sommes des êtres humains, expliqua-t-elle, et un être humain est par définition imparfait. Ce qui veut dire qu'il ne possède pas la vérité absolue — si elle existe — ni un ascendant sur qui que ce soit. Ta famille a certainement oublié ce détail pourtant si important et elle a voulu t'imposer une vision du bonheur et de la « normalité » qu'elle pensait sûrement comme vérité incontestable. Malheureusement, les parents oublient souvent que leurs enfants ne sont pas une extension d'eux-mêmes, mais un être indépendant qui fait ses propres choix et ses propres erreurs pour mener une vie qui lui convient.
Emmanuelle se redressa sur sa chaise tandis qu'il était pendu à ses lèvres, ébahi par son analyse si simple et si difficile à la fois pour certains.
— Ta passion pour la mode n'a fait que bousculer leurs croyances et leur mode de vie, poursuivit-elle, ce qui a entraîné à un conflit qui a empiré sur les années. Même si ce sont tes parents, leur avis ne prévaut pas sur le reste du monde, encore moins quand ils sont capables de renier leur propre enfant pour un amour qu'il ne peut contrôler ou choisir. Toute la culpabilité en toi parce que tu n'as pas su répondre à des attentes inadaptées ou simplement stupides ressort aujourd'hui sur ta vie en général : tu ne crois plus en toi, tu estimes être inférieur aux autres, tu n'arrives plus à côtoyer un autre être humain sans angoisser, parce que tu avais une famille incapable de te voir à ta juste valeur. Or tout le monde a en soi un potentiel à exploiter, une chose à donner au monde pour le rendre meilleur, et tu ne fais pas exception à cette règle juste parce que deux personnes qui n'auraient jamais dû être parents n'ont pas su t'estimer correctement.
Les larmes lui revinrent et se mirent à dévaler sur ses joues creuses tandis qu'il tentait de formuler une réponse, en vain. Emmanuelle lui tendit une boîte de mouchoirs avec un sourire tendre aux lèvres.
— Tu as aussi le droit d'exprimer tes émotions et tes limites comme n'importe quel être humain. De même pour tes envies, tu as le droit et tu en as même le devoir.
— Je... Je voulais juste... Enfin, j'ai...
— Plutôt que de vouloir te battre avec tes mots, pourquoi ne pas laisser ton corps se libérer de tout le poids qu'il porte depuis tant d'années ?
Et il ne fallut que d'une simple phrase pour se laisser totalement aller à ce début de libération. Pendant quelques minutes, il humidifia un bon nombre de tissus et sanglota sans relâche, toujours oppressé par ces souvenirs qui le hantaient. Lorsque les pleurs de Nathanaël commencèrent à s'estomper, Emmanuelle lui laissa le temps de reprendre son souffle. Il se sentait étrangement vide, mais avec une sérénité qu'il ne se connaissait pas, comme si tout ce qu'il avait ravalé pendant des années s'était déversé, emportant avec lui une partie du poids qui le courbait. Même si ce n'était qu'un début, cet apaisement temporaire lui donnait un peu d'espoir sur son cas.
— Tu es en train de faire un grand pas aujourd'hui, murmura la psychiatre en fermant son carnet. Accepte ce qui remonte, laisse ces émotions exister. Elles ne sont ni mauvaises, ni honteuses. Elles sont toi, et tu as le droit de les ressentir.
Il hocha doucement la tête, essuyant ses joues avec un dernier mouchoir froissé. Une légère fatigue lui engourdissait le corps, mais son souffle était redevenu un minimum régulier. Il croisait encore difficilement le regard de sa psychiatre, de peur d'y lire une pitié qu'il ne voulait pas affronter, mais ce qu'il aperçut fut bien différent : une fierté discrète, une forme de respect.
— On va s'arrêter là pour aujourd'hui, reprit Emmanuelle d'une voix douce. Il te faut du temps pour digérer tout ça. La prochaine fois, nous verrons comment diriger ta thérapie pour traiter ton angoisse, il est inutile de trop te pousser au risque de créer des effets néfastes.
