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Chapitre 4, Andreas

Toute sa vie n'avait été faite que de rationalité. Chaque petit problème possédait une simple solution et ses plus terribles maux se soignaient par une relativisation à toute épreuve, que tout ce qui se trouvait hors de son contrôle ne devait pas le perturber. Pas d'impulsivité, pas d'écart, pas de pensées intrusives, juste lui et ses songes organisés.

Alors comment ce clochard avait-il atterri chez lui ?

Assis sur son canapé en daim, avec des vêtements qui se comparaient facilement à des haillons — peut-être exagérait-il, ce n'étaient qu'un haut et un pantalon, mais de piètre qualité —, des cheveux mal coupés et en pagaille, avec une mine affreuse — liée à la fatigue, certainement —, il contrastait aisément avec le reste de la pièce. Ce n'était pas lui. Ramener une personne ici juste parce qu'elle possédait un certain talent pour la mode ne lui ressemblait pas.

Mais quand il avait feuilleté ce carnet quelque peu sale et d'une vieille odeur d'humidité, son cœur avait remué pendant une petite seconde, hypnotisé par la candeur des tenues et leur sensualité délicate. Rien n'était abouti, chaque modèle manquait encore de travail et d'amélioration, mais ce petit rien qui se cachait entre les détails révélait un talent jusque-là inexploité.

Un regard neuf sur un monde trop ancien.

Andreas jeta un coup d'œil à Nathanaël alors qu'il finissait de préparer les cafés, toujours aussi dubitatif quant à son choix : peut-être était-ce le bon, peut-être le mauvais, c'était à lui de faire en sorte de tirer quelques avantages de cette rencontre fortuite. Il prit les deux tasses et se dirigea vers son salon, posant les récipients sur la table basse.

— Je n'ai mis ni sucre ni lait, j'espère que c'est à ton goût.

L'homme face à lui resta statique pendant une petite seconde et acquiesça en silence, la mine un peu tirée ; il attrapa l'anse avec une douceur qui l'étonna et la porta à sa bouche pour siroter le liquide amer, en tentant de rétracter une grimace, en vain. Andreas ne quittait pas ses gestes du regard, devinant aisément que le café n'était absolument pas à son goût. Sans prévenir, il fit un aller-retour à la cuisine et ramena du lait, du sucre, pour le donner à Nathanaël. Ce dernier rougit en se rendant compte de son manque total de contrôle sur ses émotions et il ne marmonna qu'un « merci » mal assuré.

Plusieurs minutes passèrent sans qu'aucun des deux hommes ne parlât. Andreas comprit assez vite qu'il n'obtiendrait rien de lui s'il ne parlait pas en premier ; après un petit soupir, il se résolut à prendre les devants, surtout que c'était lui qui l'avait ramené dans son appartement.

— Tu dois sans doute te demander ce que tu fais là et ce qui m'est passé par la tête pour t'emporter chez moi presque en te forçant, souffla Andreas. Je ne pourrais malheureusement pas t'apporter de réponses, car je ne le sais pas moi-même. Du moins, j'ai un objectif, mais les moyens que j'utilise sortent de mes habitudes.

Nathanaël lui adressa un simple hochement de tête, évitant constamment son regard, ce qui avait tendance à l'agacer plus que de coutume. Malgré tout, il ne le releva pas, car la situation le mettait forcément dans l'embarras, alors sa mission demeurait de le mettre à l'aise et d'exposer le plus rapidement possible ses pensées.

— Enfin, qu'importe, toussota Andreas, je suis le PDG de Dalestio et...

— Vous êtes Andreas Iliadis ? s'écria Nathanaël tout d'un coup, relevant vivement la tête.

