Une journée ne représentait rien dans une vie, mais une journée pouvait en bouleverser plus d'une. Positivement ou négativement, il suffisait d'un terrible événement ou d'un magnifique changement pour qu'une simple heure devînt le tournant de dizaines d'années à venir. Un mot, un regard, un geste, un sourire, une main tendue, une certaine simplicité valait mieux que trop de paroles insensées.
Mais cet endroit grouillait de paroles inutiles.
Les discussions fusaient à sa droite, à sa gauche, comme une bouillie de mots mal mâchés, sans aucune saveur propre et d'une odeur nauséabonde, emplie de flagrances étranges et diversifiées. Nathanaël gardait son regard ancré sur ses doigts, serrés entre eux, et il attendait son tour pour trouver un emploi, celui qu'il tentait de dénicher depuis des mois — peu importait où — dans l'espoir de vivre décemment et de ne plus compter seulement sur les aides sociales. Mais rien n'aboutissait et aujourd'hui représentait une sorte de dernière chance psychologique, parce qu'il arrivait à bout de nerfs.
— Nathanaël Page ?
Il releva la tête précipitamment, au point de faire craquer sa nuque, et il bondit sur ses jambes, le dos raide.
— Oui, je... j'arrive ! bredouilla-t-il, pris d'une panique soudaine.
Inspirer. Ses narines se contractèrent alors qu'il avançait vers la femme qui venait de l'appeler, aucune émotion ne transparaissait sur son visage lisse, aussi parfait que son chignon blond plaqué contre son crâne et son tailleur sur-mesure d'un noir légèrement cassé, pour ne pas piquer les yeux, avec une fine bande grise cousue sur les bords de la veste cintrée à la taille. Son regard ne s'attarda pas plus longtemps sur sa tenue, simpliste et sans chaleur. Ils entrèrent dans son bureau, sans échanger un seul mot, et Nathanaël s'installa en face d'elle, sur un petit fauteuil inconfortable, comme à son habitude. La femme alluma son ordinateur et lâcha un petit soupir, une main sur sa bouche.
— Bon, M. Page, je sais que vous n'en êtes pas à votre première visite ici. J'ai votre dossier devant mes yeux, marmonna-t-elle toujours en omettant de le regarder. Vous vous doutez bien que votre cas est assez particulier.
— Oui..., murmura Nathanaël, la tête baissée vers le sol.
— Pas de diplôme, pas de bac en poche, peu d'expérience professionnelle, et le peu que vous avez ne vous met absolument pas en avant. « Caractère effacée, manque d'initiative, peu de travail en équipe... », vous comprenez qu'il m'a été difficile de dénicher quelqu'un qui veuille bien de vous, M. Page.
Sa manière de prononcer son nom de famille lui compressait la gorge, d'une condescendance qui le forçait à s'écraser face à elle : cette femme savait qu'elle possédait un ascendant sur lui et elle en profitait. Malheureusement, il fut incapable de s'imposer et réagit exactement comme elle le voulait. En constatant son absence de réponse, elle continua :
— J'ai pu trouver de quoi vous dépanner pendant quelques mois, un petit travail dans un bar, rue de la Chapelle... L'Oasis, je ne sais pas si vous connaissez ?
À l'entente du nom de l'enseigne, Nathanaël se sentit pâlir et une boule se forma dans son ventre.
— Mais, c'est..., s'étrangla-t-il avant de reprendre un peu de contenance. C'est un bar de prostitués. Je ne...
— Effectivement, c'en est un, coupa la femme, et il est le seul à avoir accepté de vous recevoir. Étant donné que ce bar vit la nuit et ne demande pas beaucoup d'expérience, vous êtes le parfait candidat. Votre visage ne posera pas vraiment de problèmes et il ne vous demandera que d'accueillir les clients.
La mention de son faciès le refroidit d'un coup, un couteau planté en plein dans son sein et qui le tailladait encore et encore pour lui rappeler son douloureux passé marqué sur sa peau. Nathanaël aurait voulu se révolter, lui dire ses quatre vérités, lui cracher que ses blessures n'avaient rien à voir avec sa capacité à travailler, mais en vain : sa voix se terrait égoïstement au fond de lui et l'angoisse se délectait de le faire taire. Mais le pire dans toute cette histoire, c'était que ce bar ne lui était absolument pas inconnu et le dégoûtait du plus profond de son âme. Avec le peu de courage qui lui restait, il osa relever les yeux vers la femme, la bouche pâteuse.
— Je ne peux pas...
— Vous n'avez pas vraiment le choix, M. Page, soupira-t-elle, si vous voulez, je vous laisse jusqu'à la fin de semaine pour décider, mais nous ne pouvons pas se permettre de faire attendre le patron trop longtemps.