Il inspira profondément, rassemblant son courage pour se redresser sur sa chaise et ne fit qu'approuver silencieusement ce qu'elle disait : il savait qu'elle avait raison, mais quitter ce bureau lui donnait l'impression d'abandonner la bulle de sécurité qui s'était formée autour d'eux pour revenir dans un monde bien plus cruel et hostile à ce qu'il représentait. Pourtant, il n'avait pas le choix, surtout quand il devait rejoindre les autres.
— Merci..., souffla-t-il finalement.
Emmanuelle se contenta d'un sourire avant de se lever pour lui ouvrir la porte.
— Je te recommande de te reposer et de manger correctement. Ton corps a besoin d'énergie pour se soigner. Pour l'instant, je te conseille de ne pas trop t'exposer à des situations stressantes, même si j'imagine que c'est plus facile à dire qu'à faire.
Il se leva à son tour, encore un peu chancelant, et sortit dans le couloir sans manquer de remercier une dernière fois Emmanuelle. Il n'essaya pas d'alimenter une dernière conversation et elle referma juste la porte dans un dernier au revoir pour le laisser aller à ses occupations. La lumière crue du néon lui sembla presque agressive après l'atmosphère feutrée du bureau. Il jeta un coup d'œil vers la pendule accrochée au mur : maintenant, il était obligé de rejoindre ses collègues au cinquième.
Son ventre se noua violemment. Retrouver les autres recrues et leur chaperon après cette séance le piquait à vif dans son anxiété — les conseils d'Emmanuelle avait bien vite été balayés. L'angoisse montait, une brûlure familière dans sa gorge le força à refaire des exercices de respiration pour ne pas succomber à la panique. Il inspira à plusieurs reprises, essayant de contenir les émotions qui menaçaient de l'envahir. Ce n'était que son deuxième jour de période d'essai, et déjà, tout lui paraissait écrasant. Pourtant, une partie de lui savait qu'il ne pouvait pas reculer : ce travail représentait une occasion en or, qui ne se produisait qu'une fois dans une vie. Surtout qu'Andreas mettait toute sa confiance en lui et il ne comprenait toujours pas comment c'était possible. Il inspira une nouvelle fois et se dirigea vers l'ascenseur, appuyant sur le bouton avec une légère appréhension.
Lorsque les portes s'ouvrirent au cinquième étage, un bruissement d'activité l'accueillit aussitôt. Des mannequins déjà vêtus de créations audacieuses, des tissus colorés étalés sur de grandes tables, des stylistes qui s'affairaient à ajuster des épingles ou à noter des retouches... L'ambiance était électrique, vivante, mais aussi asphyxiante, trop bruyante.
Il fit quelques pas incertains, scrutant les visages autour de lui, mais il était clair qu'il n'avait aucune idée de qui était l'équipe officielle — il n'avait pas encore pu les rencontrer et Andreas n'avait pas vraiment eu le temps de lui présenter. Il chercha plutôt Célia et William, avec qui il devait retrouver leur chaperon, un certain Carlos Wittmann selon les dires du PDG quand il l'avait coiffé. Son cœur battait à tout rompre. Il avait la sensation que tout le monde pouvait entendre son pouls, percevoir son malaise et que chacun mettait de sa bonne volonté pour le juger. S'il s'était écouté, il aurait fui le bâtiment, mais il ne pouvait pas trahir la confiance d'Andreas.
Une voix légèrement chantante, mais assurée, attira son attention.
— Nathanaël, par ici !
Il tourna la tête et aperçut un homme aux traits lisses et au visage long, les cheveux ébouriffés de boucles marrons, qui lui adressait un sourire jovial et un regard amusé, coincé dans des yeux en amande. À ses côtés, Célia et William attendaient, l'air tout aussi nerveux que lui — même si l'Anglais semblait plus impatient qu'autre chose. Il s'approcha d'eux à petits pas, le visage tourné vers le sol.
