Comme tous les matins, il se préparait son café et ses tartines de beurre.
Comme tous les matins, il les savourait en silence, seul et sans encombres.
Mais depuis plusieurs jours, ces matins n'étaient plus pareils. Et ce, à cause d'une seule et même personne. Son regard tomba sur cet homme dont l'angoisse le blasait parfois, mais qu'il comprenait et respectait en tentant de ne pas le brusquer. Sauf jusqu'à maintenant, alors qu'il le détaillait de la tête aux pieds, un tic nerveux agita son sourcil.
— Ton choix de tenue est appréciable en plus d'être modeste, constata Andreas, mais je peux savoir pourquoi une coiffure aussi ratée ?
Nathanaël parut se ratatiner sur lui-même tandis qu'il passa la main dans ses cheveux, tentant de leur redonner une forme normale. En bataille et emmêlées, ses mèches s'entortillaient entre elles et semblaient sèches, cassantes, ce qui l'agaça plus que de coutume.
— Sincèrement, j'espère que tu ne t'es juste pas encore coiffé, rouspéta le styliste, parce que c'est une catastrophe.
— Eh bien, je..., bégaya son interlocuteur en rougissant. Je ne sais pas...
— Te coiffer ?
— Oui...
La honte qui se faufila entre les traits de Nathanaël l'empêcha de soupirer ou de râler sur son manque cruel d'indépendance quand cela concernait son apparence. Il posa sa tasse sur le plan de travail et désigna les tartines qu'il lui avait fait griller.
— Je vais m'en occuper, mais mange avant.
Son homologue acquiesça doucement et se tourna vers son petit-déjeuner avant de se figer, les yeux sur le point de sortir de leurs orbites. Andreas ne manqua pas sa réaction, il haussa un sourcil, déjà exaspéré.
— Un problème ? maugréa-t-il en croisant les bras sur son torse.
— Euh... Les tartines...
— Quoi « les tartines » ? Tu n'aimes pas ?
— Non, enfin si ! paniqua d'un coup Nathanaël. Mais elles... elles sont noires...
— Et alors ? Je les mange ainsi depuis longtemps. C'est très bon.
L'entendre se plaindre de ce qu'il lui avait gentiment préparé le piqua à vif, mais il se contenta d'analyser l'aspect carbonisé de son plat, qu'il trouvait malgré lui appétissant.
— Si tu veux en faire d'autres, fais-le, marmonna Andreas sur la défensive, il reste des tranches de pain.
Il s'écarta légèrement sur le côté pour lui montrer le grille-pain et Nathanaël s'avança, l'air penaud et désolé. Sans un mot, il se hâta de faire ses tartines et une odeur croustillante titilla ses narines tandis que le beurre fondu sur le pain chaud et doré acheva d'attirer son attention. Il loucha sur le met, un peu décontenancé par la différence d'aspect avec le sien. Andreas attrapa une des tranches de pain et en goûta un bout, sous les yeux surpris de Nathanaël. Quand un goût délicat envahit ses papilles gustatives, la comparaison n'était même plus utile : ce qu'il avait servi en tant que petit-déjeuner était atroce. Il reposa la tartine sur le plan de travail et fixa devant lui avec son éternelle moue blasée.
— ... J'ai toujours été mauvais cuisinier, avoua-t-il avec quelque réticence. Mais je ne pensais pas à ce point.
— Ne dites pas ça, tenta de consoler son homologue en se frottant les cuisses, cela peut arriver de... louper des tartines. Puis j'aime beaucoup cuisiner, je le fais depuis tout petit et je...
Alors qu'il s'apprêtait enfin à entamer une conversation normale, Nathanaël se coupa en plein milieu de sa phrase et ses doigts tapotèrent contre le bois du meuble de cuisine alors qu'il reprenait une grande inspiration.
— Désolé..., murmura-t-il. Ma mère me disait souvent que je parlais trop...
— Ta mère ne devait pas supporter beaucoup de monde si elle considère que tu parles trop, pointa Andreas en haussant un sourcil. Puis, je suis plutôt intrigué d'en apprendre plus sur toi, étant donné que je ne sais rien à ton propos, à part ton nom, ton prénom et tes angoisses. Et aussi que tu as un petit penchant masochiste ou sadique, mais c'est un détail comme un autre.
La fin de sa phrase fut ponctuée par les rougeurs écarlates qui prirent place sur les joues de Nathanaël, la tartine entre ses mains tremblantes. Le styliste le dévisagea, pas sûr de comprendre sa réaction : avait-il dit quelque chose qui ne fallait pas ? Peut-être que parler de ses préférences sexuelles lui rappelait un passé qu'il souhaitait enterrer ? Même s'il ne savait pas ce qu'il s'était déroulé à L'Oasis, il se doutait plus ou moins des événements. Se sentant un peu coupable, Andreas se gratta la mâchoire en toussotant.
