Tout ce qui comptait, c'était sa respiration.
Une première fois, inspiration, il passa les portes. Les regards ne convergeaient pas vers lui, mais tous les regardaient ; il le savait, son visage brûlait de son passé. Une deuxième fois, expiration, il avançait pas à pas dans cette vaste étendue de présence et de voix, son regard ne se focalisait que sur la route devant lui, car s'il déviait, il en mourrait.
Une épaule le frôla, il en sursauta, presque au point d'en recracher son repas, mais il continua, les jambes tremblantes de cette angoisse latente qui se jouait de lui fièrement. La rumeur lui striait les oreilles, les enfants couraient parfois trop près de lui, les familles s'amusaient à parler fort, les mères criaient sur leurs progénitures tandis que les pères regardaient ailleurs — un cliché trop ancré dans cette société. Nathanaël s'approcha du rayon fruits et légumes, la tête baissée, son sac de courses en main : il aurait voulu prendre un chariot, mais une dame âgée le faisait déjà, il n'avait pas osé attendre derrière elle. Dans sa poche se trouvait la petite liste de produits à se procurer, mais ses bras ankylosés d'anxiété ne lui permettaient pas de fouiller.
De mémoire, cinq kiwis jaunes, des tomates en grappe, des courgettes, des bananes et du melon. Peut-être des champignons... Nathanaël prit une grande inspiration à nouveau, décidé à se calmer et il plongea sa main dans son pantalon, sortant le bout de papier froissé. Sa concentration était mise à mal à cause du parfum trop appuyé d'une femme qui passa à côté de lui, des bruits de mastication d'un adolescent qui savourait un gâteau et de la puanteur étrange émanant d'un papi, sûrement sénile. Sa vision se brouilla quelques instants, avant de déchiffrer les mots griffonnés dessus.
Il devait bien prendre des champignons.
Alors il se servit, tentant de se faire le plus petit possible, pour que les yeux qui pourfendaient son dos cessaient enfin de le lorgner. Quelques gouttes de sueur coulèrent sur sa tempe et le long de son échine, une boule au ventre l'empêcha de se saisir de la quantité qu'il voulait et, à son plus grand dam, il oublia de prendre les kiwis. S'il faisait demi-tour maintenant... Nathanaël secoua la tête, abandonnant sa quête aux fruits, et il se précipita vers les eaux pour prendre son pack habituel.
Sauf que, une fois devant les étagères, l'absence totale de sa boisson plate préférée le figea sur place. Son regard coula vers la jeune femme qui s'assurait de la mise en rayon, muni d'un air blasé effrayant, et il se résolut à laisser l'eau derrière lui, n'optant que pour un autre produit moins bien. Son parcours se déroula sans encombres par la suite, il put obtenir tout ce qu'il y avait sur sa liste — sauf ses kiwis — et, à bout de nerfs, il tenta les caisses automatiques, en vain : bien trop de monde, et une caissière trop bavarde. Alors il se rabattit sur une caisse normale, moins bondée que les autres. Une fois tous les aliments posés sur le tapis, avec une délicatesse qui agaça une vieille femme face à lui — « quelle lenteur insupportable » semblait-elle avoir murmuré — et il détourna simplement le regard vers ses courses, honteux et sur le point de régurgiter.
Que faisait-il ici ? Pour assurer sa survie. Seulement cela. Mais il allait en mourir. Qu'en vint son tour, le jeune homme qui passait les produits lui jetaient des coups d'œil agacés, légèrement dédaigneux, à cause de sa simple existence : il lui manquait tant de choses pour paraître appréciable au reste du monde et il souhaitait ne plus en pleurer. Et vint le moment du paiement. Nathanaël fouilla les poches de sa veste, à la recherche de sa carte bleue, et une pensée fugace traversa son esprit : elle était restée sur sa table de cuisine. Son visage se décomposa quand il comprit ce qui lui arrivait ; il ne pouvait pas payer.
Il sentit les clients s'impatienter, le regarder bizarrement, et ses mains tremblaient, son corps transpirait d'angoisse et ses yeux s'embuèrent alors qu'il tâtait encore et encore ses poches. Le dire au caissier, lui demander de mettre en attente le temps d'aller chercher sa carte, solution facile pour le commun des hommes. Mais insoutenable pour sa triste existence. Ses lèvres tremblotèrent sans se détacher l'une de l'autre et, alors qu'il crut vaciller d'anxiété, une main passa devant lui et une carte se posa sur le TPE. Sonné par la soudaineté du geste, Nathanaël releva les yeux vers son sauveur et, croyant être tombé dans un rêve éveillé, il ne put tenter de le remercier tant son visage le paralysa.