Sur ces mots, elle se leva de son siège et l'invita à venir jusqu'à la porte, Nathanaël la suivit par instinct, mais tout son for intérieur lui hurlait de riposter, en vain. Il ne fit qu'acquiescer sous le sourire hypocrite de la femme et il sortit de la pièce, presque en se faisant jeter.
— À bientôt, M. Page.
Elle appela une autre personne, sans lui accorder un regard de plus et Nathanaël eut simplement l'impression d'être dans une usine où le rouage principal se résumait au désespoir d'hommes et de femmes marginalisés. Abattu par cet énième échec, avec les papiers du poste qu'on lui avait proposés entre les mains, il n'eut d'autres choix que de partir de ce centre, vagabondant dans les rues bondées de monde. L'odeur du bitume, des égouts, de la transpiration de certains et du parfum scandaleux d'autres, lui prenait au nez jusqu'à le rendre nauséeux. Quelques regards convergeaient vers lui, alors il baissa davantage sa casquette — qu'il avait remise entre temps — et se précipita pour sortir de ce courant humain étouffant, insupportable. Après plusieurs dizaines de minutes de marche à zigzaguer entre les corps, ses pieds se retrouvèrent entourés de graviers, avec quelques parcelles vertes dans son champ de vision périphérique. Nathanaël se redressa pour constater où il s'était perdu : un parc quelconque, bordant un petit lac où une plaine verte en pente tombait. Non loin de celle-ci se trouvait un banc délaissé, alors il s'y installa directement, heureux de pouvoir se poser dans un endroit où seulement quelques familles, couples ou personnes passaient toutes les demi-heures.
Son sac près de lui, il fouilla à l'intérieur pour prendre son carnet de dessin et un crayon de papier déjà taillé. Il préféra ne pas penser à l'entretien qu'il venait d'avoir, même s'il savait que l'anxiété le rongeait tellement que c'en était quasiment impossible. Ce bar... Cet endroit atroce qui rassemblait certains souvenirs préférables à oublier. Ce n'était pas le seul lieu de ce genre, mais travailler là-bas...
Les larmes montèrent à cette simple pensée, à l'afflux d'images qui martelaient son esprit, et il ferma les yeux un instant en prenant plusieurs inspirations, des exercices qui marchaient quand ils le voulaient bien. Il finit par se calmer un peu et son regard se posa à nouveau sur le papier face à lui : la seule chose qui lui appartenait encore dans ce monde, c'étaient ses mains. Celles capables de tracer ce qu'il y avait de plus beau et de plus resplendissant. Nathanaël devait s'imaginer un corps, un torse à recouvrir de tissus, des jambes à abriter de textile, des pieds à chausser de cuir, des cous à habiller de folies, et quand il pensa s'imaginer un tronc sans tête, une image bien plus précise s'imposa au point de rendre ses joues chaudes de honte.
Des yeux aussi chauds que l'été, mais un regard aux tempêtes hivernales, des cheveux feignant l'insolence mais aussi rangés qu'un soldat, surmontant une tenue faite d'un pull en cachemire blanc muni d'une encolure dégagée qui donnait sur un fin collier en or, et un buste qui descendait sur une ceinture de la même couleur que le haut, certainement du cuir, qui habillait un pantalon camel en coupe large, peut-être fait de laine, avec pour point final des chaussures richelieu de la même couleur et une montre qui relevait ce marron aussi doux que savoureux.
Voilà ce qu'il avait vu de cet inconnu ce jour-là : une élégance à toute épreuve, portée au millimètre près, sans bavure ni arrogance. Nathanaël n'avait pas pu y penser le moment même de leur rencontre, mais maintenant qu'il s'apprêtait à dessiner des tenues, sa plus grande et vaine passion, cet homme lui revenait à l'esprit comme une évidence. Pendant une bonne partie de sa vie, il avait rêvé de devenir l'un de ces stylistes que le monde reconnaissait comme des génies, des créateurs sans égal, alors il avait voulu se démener pour arriver à leur niveau.
Mais sa famille et sa misérable vie en avaient décidé autrement.
Avoir vécu parmi des personnes fermées d'esprit et ne vivant que par le statut social, le monde de la mode n'avait été qu'une vaste blague aux yeux de ses parents, aussi stricts qu'étriqués dans leur manière de penser. Comme tout bon cliché, ils ne voulaient pour lui que des études dans la médecine pour être vu comme un bon garçon, un citoyen respectable. Pendant un temps, il avait combattu leurs idéaux stupides, persuadé de gagner.
Jusqu'à ce que la vie lui rappelât sa place.
