L'humiliation n'était pas un sentiment inconnu.
Chaque personne qui s'était installée dans son cœur le temps de quelques jours, quelques mois ou quelques années avait fini, à un moment ou un autre, par l'humilier. Les émotions vagabondes qui se suspendaient en son sein se transformaient toujours en de forts sentiments ancrés dans son esprit, pour être piétinés par cet être abominable et collant, qui écrasait son égo et se moquait de sa sensibilité, ses limites.
Alors entendre cet homme, une entité presque divine à ses yeux tant son influence sur ses choix de vie était puissante, tant ses créations l'avaient changé, celles d'Andreas Iliadis, les mains sacrées, le Dieu du Tissu — un surnom qu'il trouvait plutôt gênant, presque ridicule, comme tous les surnoms finalement —, ce n'était pas nouveau. Mais il en restait profondément blessé parce que cela venait d'un homme qu'il respectait comme styliste et qu'il admirait. Un « clochard », voilà ce qu'il représentait. Bien que ce ne fut pas une tare absolue de l'être, les pauvres restaient des êtres humains forts et victimes d'un monde trop vicieux, il ne l'était pas, mais son apparence, elle, si. Et pour quelqu'un qui se revendiquait adepte de la mode, du textile, des vêtements, c'était un coup dur.
Pourtant, il ne devrait pas être étonné.
Mais la fissure s'agrandissait toujours un peu plus, son cœur semblait se briser à chacun de ses misérables pas sur le bitume nettoyé. Au-delà de l'humiliation, c'était la honte qui l'étranglait : se présenter ainsi devant un tel homme, voilà ce qui le perturbait. Il n'avait cessé de rêver d'une rencontre avec les grandes personnalités de la mode et Andreas Iliadis en faisait partie. Lui qui avait imaginé quelque chose de grandiose, de grandiloquent, où il serait à son tour un homme accompli et vaillant, la réalité l'avait rattrapé comme une vile peste qui contaminait son quotidien jusqu'à meurtrir son corps de désespoir et de lassitude.
Quand il mit enfin le pied chez lui, il ferma la porte à clé et se laissa tomber sur son canapé miteux. Son regard se posa sur les lieux, et il se rendit compte de la différence flagrante entre le train de vie de ceux qui n'avaient pas à s'inquiéter de manger et lui : alors que ses murs possédaient des taches d'humidité çà et là, avec une tapisserie mal finie et aucune décoration, ceux d'Andreas étaient ornés de pierres irrégulières accompagnées d'une peinture beige clair, avec des tableaux de peintres dont il ne connaissait ni le nom ni le genre qui habillaient les endroits vides. Il ne souhaitait même pas s'attarder sur le reste, car ce serait se rappeler les belles plantes dispersées dans son salon, alors qu'il ne pouvait même pas espérer maintenir un bouquet en vie chez lui, ou encore les meubles neufs et bien entretenus — comme les sièges en daim bordeaux larges et décorées de coussins de la même couleur, lui n'en possédait aucun.
Nathanaël n'avait pas besoin d'Andreas pour avouer sa misère, mais cette comparaison entre eux révélait une réalité sous-estimée jusqu'alors. Au fond, être confondu avec un clochard n'avait rien d'étonnant : il en était un.
Ses yeux se baissèrent vers le numéro qui s'affichait sur la carte que lui avait donné Andreas : par fierté, il aimerait ignorer sa proposition. Mais il n'en avait aucune. Pourtant, il préféra le faire miroiter pendant quelques jours, le temps de faire un point sur sa situation et sur ses options. Nathanaël jeta le bout de papier sur sa table basse, un petit soupir s'échappa de ses lèvres tandis qu'il se hâta pour prendre une douche méritée, certes froide, mais au moins, il pouvait se nettoyer et mettre ses idées au clair.
De toute façon, il n'avait rien d'autre à faire.
☾☼☽
Au bout de plusieurs heures à tourner en rond et se gorger de vieilles émissions ou de revues de mode, Nathanaël finit par jeter le roman qu'il tenait entre ses mains, aussi prévisible qu'inintéressant. Lui qui essayait tant de se cultiver pour ne pas passer pour plus idiot qu'il ne l'était, il avait toujours cette mauvaise impression de ne rien valoir. Dans un soupir excédé, il laissa son ouvrage tomber sur le canapé ; il s'étira, habillé d'un simple pull avec des pelotes qui grignotaient le tissu et d'un bas un peu trop fin pour la saison, puis se leva pour tenter de trouver quelque chose de bon à manger. Mais il fit à peine quelques pas que sa sonnette résonna dans son petit appartement. Nathanaël haussa les sourcils, sa douce angoisse s'attaqua à ses épaules pour les tendre avant de descendre dans son ventre pour le tordre.
Qui venait le déranger alors que le soleil s'affaissait et la lune s'installait ?
À reculons, Nathanaël marcha jusqu'à sa porte, la sonnette striait ses oreilles à cause de son manque de courage et il finit par tourner la poignée pour tomber sur le propriétaire, Pierre Solis, un vieil homme austère, chauve, à la mine ridée et les yeux plissés d'aigreur. À chaque fois qu'il apparaissait dans sa vie, ce n'était jamais un signe porteur de bonne nouvelle.