— Bien, maintenant que tout le monde est là, on va pouvoir commencer, annonça Carlos Wittmann en s'étirant. J'ai entendu dire de la bouche de notre magnifique patron que votre premier jour n'a pas été des plus concluants et qu'il était important de voir votre manière de travailler individuellement. Donc aujourd'hui sera dédié à des créations séparées sur un thème donné : le chaos.
— Le chaos ? s'étonna Célia. C'est à la fois large et difficile...
— Parle pour toi, c'est easy ! se moqua William qui se tourna vers Nathanaël. Enfin, peut-être pas pour lui...
La soudaine attaque suffit à balayer toute la séance qu'il venait de faire avec Emmanuelle et sa petite confiance qu'il pensait avoir acquis s'envola aussi vite qu'une plume face à une tornade. Était-il agacé parce qu'il avait dû attendre une bonne heure à cause de lui ? Ou était-il juste naturellement comme cela ? Peut-être était-ce aussi dû à son incompétence évidente dans le métier... Carlos s'interposa entre lui et William, les mains sur les hanches, son corps longiligne marchait comme un bouclier efficace.
— Écoute-moi bien, le nouveau, sermonna-t-il en le pointant du doigt, tu peux faire partie de n'importe quelle famille aisée que je m'en ficherais bien ! Plutôt que de t'attaquer injustement à ton collègue, tu devrais commencer par prouver ta valeur, parce que je n'ai rien vu de positif sortir de toi à part des plaintes stupides !
Des ricanements retentirent à l'arrière de la grande salle tandis que William se décomposait sous leurs yeux, ses joues rougissantes de honte comme de frustration. Nathanaël jeta un rapide coup d'oeil derrière lui et distingua deux femmes, une grande et magnifique aux cheveux châtains dans un style tape-à-l'œil qui lui seyait à merveille et une autre plus modeste avec des cheveux gris et courts qui surplombaient un visage neutre et percé. Il reporta son attention sur le conflit entre les deux hommes, désespéré d'être le centre d'attention. Heureusement pour lui, Carlos passa rapidement au-dessus de cela et il tapa dans ses mains, une joie surjouée explosait sur ses traits parfaits.
— Allez, à vos crayons, mes chéris !
☾ ☼ ☽
La fin de la journée arriva rapidement pour son plus grand plaisir et les heures qu'il avait passées à concocter ébauche sur ébauche lui avaient créé une légère douleur dans les doigts et dans le poignet. À plusieurs reprises, Carlos était passé derrière lui en tentant de lui parler, mais il n'avait pu que formuler de vagues réponses marmonnées tant il était concentré dans son travail, mais aussi par pure gêne. Au bout d'un moment, son mentor n'avait fait qu'observer sa manière de créer et cela l'avait oppressé bien plus qu'un flot de paroles incessant derrière son dos. Désormais, il ne faisait qu'attendre le verdict de Carlos en restant assis derrière son bureau — leur groupe avait été isolé dans une pièce entourée de vitres claires. Le susnommé ne tarda pas à venir après avoir discuté avec Célia, cette dernière semblait plus pâle qu'à l'accoutumée et elle s'enfuit rapidement hors de la pièce. Il ne savait pas exactement ce dont ils avaient parlé, mais les critiques parurent assez violentes pour la déstabiliser, ce qui accentua son angoisse déjà bien présente.