Ses boucles entravaient une partie de son front, resplendissantes de noir pur, surplombant des sourcils épais et un regard pétillant de noisettes, coupé par un nez légèrement bossu et imposant, dont les lèvres pleines venaient bonifier le reste de ce visage quelque peu bronzé et immaculé de la moindre trace. Le plus beau sur cette œuvre naturelle furent les longs cils qui attendrissaient la dureté de ses traits. Le bruit du sans contact retentit entre ses oreilles et il se rendit compte de son impolitesse à dévisager ainsi un total inconnu. Nathanaël recula d'un coup, trop proche de cet homme trop grand, et il garda la tête ancrée vers le sol, plus pâle qu'à l'accoutumée. Il tenta à nouveau de parler, même si ce n'était qu'une sorte de bredouillement qui sortit d'entre ses lèvres.
— Euh, je... merci..., bégaya-t-il, les yeux écarquillés.
— J'étais pressé, soupira l'homme, je n'avais pas le temps d'attendre que vous trouviez votre carte.
Ce dernier lui tendit son sac de courses, la froideur qui étirait ses gestes et accompagnait son regard le rendit nauséeux ; automatiquement, les pensées éteintes, il prit son dû et marmonna des excuses avant de fuir loin de ce magasin. Il passa les portes automatiques à toute allure, son pouls pulsait dans tout son corps, sur le point d'imploser par toutes les émotions qui assaillaient son pauvre esprit. Idiot, il n'était qu'un idiot profondément handicapé socialement.
À certains moments, à certains endroits, il aurait aimé tuer ce lui envahissant, l'extraire de sa chair pour l'achever définitivement.
Face à sa petite voiture, cabossée un peu partout, enfoncée du côté du passager et d'un bleu abîmé, Nathanaël tapota les poches de sa veste pour trouver les clés. À son plus grand désarroi, il ne tomba que sur le vide — en omettant le mouchoir usagé — et une sorte de flash défila devant ses yeux : les clés sur la caisse, qu'il avait sorties pour retrouver sa carte bancaire. Un poids invisible tomba dans son ventre tandis qu'il restait coi devant sa porte, incapable de se retourner pour aller récupérer ses affaires : les gens le prendraient pour un idiot, ils verraient à nouveau son visage, leur dégoût qui tordait leurs traits à chaque fois qu'il passait près d'eux.
Mais s'il voulait à jamais partir du supermarché, sa seule solution restait d'y retourner. Pris d'un élan de courage, ou par un dépit insupportable, Nathanaël fit volte-face, mais son visage cogna contre une épaule. Il porta ses doigts à son nez endolori par le choc, une légère grimace plissait ses traits tandis qu'il levait son regard vers la source de collision. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand il constata que c'était le même homme qu'à la caisse, toujours aussi démuni d'émotions et d'expressions. Les mots manquants, bien que la bouche ouverte de béatitude, ses yeux finirent par descendre vers l'objet que tendait cet inconnu.
— C'est à vous.
Sa voix rauque et grave l'obligea à rester mutique, face à lui, incapable de faire quoi que ce soit devant un tel homme. Mais quand il l'entendit claquer sa langue contre son palais, il se hâta de prendre ses clés et de baisser la tête, affreusement honteux de s'être laissé ainsi emporter par sa contemplation.
— Je, euh... merci..., marmonna faiblement Nathanaël avant de se tourner vers sa voiture, les mains tremblantes d'appréhension.
Il voulut entrer la clé de sa voiture dans la serrure, mais elle lui échappa des mains et tomba dans un tintement désagréable sur le sol. Il se dépêcha de la récupérer et remarqua que son sauveur se tenait toujours derrière lui, les sourcils froncés. Ce dernier plongea sa main dans son sac en bandoulière, fait de cuir ancien plutôt à la mode ces temps-ci, et en sortit quelques billets pour les lui tendre.
— Tenez, la prochaine fois, achetez-vous de la vraie nourriture et pas seulement des boîtes de conserve indigestes.
Sur ces mots, l'inconnu continua sa route jusqu'à sa voiture, sous le regard choqué de Nathanaël qui ne le quitta pas des yeux jusqu'à son départ. Près de trois cents euros se trouvaient entre ses doigts, aussi brûlants que dégoûtants, et une amertume toujours aussi vivace vint combler le tourment qui grignotait son cœur. Dans la vitre côté conducteur, il lorgna son reflet et se sentit soudainement écœuré, abattu de ressembler à une telle abomination. Personne ne pouvait reprocher aux autres de mal interpréter sa condition.
Malgré tout, cet homme venait réellement de le prendre pour un clochard.
Et tout ce qu'il put faire, c'était tenter d'oublier un moment qu'il n'oublierait jamais, comme tous les autres.