Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
Astree
Share the book

Chapitre 10, Andreas

Tout aurait dû être parfait.

Du moins, avec une certaine limite quand il voyait le caractère effacé et angoissé de Nathanaël. Le matin-même, ils étaient venus ensemble au travail, attirant les regards curieux de certains et dédaigneux d'autres — surtout adressés à son nouvel employé — qu'il avait balayé à chaque fois d'un claquement de langue agacé. Arrivés dans l'open space dédié à sa petite équipe personnelle, une salle en rond avec quelques bureaux disposés les uns prêts des autres — le sien était au fond de la salle, entouré de vitres teintées — et des étendoirs sur lesquels se bataillait tout style de vêtement, il avait pu lui faire visiter rapidement les lieux. Les tissus se démenaient sur des tables dépliées, sur les mannequins piqués de toute part, et même sur le sol suite aux sentiments trop impulsifs de certains — comme Margaux. Après cette présentation brève, tous les nouveaux venus s'étaient rassemblés vers l'équipe, Ulysse et Bong-cha se tenaient à ses côtés vu qu'ils avaient eux-mêmes déniché ces « nouveaux talents ».

William Bennett, un jeune anglais aux mèches ensoleillées et au regard nocturne qui venait d'une famille réputée dans le domaine du mannequinat, Célia Meyer, une parisienne à la chevelure aussi bouclée que flamboyante et aux joues rebondies, tout droit sortie d'une école de stylisme avec les meilleurs résultats, et Nathanaël Page.

L'intrus parmi les intrus.

Andreas ne doutait pas de son choix, surtout quand il avait vu ses dessins et entendu ses réflexions. Mais il devait bien avouer que Nathanaël n'avait rien à voir avec les deux autres : ratatiné sur lui-même, les yeux obstinément baissés, les mains jointes entre elles, le corps tremblant et respirant l'anxiété, il paraissait sur le point de s'effondrer contrairement à William ou Célia qui gardaient le dos droit et le menton haut. Ulysse lui jetait à certains moments des regards décontenancés, se rendant peut-être compte de ce qu'il avait voulu dire par « angoissé », mais il se fichait pas mal de son avis : il était sûr de son choix.

Jusqu'au moment où dix-huit heures sonnèrent et qu'un petit rassemblement s'était fait dans son bureau, William en tête de file.

— ... et je ne parle même pas de son manque de connaissances techniques navrant ! Il a une base, certes, mais que c'est pittoresque de le voir se battre avec ce que nous apprenons en première année d'école de mode !

— Je pense que tu veux dire « pathétique » plutôt que « pittoresque », tenta de corriger Célia, un petit sourire peiné aux lèvres.

— Vous vous rendez compte qu'il a passé près d'une heure à feuilleter des livres théoriques ? ignora l'anglais avec son léger accent. Une heure ! Avons-nous un tel temps à perdre avec la venue prochaine du Défilé des Fleurs ?

« Et est-ce que j'ai une heure pour t'entendre te plaindre à t'en couper le souffle ? » Andreas faillit le remballer, mais un regard de Bong-cha — celle qui l'avait trouvé — lui indiqua qu'il valait mieux ne pas se mettre à dos cet homme dont la famille restait influente. Plutôt que de s'agacer inutilement, même s'il passa une main sur son visage pour calmer ses maux de tête, il opta pour une option plus neutre.

— Donc Nathanaël aurait été trop maladroit jusqu'à renverser son café sur vos dessins, trop effacé au point de ne jamais participer à vos débats et trop ignorant, le poussant à lire secrètement des livres jusqu'à ce que tu le prennes en flagrant délit ?

— Exactement ! s'indigna William. Nous voulions faire connaissance avec l'équipe officieuse, mais avec toutes ses bêtises, nous avons à peine pu parler avec eux !

— « Officielle »..., souffla Célia, totalement dépitée.

— Oui, oui, c'est pareil.

Au milieu de ce capharnaüm de reproches se tenait Nathanaël, courbé légèrement en avant, une main posée sur son bras et le regard détourné, une expression coupable sur son visage. Andreas soupira face à son attitude, se rendant compte que cette première journée était un véritable échec : ils auraient déjà dû rencontrer les autres, prendre connaissance de leurs projets, faire des tests avec eux en plus de s'habituer à ce nouvel environnement.

