Ses yeux parcouraient les papiers étalés devant lui, les informations se multipliaient par petit nombre, comme si l'existence de celui qu'il convoitait ne se résumait qu'à quelques lignes inintéressantes et banales. Pourtant, cette absence de surprise le rendait bien plus curieux que las : de ceux qui n'étaient rien ressortaient les plus belles choses. Nathanaël Page ne représentait rien, ne possédait rien, n'apportait rien. Chômeur, orphelin, vivant dans les bas quartiers de la ville, sans aucune relation extérieure, mis à part avec ses voisins — et encore —, cet homme n'était qu'une ombre qui vaguait dans les rues que personne ne remarquait.
La seule distinction de notable — pour la société — chez lui, c'étaient ses cicatrices et ses yeux. Néanmoins, Andreas le trouvait... particulier. Il ne saurait l'expliquer, Nathanaël ne ressemblait à aucun autre avec son long visage creusé, ses lèvres rougies par le froid — ou peut-être naturellement — et asséchées jusqu'à saigner, ses longs cils qui recouvraient ses yeux profondément perdus dans un bleu nuageux, et il adorait cela.
Il aurait pu le regarder pendant des heures et il ne savait même pas pourquoi.
Andreas laissa retomber le papier qu'il avait entre ses mains sur son bureau et lâcha un long soupir en s'étendant contre le dossier de son siège. Ulysse le dévisageait, assis dans un canapé de la pièce, triant les dossiers par catégorie de vêtements et s'occupant de ses rendez-vous dans la foulée.
— Un problème avec cet homme, monsieur ? intervint l'assistant, un sourcil arqué.
— Aucun.
Et il ne mentait pas : ce n'était pas un problème, simplement un mystère. Ulysse se leva et s'approcha du bureau pour détailler la figure énigmatique de Nathanaël avant de grimacer légèrement.
— La vie ne l'a pas épargné, je le plains.
— Il n'y a rien à plaindre, il est parfait ainsi. Retourne travailler avant que j'aie la malheureuse idée d'annuler tes congés.
Il n'en montra rien, mais il fut aussi étonné que son assistant de prendre la défense de ce presque inconnu, sans raison particulière, mais il n'aimait pas non plus prendre en pitié le premier venu : la vie restait injuste pour tous ceux qui la côtoyaient, autant la prendre à revers et accepter ses cadeaux empoisonnés. De plus, le physique de Nathanaël n'avait rien de repoussant, bien au contraire. Quelques doutes s'insinuèrent en lui malgré tout, dubitatif sur son choix impulsif.
— Ulysse, souffla-t-il, une main sur sa bouche et toujours les yeux rivés sur les feuilles d'informations, imagine si j'avais eu la curieuse idée d'embaucher un homme sans emploi, sans un sou, sans famille, incapable de regarder son prochain dans les yeux ou de formuler une phrase complète sans frôler la syncope, pour la simple et étrange raison que son talent en mode égaye mon intérêt ? Qu'est-ce que tu en penserais ?
Ulysse le dévisagea pendant plusieurs secondes pesantes, ce qui lui arracha une veine sur la tempe et un râle sourd, ne pouvait-il pas répondre plus vite ? Son assistant eut l'air de sentir son agacement et il se racla la gorge en détournant le regard.
— Que c'est une opportunité risquée compte tenu des personnalités de notre entreprise et du monde de la mode qui reste... compétitif. Il faudrait l'aider à s'adapter à ce monde, mais ce serait difficile. C'est un homme angoissé ?
— Oui, maugréa Andreas, énormément. Je n'ai même pas besoin de le regarder deux fois pour le comprendre, il respire l'anxiété.
Ses muscles craquèrent alors qu'il s'étirait en même temps de prononcer sa phrase. Andreas n'aimait pas se trouver dans une situation où il ne pouvait prévoir la fin, surtout quand c'était en partie sa faute : être impulsif demeurait une hantise pour lui. Sans compter que Nathanaël possédait ce petit plus qui le rendait fébrile, et ce depuis leur première rencontre au supermarché : ce n'était pas de la pitié ni de la compassion ou encore une curiosité mal placée, juste une attention particulière à un homme qui bataillait dans un monde vicieux et à un talent qu'il avait décelé dès qu'il avait posé les yeux sur ce carnet quand il s'était assis à ses côtés, au parc, sans arrière-pensée au départ.
Et tout ce qu'il pouvait faire, c'était attendre un message — certainement pas un appel, il s'en doutait.
— Il y arrivera, souffla Andreas, ce sont de ceux dont on n'attend rien qui nous surprennent le plus.
