— Monsieur, la réunion va commencer.
Les feuilles défilaient à toute allure sous ses yeux, embrochées dans son regard acéré de critiques et de reproches, mais démuni face au travail médiocre présenté, au point où ses pupilles se dilataient à peine à la vue des coups de crayon qui se propageaient sur le papier luxueux et contaminaient le reste de l'œuvre par de petits détails ou de grosses catastrophes.
— Monsieur, la réunion...
— J'ai très bien entendu, Ulysse.
Le fameux Ulysse le regardait, comme désemparé de son manque de réaction, alors que sa priorité restait de ne pas se mettre à dos ses collaborateurs, surtout en cette période aussi tendue. Mais il ne continua pas sa phrase, toujours aussi obnubilé par le petit dossier horrible qui se trouvait sous son nez.
— Comment est-ce possible que mes employés me proposent une telle abomination ?
— M. Iliadis, vous allez être en retard...
— L'une m'a proposé une direction artistique que nous avons déjà vu il y a quatre ans avec Gellicio, l'un essaye tant bien que mal de paraître original en mélangeant différents styles sans jamais réellement les lier, l'autre me donne des concepts classiques et fades que même un ignorant ne regarderait pas. Je ne mentionne même pas le reste.
Andreas leva enfin la tête, toujours attaché à son air impassible, et il se rendit compte de la mine contrite de son assistant. Un long soupir lui saisit les lèvres alors qu'il se détachait de son siège pour rejoindre Ulysse, en prenant au passage une petite fiole de parfum, légèrement boisé, et s'en mettre sur les poignets.
— Allez, personne, allons rejoindre ces rapaces de collaborateurs, clama Andreas sans lâcher un seul sourire.
— Votre humour est toujours aussi déplorable, monsieur.
Un simple marmonnement lui répondit, l'envie de débattre sur sa capacité à faire rire les autres l'intéressait autant que cette réunion inutile, surtout quand ses distributeurs lui répéteraient seulement ce qu'il savait déjà et que ses collaborateurs autant que les chargés de communication lui mettraient la pression au risque de passer chez les concurrents. D'un problème d'originalité au manque total d'inspiration, passant par des revisites d'ancienne mode éconduites par la cohésion absente entre les idées, Andreas se confrontait aussi à un problème plus inquiétant, presque assassin si les choses demeuraient ainsi : lui-même, couturier et styliste bien trop réputé dans le milieu pour cacher le moindre écart de sa part, n'arrivait plus à dessiner.
Ses doigts n'arrivaient plus à tracer les lignes de son imagination.
Les mois passaient et cette petite étincelle qui avait animé son cœur pendant des années s'estompait petit à petit, à rebours de toutes ses attentes personnelles et professionnelles. Mais se lamenter n'avait aucune pertinence, à part le ralentir pour trouver une solution et le miner pour des raisons puériles : ce n'était qu'un coup de mou, comme tout le monde pouvait en avoir dans sa vie, et il allait évidemment passer au-dessus. Sur ces réflexions rationnelles et optimistes, ils arrivèrent tous les deux face à la porte de la salle de réunion, encerclée par des vitres opaques marchant comme un faux miroir étant donné que personne ne pouvait voir l'intérieur, mais ceux dans la pièce admirait aisément l'extérieur. Andreas entra, le dos droit et le menton levé. Sans un sourire, une salutation ou une excuse, il s'installa directement sur son siège, face aux visages sévères, fermés ou dépités de ses pairs. Le silence se prolongea pendant encore quelques secondes, personne n'osa se prononcer avant le patron d'une des plus grandes marques du monde.
— Je suppose que vous êtes tous ici pour me faire part de vos inquiétudes, alors allez-y, tonna Andreas, je tâcherai d'y répondre.
Après quelques coups d'œil, une voix masculine s'éleva du fond de la salle : Isaac Nogueira, son chargé marketing, montra une pile de feuilles, certainement la même qu'il avait reçue avant de venir ici.
— J'ai feuilleté ce que nos équipes nous ont proposé pour notre prochaine collection et je suis très loin d'être convaincu, maugréa Isaac. Quand on regarde les attentes des clients et ce qui se vend déjà sur le marché, en comptant aussi l'évolution rapide des modes en ce moment, soit nous avons des tenues trop classiques, dépassées, soit inconfortables et totalement à côté de la plaque, soit, et c'est le pire, de mauvais goût.
— Puis c'est sans compter les coûts de fabrication et de production qui ont subi une bonne augmentation, soupira Bong-cha Na, créer des textiles qui suivent les attentes écologiques, les demandes exigeantes des clients et les matières premières de plus en plus difficiles d'accès, j'ai l'impression de perdre la tête !
Andreas les écouta attentivement, ses traits restèrent aussi détendus qu'à l'accoutumée, bien qu'il exerçât une légère pression entre ses mains, accablé d'entendre si peu de bonnes nouvelles. Quelques murmures positifs aux plaintes de leurs collègues résonnèrent entre les murs et Isaac reprit la parole :
— Et je ne parle même pas de tous les journaux avec qui nous collaborons, de nos boutiques partenaires et de nos collaborateurs qui commencent à se douter que quelque chose ne se passe pas bien à Dalestio.
Son regard se baissa un instant sur ses doigts entremêlés, un petit pincement au cœur lui donnait un léger goût d'amertume sur sa langue, qu'il passa sur ses lèvres gercées par le stress : Dalestio était une marque qu'il avait créée dix ans plus tôt et qui avait pris une place considérable dans le monde du luxe et de la mode en très peu de temps grâce à ses innovations vestimentaires, surtout au niveau du textile. Il avait pu prédire les attentes des clients sur plusieurs années, notamment par rapport au bien-être environnemental, à l'évolution des styles de vêtement — notamment un retour de l'élégance et de la modestie —, et un excellent sponsor qui avait su gérer son influence pour l'aider dans son business. De la chance ou du travail, peu lui importait : il avait réussi là où beaucoup auraient abandonné.