Mais Andreas avait peut-être réellement sous-estimé l'anxiété de Nathanaël, qui était pourtant si évidente.

Celui-ci n'osait pas prendre la parole, ce qui ne l'étonna pas. Mais son mutisme parut énerver davantage William, qui fixait sans vergogne ce pauvre homme sur le point de s'évanouir.

— Tu pourrais au moins te défendre ! Que c'est navrant de voir un adulte se terrer dans le silence !

— William Bennett, rappela à l'ordre Andreas, ta colère est peut-être justifiée, mais elle ne te permet pas de t'en prendre à tes collègues. Tu es encore en période d'essai et Dalestio ne recrute pas des personnes incapables de se contrôler.

Il se leva de derrière son bureau, Bong-cha tenta de l'arrêter dans son élan, mais il lui intima de rester à sa place en un regard. Andreas dominait presque d'une tête William — il frôlait les deux mètres — et ce dernier sembla se ratatiner sur lui-même. Les mains dans les poches et la mâchoire contractée, un petit avertissement ne ferait de mal à personne.

— Ton nom de famille ne te permet pas de t'octroyer des droits, tonna Andreas, surtout pour des problèmes aussi futiles qu'une tache de café ou d'un apprentissage encore en cours. J'ai recruté moi-même Nathanaël en toute connaissance de cause sur son manque de savoir et j'ai supposé que sa nouvelle équipe aurait pu l'épauler et l'aider pour apprendre. Je voulais voir votre dynamique dès le premier jour et je suis quelque peu... déçu.

Il se tourna vers Nathanaël, prêt à aussi le sermonner sur son manque de motivation pour se faire accepter, mais la vision de son corps crispé, de ses pieds tournés légèrement vers l'intérieur et de son visage caché par quelques mèches brunes l'obligea à se raviser. À la place, il reporta son attention sur William et Célia, les bras croisés sur son torse.

— Demain, je m'occuperai de vous trouver un chaperon dans mon équipe officielle, soupira Andreas en revenant s'appuyer contre son bureau, et je ferai en sorte de revoir votre dynamique de travail pour contenter tout le monde. Alors rentrez chez vous pour aujourd'hui, ce n'est pas nécessaire de continuer à tergiverser.

William rouspéta dans sa barbe, tout en évitant son regard, et Célia déguerpit aussi vite possible pour ne plus avoir à l'affronter. Bong-cha et Ulysse suivirent le mouvement. Seul Nathanaël restait dans la même position, son silence commençait à agacer Andreas, peu enclin à être aussi patient. Mais quand il vit la paralysie qui tordait ses doigts et entendit sa respiration saccadée, il décida de prendre sur lui pour ne pas briser ce cœur fragile.

— ... suis..., bredouilla Nathanaël à deux doigts de s'étrangler avec ses propres mots.

— Je n'ai pas entendu ce que tu as dit, souffla Andreas en se rapprochant.

— Je suis désolé...

Les excuses ne l'étonnèrent pas vraiment, mais les perles d'eau qui tombèrent de ses yeux, dessinés par les cieux eux-mêmes, eurent le don de l'arrêter dans ses reproches. Et, contre toutes ses attentes, cet homme pourtant si anxieux et incapable de prononcer la moindre parole sans trembla, continua à sangloter ses maux :

— Je... j'ai donné un coup de coude dans le café sans faire exprès, s'étrangla Nathanaël dans ses explications, et j'ai voulu lire des magazines, des livres, des choses comme ça, pour ne pas paraître plus idiot que je le suis déjà. Je sais... C'est évident, cet essai n'aboutira à rien, je suis voué à juste retourner à ma vie d'antan, je... C'est logique, je ne sais que dessiner, alors...

Plus il s'embrouillait avec ses mots, plus les larmes dévalaient sur ses joues, glissaient sur son menton pour mouiller le sol. Andreas passa une main dans ses cheveux bouclés, abasourdi par l'attitude quasiment enfantine de cet adulte en capacité à contrôler son surplus d'émotions, mais malgré toute sa réticence quant au comportement déplorable de Nathanaël, il ne pouvait se résoudre à simplement le disputer et ignorer son état. Il s'empara juste d'une des chaises présentes dans son bureau et l'installa près d'eux.

— Plutôt que de te morfondre debout, fais-le plutôt assis.