Il jeta un coup d'œil sur ses dessins, pas vraiment sûr de son idée : son objectif n'était pas de représenter des vêtements statiques, mais de transfigurer le chaos par un mouvement progressif. Plus le mannequin marcherait, plus les vêtements tomberaient, se dévoileraient comme déchirés, charcutés, jusqu'à parvenir au résultat final qui figurerait un désordre total. Les tons qu'il avait utilisés étaient assez vifs, pétillants, à la Cruella, pour contraster avec ce que pouvait attendre le spectateur — soit des couleurs neutres, simples — et lier cette thématique du chaos à des effets plus grisants, plus addictifs qui marchaient comme une drogue, une effervescence vertigineuse. Mais quand Nathanaël avait vu les visages décomposés de ses pairs, pourtant sortis tout droit d'école de stylisme, il remettait sérieusement en doute ses capacités. Et si, au bout du compte, Andreas s'était bien trompé sur lui ? S'il ne valait pas grand-chose et qu'il échouait lamentablement ? Carlos finit enfin par venir vers lui, un sourire aux lèvres.
— À toi, mon bonhomme, voyons voir ce que tu as à me présenter !
Sans attendre sa permission, il attrapa ses dessins et se posa sur une chaise en face. Le silence perdura pendant quelques minutes alors que le froissement des feuilles commençait à faire monter ses craintes jusqu'à l'asphyxier ; il gardait obstinément le regard au sol et il triturait ses doigts pour tenter de focaliser son attention ailleurs — en vain. Carlos finit par poser ses créations sur son bureau et il croisa les bras en soufflant.
— Je comprends pourquoi notre patron a jeté son dévolu sur toi.
Nathanaël releva vivement la tête, surpris par ce qu'il venait de dire, et cela arracha un petit rire à son homologue.
— Je ne sais pas pourquoi tu parais si choqué, mais tes créations regorgent de créativité et de fraîcheur, même si elles manquent cruellement d'expérience ou de théorie !
Une boule se forma dans sa gorge alors qu'il entendait ses dernières paroles, déçu de lui-même et beaucoup trop conscient de son incapacité à dessiner convenablement. La réalité était là : contrairement aux autres, les ébauches qu'il avait produites se résumaient à une simple imagination sans rien derrière. Il sentit une petite tape sur son bras, ce qui le fit lâcher un râle de surprise alors qu'il reportait timidement son regard sur la moue agacée de Carlos.
— Le patron m'avait prévenu que tu étais du genre à vite te lamenter, mais je ne pensais pas à ce point-là ! râla-t-il en croisant les jambes. Des personnes qui possèdent les bases théoriques, mais qui n'ont aucune créativité, j'en connais un paquet ! Par contre, celles qui n'ont eu aucune formation, mais qui sont capables d'innover simplement par leurs idées, c'est beaucoup plus rare ! Il est tellement plus simple d'apprendre des formules par cœur que de les exploiter pour façonner de nouvelles choses, alors évite de te penser plus nul qu'un autre juste parce que tu n'es pas allé à une de ces écoles de gosses de riches !
Éberlué par la vivacité dont faisait preuve Carlos, Nathanaël ne put même pas répliquer ou même ouvrir la bouche, restant juste les yeux écarquillés et les lèvres plissées, sur le point de pleurer comme un enfant. Il porta son attention vers la pile de feuilles qui reposait près de lui et son ventre se tordit sous l'effet de l'adrénaline : ses créations valaient vraiment quelque chose ? Carlos se pencha légèrement sur le côté pour tenter d'établir un contact visuel et ses traits parurent se détendre.
— Eh bien, quel grand sensible tu fais, mais c'est peut-être ce qu'il manque à ce milieu... En tout cas, le boss n'avait pas menti sur ton mutisme. Tu ne parles quasiment pas et ce serait bon à améliorer si tu veux faire partie d'une équipe de stylistes ! La communication est le b.a.-ba de notre entreprise !
Alors qu'il était sur le point de faire un grand discours sur les valeurs de Dalestio, Andreas entra dans la pièce et Carlos s'arrêta sur le champ en se levant par politesse.
— Patron ! Vous venez chercher votre petite brebis ? J'étais justement en train de lui expliquer que...
— Pourquoi est-ce qu'il est sur le point de pleurer ? coupa-t-il en posant son regard sur lui.