Mais Andreas faisait face à une crise jamais affrontée jusqu'à maintenant.
Ses yeux défilèrent sur ses phalanges saillantes, articulant de longs doigts épais, raccrochés directement à une paume soignée et lisse, formant une main toujours parfaitement nettoyée. Celle-ci même qui lui avait permis, pendant tout ce temps, de concocter des dessins, des projets aussi fous que concluants.
Mais cette même main, liée directement à un imaginaire qui lui fermait ses portes depuis quelques mois, ne désirait plus l'écouter et restait bien trop silencieuse face au papier qui appelait à l'innovation. Et il ne pouvait même pas compter sur ses équipes de stylistes quand il voyait le résultat proposé. Andreas prit une profonde inspiration et releva le regard vers eux.
— Nous ne pouvons pas rester dans cette situation, reconnut-il avec une pointe de sidération, surtout quand nos concurrents n'hésiteront pas une seule seconde à nous piétiner pour prendre la première place. Nous nous sommes aussi engagés à fournir des tenues pour le Défilé des Fleurs au printemps à certaines célébrités. Certains de nos modèles attendent aussi pour des publicités ou des shootings, donc le temps est plus que compté. Je nous laisse au maximum deux mois pour trouver une solution, sinon les dégâts sur notre chiffre d'affaires seront considérables.
Certains acquiescèrent tandis que d'autres restaient dubitatifs, mais Andreas croyait en ses capacités et il serait capable d'affronter cette petite difficulté, même seul. La réunion continua pendant près d'une heure, où ils résumèrent les dernières ventes catastrophiques, pour fixer un budget concernant leur prochaine collection et les tenues sur-mesure à créer, avec un résumé de l'étude du marché d'Isaac. Au bout du compte, son temps fut gâché, car rien de nouveau n'était ressorti de ce petit rassemblement. Andreas se leva de sa chaise, désespéré par ce contre-temps stupide, et il sortit rapidement de la salle, sans vraiment savoir s'il retournait à son bureau. Bong-cha le rattrapa dans les longs couloirs de l'entreprise, aussi sobres que froids.
— M. Iliadis ! s'exclama le souffle court. Je dois encore vous donner la liste de potentiels futurs employés et...
— Pose-la dans mon bureau, je m'en occuperai plus tard. Je ne pense pas que ce soit ça qui changera la donne à nos problèmes, mais c'est toujours mieux que rien.
La jeune femme ouvrit la bouche, sur le point de répliquer, mais elle se ravisa assez vite et passa une main sur son visage.
— Monsieur, reprit-elle, si je puis me permettre...
— Il me semble préférable que vous ne vous permettiez pas trop.
— Les choses vont mal depuis votre divorce.
— Je vous ai dit de ne pas trop vous permettre, Bong-cha Na.
Andreas se tourna complètement vers elle, ses traits durcis par les mots qu'elle avait prononcés et son regard glacé par son audace : il n'autorisait personne à évoquer ce passage de sa vie, plus généralement son intimité. Même s'il appréciait son équipe, surtout pour leurs compétences et leur apport à l'entreprise, ce n'était pas pour autant qu'il leur permît de se rapprocher de lui et de se croire amis. Pourtant, la jeune coréenne ne se laissa pas démonter par sa froideur et se pencha en avant, comme pour s'excuser.
— Je sais que ce n'est pas mon rôle et que c'est indiscret de ma part d'évoquer ce sujet, mais je me dois de vous le dire étant donné que ça a un impact direct sur l'entreprise, Monsieur. J'espère que vous ne tiendrez pas rigueur de cette impertinence.
N'ajoutant qu'une simple salutation en guise d'au revoir, Bong-cha fila aussi vite que la lumière ; Andreas ne chercha pas à la retenir ou à la gronder sur son attitude déplacée, car il ne pouvait pas entièrement lui donner tort : depuis cet événement, survenu un an plus tôt, tant de choses avaient changé, lui le premier. Tout bonheur avait son lot de malheurs, une règle qu'il connaissait depuis très jeune, mais jamais il n'aurait cru que l'infortune se glisserait aussi vicieusement, que l'amertume pouvait goûter son âme et coller son palais sans jamais penser à s'en défaire. Offrir son cœur lui avait coûté sa confiance et son temps, avec une part d'amour qu'il ne cessait de remettre en question aujourd'hui : avait-il vraiment aimé, au bout du compte ? La douleur avait-elle été assez intense pour rivaliser avec l'affection qu'il pensait avoir porté ? Le bonheur qui l'avait conduit jusqu'ici avait-il été, en réalité, qu'un odieux simulacre dont il n'arrivait pas à trouver les ficelles ?
— M. Iliadis ! coupa une voix dans son dos alors que ses pensées affluaient encore et encore. Vous devriez...
— Je vais prendre un peu l'air, Ulysse. Si quelqu'un a besoin de mes services, dis-leur que je ne suis pas encore disponible.
Sous le regard effaré de son assistant, Andreas se laissa porter par ses envies, tentant malgré tout de se convaincre que la situation de son entreprise s'arrangerait. Il en était certain, peu importait à quel prix.
Mais pour lui...
Rien n'était moins sûr que sa propre guérison, alors s'il ne pouvait pas contrôler son état mental, autant l'ignorer pour de bon et se raccrocher à du concret.
Quitte à s'y perdre.