Avec une certaine difficulté pour se déplacer, son interlocuteur parvint au bout d'une vingtaine de secondes à s'asseoir correctement dans son siège, toujours incapable d'affronter son regard. Andreas resta à côté de lui, les mains enfouies dans ses poches.

— Ce n'est pas en ayant une mentalité aussi défaitiste que tu arriveras à faire les choses bien, Nathanaël. Si tu pars du principe que tu ne réussiras pas, alors cela arrivera forcément. Que tu sois angoissé est une chose, mais que tu sois aussi pessimiste sur ce que tu vaux, une autre.

Les doigts tétanisés de son homologue ne cessèrent pas de trembler ; sa langue ankylosée refusait aussi de lâcher la moindre parole et ce manque de réponse suffisait à faire remonter une certaine irritation dans sa gorge. Andreas s'abstint de le toucher pour le faire réagir, même s'il désirait le secouer pour de bon.

— Vas-tu enfin...

Mais ce qu'il voulut dire mourut sur ses lèvres alors que Nathanaël relevait la tête vers lui, offrant une vision qui fit frissonner tout son dos : les larmes recouvraient ses joues rougies par l'émotion, de même pour sa bouche retroussée et baignée par son chagrin ; quelques fines mèches collaient sur son front, la transpiration, sûrement due à son anxiété, ne l'avait pas loupé. Ses yeux brillants et plissés cachaient deux pupilles emplies de remords comme de pardon, avec sa cicatrice qui venait clore ce portrait plus qu'indécent. Andreas serra les poings, son ventre se contracta dès que Nathanaël détourna le regard, les lèvres tremblantes, et il ne put que ravaler sa salive comme ses pensées.

Dans d'autres circonstances, ce visage lui aurait plu. Terriblement plu.

Il sursauta à cette idée saugrenue, revenant enfin à ses esprits, et il passa une main sur sa bouche, les sourcils froncés.

Ce n'était pas le moment de devenir fou juste pour une expression comme celle-ci.

Heureusement, par un élan de courage presque surprenant, Nathanaël osa reprendre la parole :

— Peu importait où j'allais, on me disait tout le temps ça...

— Que tu ne réussirais pas ?

— Oui..., murmura-t-il en se mordillant la lèvre inférieure. Je... je n'étais juste pas assez...

— Avec des angoisses de ce genre, c'est sûr que c'est plus difficile de réussir ce que tu entreprends.

— Même avant...

Des mots inintelligibles sortirent de sa bouche pâteuse, mâchés par l'anxiété qui semblait littéralement compresser ses membres fins. Andreas se pencha un peu vers lui, quelque peu intrigué.

— Même avant quoi ?

— ... Même avant ma précédente relation, personne ne croyait vraiment en moi...

Ses yeux s'écarquillèrent et son pouls s'accéléra alors qu'il se figea : « sa précédente relation », parlait-il d'une relation amoureuse ? Certainement, personne n'employait ces termes pour parler d'une amitié. Andreas posa sa main sur le dossier de la chaise et il s'appuya légèrement dessus, ne le quittant pas du regard.

— Personne ne t'a jamais encouragé ? Pas même tes parents ? Une famille proche ? Des amis ?

Les épaules de Nathanaël tressaillirent à la seule mention de ces noms, et il comprit qu'il venait d'effleurer une faille, une brèche par laquelle il pourrait peut-être l'atteindre... et le guérir.

— Ils sont tous morts ?

— Quoi ? Non, absolument pas..., bredouilla-t-il. Ils sont tous... bien vivants.

L'amertume qui faisait vibrer sa voix prit de court Andreas et ce ne fut qu'au moment où son homologue renifla qu'il sortit un mouchoir de sa poche pour le lui tendre.

— Ecoute, soupira le PDG, je ne sais pas ce qui t'est arrivé dans ta vie pour atteindre un tel niveau de stress, mais la première chose à faire est de te soigner. La santé mentale prévaut sur tout le reste et elle est le moteur de ta réussite personnelle. Les personnes que tu as côtoyées n'étaient que des abrutis aveugles qui avaient besoin de décharger leur mal-être sur toi parce que tu possédais ce qu'ils n'avaient pas : du talent.