— Oui... ? marmonna Nathanaël, en restant collé à la porte, ouverte à moitié.
— Ah bah enfin ! maugréa le vieil homme. J'ai failli partir ! Pourquoi vous avez mis autant de temps ? Vous cachez de la drogue ?
Nathanaël crut s'étouffer en entendant l'accusation infondée de Pierre et il secoua la tête en baragouinant un « non ».
— Qu'importe, je m'en fiche, cracha le propriétaire, je viens juste vous prévenir que vous allez devoir laisser ce logement à la fin de ce mois.
— Quoi ? Mais...
— Pas de mais ! s'indigna Pierre. J'ai été assez gentil avec vous, entre vos loyers impayés ou les plaintes des voisins quant à vos tapages nocturnes quand vous rentrez à point d'heure ! Je suis sûr que si je fouillais dans l'appartement, je retrouverais des herbes, peut-être même quelques prostitués ! Je veux que vous soyez parti à la fin du mois, sinon c'est la police que j'envoie !
Pierre ne lui laissa pas le temps de répliquer — il ne l'aurait pas fait de toute façon — qu'il partit, râlant sur lui et ses mauvaises habitudes, des accusations insensées. Mais l'injustice lui causa plus de mal que toutes ses paroles en l'air : il se faisait expulser, comme un malpropre, sur des infondés grotesques. Seule sa voisine un peu folle, qui possédait des rats et des chats, l'accusait de faire trop de bruits et de ramener des femmes toutes les nuits — elle les entendait gémir, apparemment.
Alors qu'il était gay.
Mais personne ne le savait, alors il était facile de l'accuser de telles inepties. La seule raison valable, c'étaient ses loyers impayés, ou plutôt retardés à cause de son manque d'argent, mais qu'il avait presque fini de tout payer.
Pierre n'avait malheureusement pas été assez patient.
La porte refermée derrière lui et marchant jusqu'à son salon pour s'effondrer sur son canapé, Nathanaël se mit en boule, les yeux écarquillés, incapable de penser correctement, comme si ce qu'il venait d'entendre n'avait été qu'un affreux cauchemar, une mauvaise blague.
Le déni le préservait de ses émotions exacerbées.
Recroquevillé sur lui-même, le cœur battant à tout rompre, ses bras encerclaient ses genoux et sa tête reposait lâchement sur ses jambes, comme si son cerveau s'était éteint, que tous ses muscles s'étaient relâchés.
Et la réalité le frappa.
Lui, chômeur depuis quelques mois, qui survivait plus qu'il ne vivait, allait perdre le seul foyer qui lui restait. Il se rappela la proposition de la femme pour l'emploi au bar et il la compara à celle d'Andreas Iliadis, comme si elles étaient vraiment comparables. Évidemment que la seconde était la seule à choisir, mais la honte le submergeait toujours plus en pensant au simple fait de se retrouver face à cet homme dans cet état. Les larmes lui montèrent aux yeux et une envie irrépressible de refuser la chance que lui donnait Andreas l'étouffa, au point de le faire paniquer ; le fait de penser le revoir, lui parler, accepter, le terrorisait.
Mais des souvenirs perlèrent dans son esprit, comme des souffles d'images qui le poussaient à ne pas oublier les conséquences de fréquenter des bars comme celui proposé par cette femme pour contrer son chômage.
Jamais de la vie. Il préférait mourir que de retourner dans un endroit de ce genre.
Un endroit qui résumait sa dernière relation.
Un endroit où il avait subi un chantage qui avait ruiné une partie de son être.
Nathanaël se leva, ses mains tremblaient à force de ressasser un passé qui lui écrasait les entrailles et la sueur perlait sur son front ; il gardait les lèvres serrées entre elles, le souffle court, avec cette impression que son corps allait imploser d'angoisse, oppressé par les images de cette personne qui l'assaillait encore et encore.
Toutes les nuits, à toute heure, elle murmurait ses rires à son oreille.
Il alla dans la salle de douche pour prendre ses anxiolytiques et son reflet se perdit dans son regard fatigué, gardant cet aspect abominable, dépravé, perdu par les abysses de la basse ville. Les cicatrices qui longeaient sa peau et son visage creusé par la pauvreté, ses lèvres gercées par le manque d'hydratation, ses paupières alourdies par son sommeil irrégulier, rien chez lui n'allait, tout son physique respirait la misère.
La mort.
Pourtant, il allait devoir faire un choix et outrepasser ses peurs, son anxiété pour se sortir de cette situation. Nathanaël attrapa le cachet et emplit son verre d'eau pour retourner dans son salon. Il guigna sur la carte qui jonchait sur sa table basse, brillante et modeste, aux tons bleu-gris et blancs.
Abattu et résolu, il se força à prendre son portable, laissant son pouce suspendu au-dessus de l'écran fissuré.
Et il finit par composer le numéro.
« Je n'ai plus rien à perdre. »