Nathanaël secoua la tête, de tels souvenirs devaient rester comme tels : des souvenirs. Pour mieux s'inspirer, il laissa son cerveau le guider, prendre le contrôle de ses doigts et, contre son gré, l'inconnu revint à nouveau. Alors il préféra se glisser dans cette honte pour dessiner sans s'arrêter. Ses traits faisaient penser aux Grecs, aux statues de la mythologie, façonnées comme les Dieux par les Dieux, et un tissu en soie blanc s'installa sur les épaules de cet homme pour tomber en décolleté drapé, plutôt plongeant, où scintillaient quelques perles discrètes de diamant, avec une transparence légère pour faire paraître la beauté délicate et brave de l'intimité grecque. Le bas se composait d'un pantalon nacré, au tissu léger mais opaque, une coupe large quelque peu fendue au bout des jambes, pour laisser place aux chevilles de l'homme dont s'échappaient des espadrilles de la même matière — ce n'était plus vraiment à la mode depuis des années, mais la légèreté des chaussures lui paraissait idéale pour les saisons chaudes à venir. Sur ce bas classique, les coutures seraient faites d'un fil qui rappelait l'or, avec une ceinture d'une couleur similaire. Il revint au haut et lui créa des manches aussi larges que le pantalon, dont le tout faisait penser à une divinité lâchée parmi les mortels, aussi insouciante que modeste. La soie apporte de l'éclat alors que le bas adoucit le reste avec ses légères touches d'or délicat sur les côtés. Si cet inconnu marchait avec, chaque personne aurait l'impression de le voir s'envoler à chaque foulée de jambes. Et s'il rajoutait quelques bijoux...
— Eh bien, je ne pensais pas être une telle source d'inspiration.
Cette voix, tout près de son oreille, résonna comme une mielleuse mélodie, teintée de farces et de sarcasme, alors que la pointe de son crayon se suspendait au-dessus de la feuille. Sa tête se tourna lentement vers la personne à ses côtés, les yeux écarquillés de stupeur et toute pensée cohérente complètement bloquée. Ses cheveux tombaient sur ses yeux et brouillaient sa vision, mais il reconnut directement l'inconnu à qui il avait affaire.
L'homme de la dernière fois, au supermarché.
Un petit cri de frayeur s'échappa de ses lèvres tandis qu'il colla son carnet de dessin contre son torse, tout en reculant sur le banc avec cet air apeuré collé au visage : pourquoi diable se retrouvait-il face à cet inconnu dans un parc censé être désert pendant qu'il l'imaginait habillé de diverses tenues ? Le destin aimait à ce point se moquer de lui ? Pourtant, l'homme ne se laissa pas démonter et attrapa d'un geste souple ses croquis, toujours muni de cette impassibilité à toute épreuve. Nathanaël ne chercha même pas à se débattre, trop confus.
— J'ai le droit de feuilleter un peu tes dessins, n'est-ce pas ? feignit de demander son homologue alors qu'il avait déjà ouvert son carnet. Étant donné que je suis ton principal modèle.
Démuni face à l'audace et au flegme de l'homme, il se ravisa de dire quoi que ce soit — il n'aurait pu le faire, dans tous les cas — et baissa la tête, honteux de s'être fait prendre ainsi. Pourtant, aucune raillerie ou aucun sourire ne furent émis par lui alors qu'il se concentrait sur l'analyse de ses tenues, contre toute attente.
— C'est toi qui as fait tout ça ? finit par souffler l'inconnu. Même pour celles qui remontent à plusieurs jours, il y a des dates inscrites.
— Euh, je... Enfin, oui...
Sa réponse lui valut l'air songeur de cet homme, son regard perdu dans le vague, sur le lac calme et l'herbe fraîche : que lui voulait-il ? De l'argent pour l'avoir dessiné contre son consentement ? Toutefois, son costume trois pièces de cette couleur camel — encore — semblait coûter aussi cher que son appartement qu'il louait. Le menacer de le dénoncer à la police pour harcèlement ? Mais ce n'était pas du harcèlement... Alors pourquoi ? Au bout d'une bonne minute infernale, l'homme releva enfin la tête vers lui et se pencha, les traits durcis par une détermination incompréhensible.
— Toi... Qui es-tu ? quémanda-t-il avec une voix forte.
— Je, je... Nathanaël... Enfin, Nathanaël Page ?
Il lui rendit son carnet, mais ne le lâcha pas pour autant, toujours muni de cette expression voguant entre une volonté de fer et un espoir indéniable. Et les mots qu'il lâcha suffirent à lui ôter les dernières onces de logique qui lui restaient :
— Travaille pour moi, Nathanaël.