Andreas se redressa et se dirigea vers son bureau pour trier ses affaires et les ranger dans son sac ; lui qui avait prévu de passer la soirée à travailler, il ne pourrait pas laisser rentrer Nathanaël seul dans cet état. Cet empoté serait capable de s'évanouir en plein milieu du chemin et vu qu'il n'avait pas de permis, le laisser faire toute la route à pied l'embêtait. « Est-ce que je ne m'en ficherais pas un peu, au fond ? », mais cette pensée fut balayée d'un revers de main, comme une évidence, ce qui ne lui plut que moyennement.

Ce n'était pas le moment de s'attendrir pour le premier venu.

— Puis, reprit Andreas en voyant qu'il ne lui répondait pas, j'ai fait le choix de te recruter à raison. J'ai estimé que tu valais bien mieux que n'importe quel crétin sorti d'une école de stylisme avec que des notions en tête, mais sans passion ni talent. Oserais-tu remettre en doute mes décisions ?

— Je... Non ! s'exclama d'une voix aiguë Nathanaël avant de rougir de honte. Ce... Je ne voulais pas...

Il ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase qu'il posa un mouchoir sur sa joue et l'essuya délicatement de toute la tristesse qui les trempait. Sa petite moue surprise et gênée suffisait à créer cette fébrilité qui démarrait de son bas-ventre pour remonter jusque dans sa gorge. Andreas tapota maladroitement ses larmes et il fut assez étonné de ne pas le voir reculer.

— Je pensais que tu n'aimais pas les contacts physiques.

— Je... Ça dépend... Je ne les crains pas...

Peut-être était-ce juste lui qui avait sauté aux conclusions trop vite. Il essaya de vite terminer sa tache, les lèvres rosées de Nathanaël commençaient sincèrement à l'agacer autant qu'à le tenter. « Tu vrilles complètement, Andreas ». Alors il se força à reculer et à remettre ses mains dans les poches.

— Qu'importe, toussota-t-il, je t'ai recruté parce que j'ai vu un talent en toi à exploiter et que j'ai estimé que tu avais du potentiel en tant que styliste. Donc ne t'attarde plus sur ce qu'ont pu te dire ces ignorants et fais-moi confiance. Ne suis-je pas Andreas Iliadis, après tout ? Mon jugement vaut mieux que tous ceux que tu as connus jusqu'à présent.

Il eut un petit blanc, puis Nathanaël acquiesça doucement, ses membres parurent légèrement se détendre et ce fut comme un signal pour continuer sur sa lancée :

— Dès demain, je mettrai en place des dispositions pour t'adapter à ce nouvel environnement. Nous avons une unité médicale dans l'entreprise, notamment un psychologue et une psychiatre que je recommande chaudement. Je te prendrai des rendez-vous et c'est non négociable. Je prendrai un chaperon qui sera mis au courant de ta situation et, si jamais quoi que ce soit, je veux avoir un rapport de sa part ou de la tienne.

Ne s'attendant à aucune réponse de sa part, Andreas empoigna sa veste et son écharpe pour se préparer à sortir.

— Je suis sûr et certain que tu es capable de faire ce que beaucoup sont incapables d'accomplir, ponctua-t-il. Tu devrais aller chercher tes affaires, nous partons.

Nathanaël ne se fit pas prier et il se releva d'un coup, les doigts toujours entremêlés entre eux, mais son corps paraissait moins sur le point de se briser à force de contracter toute son angoisse. Mieux encore, il osa même relever le visage vers lui ; ses yeux rougis par son chagrin avaient peut-être du mal à maintenir le contact visuel, mais il essayait malgré tout.

— ... Merci...

Ce simple murmure, empli d'une sincérité désarmante, raviva la fébrilité qui se terrait depuis une dizaine de minutes en lui : la vision de ces joues rougies par sa peine et de ses lèvres mordillées par son anxiété... Il savait que ce n'était pas bien de laisser ses pensées dériver ainsi, qu'il pourrait presque se sentir indécent d'imaginer cet homme désespéré dans une telle situation. Mais la beauté délicate et tendre de Nathanaël possédait une influence désagréable sur lui. Surtout qu'il ne souhaitait absolument pas le brusquer ou le blesser.

Du moins, pas d'une manière déplaisante.

Andreas passa une main sur son visage tandis que son interlocuteur quitta son bureau rapidement pour aller récupérer ses propres affaires. Il ne devait pas craquer, pas avec quelqu'un qui semblait se briser au moindre choc. Et il n'était pas prêt pour retenter une nouvelle relation.

Ni aujourd'hui, ni jamais. 

Comment this paragraph

Comment

No comment yet