— Je ne voulais pas faire remonter de mauvais souvenirs, s'excusa-t-il, surtout que je comprends que tu ne veuilles pas ressasser des expériences douloureuses. Je n'aborderai plus ce sujet à l'avenir.
Le silence qui suivit ses mots chatouilla son irritation et il guigna sur Nathanaël, qui le regardait totalement effaré et avec les larmes aux yeux. Il sursauta à ce constat et ses pensées s'embrouillèrent en même temps que ses gestes.
— Pourquoi tu es sur le point de pleurer ? Je t'ai vraiment blessé ?
— Vous êtes réellement gentil, M. Iliadis.
— Gentil ? s'étouffa le susnommé, les yeux écarquillés.
— Oui, vous m'aidez, ne me jugez pas et vous dites ce que vous pensez sans tenter de me faire mal.
Son murmure sonna comme une anomalie à ses oreilles, encore plus quand Nathanaël baissa la tête vers sa tartine pour la manger, ses pupilles brillantes de chagrin et de reconnaissance. Confondait-il la gentillesse avec de la simple politesse teintée d'une certaine humanité ? À quel point les personnes autour de lui avaient été horribles pour penser de cette façon ? En posant son regard sur lui, sur son corps maigre, courbé d'angoisse et crispé de doutes, il ne pouvait qu'imaginer tout ce qui lui était arrivé jusqu'à maintenant sans jamais le formuler : il s'estimait déjà chanceux d'avoir échangé plus de trois phrases avec lui, autant ne pas forcer la conversation et le renfermer dans son anxiété.
Pour l'instant, il préférait y aller doucement, pour le délivrer plus tard de ses maux et lui prouver qu'il valait mieux que ce qu'il pensait. Le jour où il prendrait conscience de son véritable potentiel, Nathanaël deviendrait un véritable atout pour son entreprise.
Il en était absolument certain.
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— Aujourd'hui est important pour toi et les autres. Vous aurez un chaperon de mon équipe pour vous tutorer et vous guider dans nos projets, nos pratiques, nos valeurs et notre discipline. Donc tu vas devoir un peu prendre sur tes angoisses pour te montrer à ta juste valeur.
Andreas s'attacha en même temps de parler alors que Nathanaël attendait sagement du côté passager, les poings serrés sur ses cuisses et ses bras crispés d'appréhension. Le PDG soupira à cette vision pathétique de son employé, mais il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir : sa demande était cruciale et angoissante pour une personne de son genre, alors il se doutait bien de la pression qu'il lui mettait. Pourtant, il ne pouvait pas se permettre de le laisser aller à son anxiété. Heureusement, pour éviter de le surmener dès le deuxième jour, il avait déjà préparé le terrain.
— Mais avant de te présenter aux autres, je t'ai pris un rendez-vous avec la psychiatre de notre entreprise. Quand nous serons arrivés à Dalestio, tu iras directement la voir au quatrième étage. Un bon employé est un employé en bonne santé, alors je veux que tu ailles à ces rendez-vous et que tu n'hésites pas à me dire si ça te convient ou non.
Quelques bégaiements lui parvinrent, sans grande conviction, et il ne put que distinguer que de brefs mots, « Je vais essayer », ce qui était déjà une petite victoire en soi. Il démarra sa voiture sans chercher à développer davantage, les questions viendraient plus tard — sûrement ce soir — pour éviter de surmener son esprit déjà bien embrouillé. Le chemin jusqu'à l'entreprise se passa dans un silence de plomb, Nathanaël puait l'anxiété et triturait son pantalon au point où il se demandait s'il n'allait pas finir par l'arracher. Après plusieurs minutes à rouler, ils atteignirent enfin le parking privé de Dalestio et Andreas se gara près de l'entrée de service, mais même s'il avait coupé le contact, il ne bougea pas de sa place. Il sentit le regard en biais de son compère à ses côtés, certainement perdu par son attitude, ce qui ne le chagrina que moyennement. Il pivota vers lui, tentant de rester impassible, même s'il crevait d'envie de soupirer face à l'expression penaude de Nathanaël — aussi belle que pathétique, il l'accordait.
— Je ne sais pas ce qui t'a fait penser que tu ne valais rien, lâcha-t-il d'un coup, et je ne veux pas te forcer à en parler si tu ne le veux pas. Mais laisser les autres écraser ce que tu es, juste parce qu'ils sont incapables de gérer leur mal-être et se sentent obligés de le renvoyer sur quelqu'un d'autre, n'a rien de viable. S'ils manquent de respect à tes limites, tes envies, tes peurs et j'en passe, dégage-les, tout simplement. Ils ne méritent ni ton temps ni ton attention.
Il se détacha et remit correctement son pull à col roulé, d'un magnifique camel comme il les aimait. Dans le rétroviseur interne de sa voiture, il remit ses cheveux bouclés en place en poursuivant son petit discours :
— Ne laisse pas les autres décider de ta valeur. Tu es capable de faire beaucoup de choses. J'en suis certain. Si ta famille n'a jamais pu déceler tes qualités, c'est qu'ils étaient des abrutis finis incapables de voir autre chose qu'eux-mêmes.