Quelques coups à la porte interrompirent leur discussion et, avant même d'autoriser la personne à entrer, celle-ci s'imposa dans la pièce comme une fleur. Andreas claqua sa langue contre son palais et fusilla du regard la femme qui s'avançait vers lui, un sourire aux lèvres.
— M. Iliadis...
— Je ne savais pas que vous aviez un poste si important pour entrer dans mon bureau sans mon consentement, Margaux, mais ça ne change pas vraiment de vos habitudes.
Margaux Solis se posta face à lui, les bras croisés sous sa poitrine, sa chemise se froissa sous ses gestes. Son rouge à lèvres légèrement rosé, ses faux cils longs et dispersés, ses cheveux ondulés parfaitement sur le devant et l'arrière d'un doré foncé, ses yeux noirs et son nez refait faisaient de cette femme une égérie de la beauté dans cette société d'apparence et de faux-semblants, tous les hommes tombaient comme des mouches et toutes les femmes l'admiraient à s'en tuer.
Margaux le dégoûtait profondément.
Juste la regarder lui donnait envie de vomir, cette chose, sa laideur se reflétait dans tous ses gestes, dans tous ses mots, jusqu'à s'ancrer dans sa peau et se faufiler partout où elle passait. Savoir qu'elle avait pu partager sa couche à plusieurs reprises lui filait une nausée quasiment automatique à chaque fois que son regard se posait sur elle. L'avoir accepté comme soumise avait été une de ses plus grosses erreurs, encore plus avec une de ses employées.
Maintenant, il ne pouvait que voir son visage disgracieux chaque jour sans espérer la virer, vu qu'elle ne commettait aucune faute professionnelle. Mélanger le personnel et le travail restait une faute fondamentale et il en payait le prix.
Même s'il trouvait que l'amour, par extension les relations humaines, lui avait déjà causé assez de dégâts.
Margaux, munie de cet écœurant sourire, se pencha légèrement, comme pour jouer de ses attributs, en appuyant le trait avec une moue désolée.
— Veuillez m'excuser, monsieur, c'est par rapport au dossier que j'ai proposé pour la nouvelle collection et...
— Le torchon que vous m'avez servi a été rejeté par mes soins et par le reste de l'équipe, siffla Andreas en ne lui adressant pas un seul regard. Vous pouvez donc retourner à votre poste pour tenter de me proposer, la prochaine fois, des vêtements décents.
Plutôt satisfait de voir la mine arrogante de Margaux s'effondrer sous ses paroles, il reprit sa lecture des informations sur Nathanaël, mais la sangsue qui lui servait de styliste ne voulut pas partir et préféra s'attarder sur ses propres feuilles.
— C'est un nouveau concierge ? Le pauvre, son visage..., feignit d'être émue Margaux, une main devant sa bouche.
— Je vous laisse exactement dix secondes pour dégager de mon bureau.
Sa menace eut l'air de marcher, car elle recula de quelques pas, troublée par son comportement, et elle finit enfin par sortir sous le regard effaré d'Ulysse. Ce dernier se tourna vers lui, dépité :
— Heureusement que vous êtes naturellement imbuvable, on aurait presque pensé que vous en vouliez à Margaux, monsieur.
Son constat le fit tiquer et Andreas lui lança un regard noir, peu friand de cette familiarité entre eux. Malgré tout, il ne fit que grommeler dans sa barbe et passer une main sur son visage. Le soleil se terrait derrière l'horizon pour laisser la nuit s'installer. Il faudrait être fou pour ne pas en vouloir à cette femme après tout ce qu'elle avait commis, même si sa haine envers elle n'égalisait pas celle envers son ex-femme.
Ces deux-là se ressemblaient à bien des égards. Mais il n'avait jamais rien ressenti pour Margaux, contrairement à elle.
Son téléphone vibra sur le bois de son bureau, le sortant de ses pensées, et Andreas l'attrapa, à deux doigts d'envoyer paître celui qui le dérangeait.
Mais son pouce s'arrêta dans son élan et une petite étincelle secoua son cœur d'une excitation enfantine, satisfaite. Son changement d'humeur ne manqua malheureusement pas à Ulysse.
— Tout va bien, monsieur ?
— Je dois y aller.
— Quoi ? s'étrangla son assistant. Mais vos rendez-vous...
— Reporte-les à demain, invente une excuse, je dois partir immédiatement.
Il ne lui laissa pas le temps de contrer son ordre — comme s'il le pouvait — qu'Andreas attrapa sa veste à la volée et sortit de son bureau en contemplant le message qu'il venait de recevoir, ravi de ce retournement de situation.
Reçu à 18h34, de numéro inconnu
« Bonsoir, est-il possible de vous voir au café vers votre entreprise pour parler de votre proposition ? Désolé de vous déranger et bonne soirée à vous si vous refusez. Nathanaël Page. »