Sauf que son soudain entrain, animé par de vives joies implantées dans ses yeux et une admiration toute nouvelle étendue dans les traits de son visage, retomba très vite avec la gêne qui grignota la peau de ses joues. Le regarder signifiait passer par mille étapes à l'intérieur de ses expressions pour déchiffrer chaque petite pliure qui formait ses rides, lire la rondeur de ses yeux ou la plissure de ses lèvres, analyser chacune de ses réactions avec une facilité effarante et se rendre compte que cette simplicité n'était qu'une façade qui abritait d'étranges phénomènes de crainte, d'angoisse pour fuir un monde que lui-même détestait.

En réalité, depuis le début, Andreas ne l'avait pas vraiment vu. Et quand il décida de réellement poser son regard sur cet être dont il ne connaissait que le prénom, une bulle éclata dans sa tête et ses yeux s'écarquillèrent légèrement de surprise. Son physique n'en menait pas large aux premiers abords, plutôt son hygiène : des cheveux sauvages, un visage constamment baissé, des vêtements troués, pas repassés, comme s'il tentait de les user jusqu'à leur dernier souffle, et un corps maigre recouvert de la tête aux pieds par des couches de tissu qui semblaient vouloir le cacher du reste du monde. Mais quand il se penchait légèrement, un peu sur la droite, et qu'il détaillait les singularités de son visage, une lourde pierre tombait dans son ventre et remontait jusqu'à son cœur, avec une force embarrassante.

Là, sur sa paupière gauche et sur une partie de son cerne, s'étendait une cicatrice marquée et marquante, d'où s'échappait un gris clair à travers des cils fins et légèrement longs, des yeux larges aussi doux que ceux d'un tigre — celui à la cicatrice un peu plus fermé que l'autre — n'osaient pas le regarder et quelques rougeurs se distillaient sur des joues, dont celle à droite — sa droite — possédait une coupure qui longeait son menton. Ses lèvres, sèches et quelque peu pleines, sans dépasser la normalité masculine, ne cessaient d'être mouillées par la gêne qui l'encombrait, accompagnées d'un nez droit aux narines étroites qui reniflait constamment, sûrement à cause d'un mauvais rhume. Son visage se modelait tel un diamant, creux, peut-être par malnutrition, mais éclatant dans son regard envahi par la particularité de cet homme.

L'incarnation du sublime, un grotesque où se terrait une beauté phénoménale.

Pour éviter de rendre la situation plus étrange qu'elle ne l'était déjà, Andreas prit un second souffle et s'assit sur son siège habituel, près de sa fenêtre.

— Je suis Andreas Iliadis, confirma-t-il, et je suis à la recherche de nouveaux talents pour mon entreprise. Nous traversons une petite crise en ce moment, rien d'inhabituel, mais je préfère assurer mes arrières. Quand je t'ai vu dessiner, même si ce n'est pas encore abouti, j'ai tout de suite vu de quoi tu pouvais être capable.

Nathanaël ne bougea pas d'un poil, ce qui incita Andreas à continuer sa tirade pour poser les bases d'un potentiel contrat entre eux.

— Je voulais donc te proposer une période d'essai chez Dalestio, finit-il par conclure, te donner une chance de te sortir de ta misère et de m'aider par la même occasion.

Un léger tic branla le sourcil de son interlocuteur le temps d'une seconde, presque imperceptible. Même si ses yeux restaient obstinément loin des siens, il remarqua très vite la frustration qui dansait sur ses traits.

— Quelque chose ne va pas ? demanda Andreas, un sourcil haussé.

— Vous m'avez traité... de clochard, deux fois, baragouina Nathanaël, les poings serrés.

— Oui, et alors ?

Après un nouveau coup d'oeil sur ses vêtements, son constat restait le même : l'homme en face de lui était un pauvre, quelqu'un démuni, peut-être même sans réel domicile. Pourtant, quand il vit Nathanaël se lever doucement et feinter d'épousseter son pantalon, il sut que ses paroles ne lui avaient absolument pas convenu.