— C'est parce que je suis gay et que j'aime la mode.
La soudaine intervention de Nathanaël le coupa dans son élan et sa voix ferme laissait cette marque douce sur ses oreilles, aussi rare était-elle. Les avant-bras appuyés sur son volant, Andreas pencha un peu la tête sur le côté pour mieux le voir et ses traits déformés par une étrange affliction. Ce n'était pas si étonnant s'il rassemblait les maigres informations qu'il savait sur cet homme, mais ce sentiment aigre qui palpitait dans ses pupilles suffisait à le surprendre. Il ne lui força même pas la main que son homologue délia sa langue, en partie :
— Ma passion pour les vêtements les dégoûtait, ce n'était pas assez masculin. Ils tentaient de me persuader de me comporter comme un homme et de me diriger vers de « vrais métiers », mais tout s'arrêta le jour où j'ai fait mon coming-out. Ils m'ont jeté comme une ordure et je n'ai plus jamais eu de nouvelles, malgré mes tentatives pour renouer le contact avec eux.
Même si ses lèvres se serrèrent entre elles, sa respiration se fit plus lente, plus tranquille, comme soulagé d'un poids qu'il portait dans son cœur depuis un moment. Andreas attendit quelques secondes, mais voyant que rien ne sortait de sa bouche, il comprit que cet élan de partage serait le seul de cette journée.
— Définitivement, tes parents étaient profondément cons.
Cette vulgarité ne lui ressemblait pas, mais en voyant le sourire volatile qui illumina durant un instant le visage si morne de Nathanaël, il ne le regretta absolument pas : cette moue apportait de la chaleur à son regard si particulier, jusqu'à égayer ces traits si tendus à l'accoutumée. Même si cela ne durait qu'une petite seconde, elle avait suffi à prendre un sursaut à son cœur. Il s'obligea à se redresser et il sortit enfin de sa voiture, ce qui incita Nathanaël à faire de même. Andreas l'invita à passer devant lui.
— Nous allons prendre l'ascenseur, précisa-t-il, et tu devrais te mettre en tête qu'ils ne sont plus là désormais. Qu'ils ne pourront plus te tourmenter, ni eux, ni personne d'autre. Je ne laisserai personne toucher à mes employés.
Alors qu'ils entraient dans l'ascenseur pour atteindre le dernier étage, Nathanaël se plaça dos à lui et se gratta la nuque. Le bout de ses oreilles était un peu rouge et son cou semblait suivre le mouvement.
— Merci...
Ce petit mot, accompagné de cette voix délicate et fluette, suffisait à raviver en lui les souvenirs de la nuit passée, alors que ses yeux tombaient sur le haut du dos de Nathanaël, légèrement découvert à cause de son pull oversize. Cette peau pâle l'appelait à laisser ses marques, à la mordiller pendant qu'il le forcerait à le supplier de le prendre, de lui alléger sa frustration, attaché sur son lit et peut-être même bâillonné. Il voyait ses mains agripper ses hanches pour le ramener vers lui, lui murmurer des ordres aussi indécents qu'excitants, et cela conduirait à des heures de débauche où Nathanaël gémirait son nom avec cette même expression embarrassée qu'hier soir. L'annonce de leur étage le sortit immédiatement de son imagination scabreuse et Nathanaël lui lança un regard en biais, son angoisse transparaissait sur son visage, mais il ne put que se focaliser sur la courbe de son échine. Andreas dut prendre une grande inspiration pour se donner un minimum de contenance et il dépassa son comparse en l'intimant de le suivre.
— Tu vas aller poser tes affaires et retourner au quatrième étage pour ton rendez-vous, alors ne tarde pas trop, d'accord ?
Son locuteur acquiesça et se hâta, laissant derrière lui un homme sur le point d'imploser. Il se sentait comme un monstre à l'imaginer dans de telles positions, alors qu'il devinait que son passé dans ce domaine ne se ponctuait pas de bonnes expériences, bien au contraire. Il passa une main sur son visage et se dirigea vers son bureau, la peau en feu et les pensées en vrac. Désirer Nathanaël n'était pas envisageable, encore moins quand il était un employé de Dalestio — il avait déjà assez fait les frais avec Margaux. Peut-être qu'il devait se trouver un nouveau soumis pour alléger son manque. Mais cela le rebuta d'imaginer quelqu'un d'autre à sa place et il crut devenir vraiment fou.
Il ne pouvait pas craquer et laisser ses pulsions prendre le dessus. Il lui restait moins d'un mois pour trouver un logement à Nathanaël, alors l'objectif restait de ne pas succomber au charme de cet homme.
Même si cela s'annonçait rude. Et quasiment impossible.