— Hein ? Ah, ce n'est pas ce que vous croyez, j'essayais de le réconforter ! paniqua Carlos en agitant ses mains devant lui.
— Le réconforter ? Tu lui as mal parlé ?
L'aura qui s'échappa du PDG suffisait à faire baisser les yeux à n'importe qui, surtout quand ses yeux se plissaient sous l'agacement et fusillaient le premier venu. Carlos bégaya dans la panique et Nathanaël tenta d'intervenir en se relevant maladroitement, les joues légèrement rougies par l'embarras.
— Je suis désolé, marmonna-t-il, Carlos me complimentait et me donnait des conseils, j'ai juste surréagi...
— Pleurer n'est pas surréagir, interrompit Andreas.
— Euh, je... Oui, je ne pleurais pas vraiment... J'étais juste... content.
Son excuse — qui n'en était pas une — convainquit à moitié son interlocuteur et ce dernier congédia Carlos avec un petit « va faire un rapport et laisse-nous » assez terrifiant. L'autorité dont il faisait preuve l'étonna un peu, pas habitué à côtoyer un homme si sévère au quotidien. L'ambiance le rendait nerveux, alors il essaya de détendre l'atmosphère avec la boule au ventre.
— Carlos m'a bien aidé... Il était gentil.
— Évidemment, les gens ne peuvent qu'être gentils avec toi.
L'affirmation le laissa dubitatif, surtout qu'elle demeurait globalement fausse, mais il préféra ne pas le contrarier. Heureusement pour lui, Andreas changea rapidement de sujet en se penchant sur ses créations.
— Ton rendez-vous avec Emmanuelle s'est bien passé ?
— Oh, oui, lui parler m'a fait du bien...
— Je vois. Et la journée dans son ensemble ?
Ses yeux noisettes se relevèrent vers lui et il se frotta le bras, quelque peu agité par l'attention qu'il lui portait. Il sentait ses joues s'échauffer.
— J'ai bien aimé aussi, même si c'était parfois compliqué... Avec mes angoisses...
— C'est déjà un bon point que tu aies pu apprécier cette journée, soupira Andreas, et j'espère qu'Emmanuelle prendra soin de toi. Elle est compétente et elle t'aidera assurément à gérer ton anxiété. Ce n'est que le début, mais tu as déjà fait un grand pas en tentant ta chance ici.
La douceur et l'honnêteté qui animaient ses mots apaisèrent légèrement le poids sur ses épaules et, sans pouvoir se contrôler, un petit sourire courba ses lèvres.
— Je ne suis pas encore au point...
— Cela viendra, je crois en ton potentiel.
Sur ces paroles, Andreas embarqua ses affaires et les mit entre ses bras alors qu'il tentait de gérer son pauvre cœur, emballé par la foi qu'avait cet homme en lui. Il passa à côté de lui, les mains dans les poches et le menton haut.
— Allez, rentrons, je vais commander du poulet frit, j'espère que ça te va.
Comme à son habitude, il n'attendit pas sa réponse et quitta la pièce pour aller récupérer sa veste et d'autres affaires. Peu importait ce qu'il choisissait, tout lui allait, en réalité. Nourri, logé, blanchi, Andreas lui répétait qu'il ne devait pas penser lui devoir quelque chose. Mais comment pouvait-il ne pas lui être redevable ? Cet homme, réputé pour son talent, possédant une entreprise de mode adulée, innovant sans cesse dans ce domaine, lui donnait sur un plateau d'argent tout ce dont il avait toujours rêvé. Alors évidemment qu'il avait l'impression d'avoir une dette envers lui. La simple pensée de le décevoir et d'échouer lui déchirait le cœur.
À cet instant, Nathanaël se focalisait uniquement sur rendre fier Andreas, sans même se rendre compte que son pouls s'agitait à la simple image de cet être imposant et charismatique.
Et que ses sentiments commençaient doucement, mais sûrement à renaître.