— J'ai un appartement, un loyer à payer, je vis ma vie comme chaque citoyen de cette ville, murmura-t-il, ses doigts tremblaient. Je... Tout le monde n'a pas les mêmes moyens que vous, M. Iliadis. Enfin, je veux dire... Vous comprenez.

Même si ses phrases restaient des marmonnements presque intelligibles pour celui qui ne se concentrait pas ou entendait mal, il en décoda facilement l'irritation : le traiter de clochard n'avait probablement pas été un geste acceptable socialement. Pour rattraper le coup, il griffonna sur un bout de papier son numéro professionnel et le tendit à Nathanaël.

— Tes vêtements indiquent tout le contraire, ton odeur aussi, souffla Andreas, mais il semblerait que je me sois trompé. Malgré tout, j'aimerais que tu me partages ta décision quand elle sera prise, en espérant te voir rapidement à mes côtés à Dalestio.

Il posa la petite feuille pliée dans sa paume, satisfait d'avoir trouvé quelqu'un qui possédait des capacités à exploiter, même s'il n'était pas encore totalement convaincu. Ce qu'il ne saisissait pas, c'était le manque total de réaction de Nathanaël, toujours aussi mutique et dont la joie absente l'étonna : beaucoup rêvaient de travailler pour lui, de le rencontrer, alors il avait supposé que ce jeune dessinateur ressentirait la même chose.

Mais aucune expression. Ou du moins, son regard éteint le rassura à moitié. À nouveau, Andreas dut tendre l'oreille pour l'entendre et il ne perçut qu'un « je dois rentrer » précipité. Avec un peu de réticence, il ne fit qu'acquiescer pour ne pas lui mettre la pression et le ramena à la porte, sans un mot, pour atteindre l'ascenseur et descendre tous les étages ensemble. Étant donné qu'il habitait dans une bâtisse spécifique aux personnes aisées, il valait mieux ramener Nathanaël par lui-même, sinon il risquerait de se perdre et de s'attirer des ennuis inutilement — comme d'autres personnes qui l'accuseraient de vol.

Ils atteignirent le rez-de-chaussée rapidement et, dans un silence étrange, ils arrivèrent devant la façade de l'immeuble et Andreas passa une main sur sa barbe de trois jours, exténué par cette journée éprouvante sur tous les points. Nathanaël se tourna un peu vers lui, le dos voûté vers l'avant, et il baragouina sans grande conviction :

— Merci à vous pour votre offre, bonne soirée.

Le ton de sa voix l'électrifia, aussi lointain qu'un doux écho de vague qui s'achevait sur le sable, une brise basse qui ne venait qu'au jour triste, et un petit malaise s'installa dans son cœur. Était-ce à cause de son mauvais jugement que l'expression atterrée de Nathanaël le brassait ? S'il voulait l'inclure dans son entreprise et tenter de le convaincre, même si la situation ne l'avantageait en rien — le ramener chez lui sans explication et lui proposer de but en blanc un tel travail —, il devait mettre toutes les chances de son côté. Il rattrapa Nathanaël, qui commençait à partir, et se posta devant lui.

— Si tu m'en veux pour t'avoir appelé « clochard », je suis désolé, j'ai tendance à dire les choses sans filtre selon mon assistant.

L'homme face à lui évitait de le regarder, frottant son bras vivement avec sa main, et un petit hochement de tête lui indiqua qu'il avait bien entendu ses excuses. Pendant un instant, Andreas avait douté de son geste et de ses paroles, mais un petit murmure lui parvint :

— Merci, je vous rappellerai...

Alors, le laissant enfin partir, il s'écarta de son chemin et Nathanaël s'enfuit directement, en marchant beaucoup trop vite pour que ce fût naturel.

Andreas le contempla, happé par cet être plutôt étrange, et une légère émotion s'entortilla dans son ventre pendant quelques secondes avant de s'essouffler.

Grâce à son impulsivité inhabituelle, il espérait avoir trouvé une perle rare pour son entreprise.

Capable de la sauver de cette crise qui la menaçait.

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