L'urne du roi Asgore ne tarda pas à apparaître à l'entrée, portée par quatre gardes royaux, dont Undyne. Elle était habillée d'une longue robe de deuil, blanche, le visage caché sous un voile en dentelle comme il était de coutume en cas de deuil. Sa transparence laissait transparaître la détresse émotionnelle dans laquelle elle se trouvait. Sans sentit Papyrus lui serrer un peu plus la main quand il le remarqua, lui aussi.
Derrière les porteurs, Toriel marchait d'un pas lent, la tête basse. Comme Undyne, elle avait revêtu une longue robe blanche sobre et un voile, la seule différence étant que celui-ci était relié à la couronne royale. La reine portait le trident d'Asgore, rouge terne, ainsi que sa cape. La Deltarune, symbole de la monarchie Dreemur, était à la vue de tous sur le tissu, pour rappeler le rang du défunt.
Au passage de l'urne funéraire, les invités endeuillés s'agenouillèrent, les uns après les autres, et restèrent immobiles, la tête baissée. Le Conseil fut le dernier à suivre le mouvement, alors que l'immense urne se posait sur l'autel, à la vue de tous. Undyne et Toriel rejoignirent le conseil, et s'agenouillèrent à leur tour.
Sans vit, du coin de l'oeil, la main droite de Papyrus se glisser dans celle d'Undyne, reconnaissante. Elle ne bougea pas de sa position, mais ses épaules s'affaissèrent légèrement. Pendant de longues minutes, personne ne dit rien. L'hommage au roi était avant tout silencieux et personnel, l'occasion d'adresser ses voeux au défunt et de lui souhaiter un passage vers l'au-delà sans douleur.
Après un long moment, Toriel se leva et s'approcha du pupitre, derrière l'urne qui contenait les cendres de son mari. Elle resta un moment à contempler la jarre, puis prit la parole.
— Nous sommes réunis en ce jour pour rendre hommage au roi Asgore Dreemur, mon mari et le père de nos enfants, Asriel et Chara. Monté sur le trône à la fin de la grande guerre qui nous a opposé aux humains, Asgore s'est toujours montré présent et à l'écoute pour notre peuple, quand bien même la situation dans laquelle nous étions à la fin de la guerre était catastrophique. Il a su s'entourer pour nous aider à nous relever, retrouver espoir alors que notre enfermement nous a contraint à une vie dans l'obscurité. Le peuple des monstres a parcouru un long chemin depuis, semé d'embûches, de doutes, mais aussi de grandes réussites, de grandes découvertes, d'union, de paix et de compassion.
Elle sourit tendrement.
— Lorsque je suis tombée enceinte d'Asriel, il était convaincu que notre enfant était l'espoir qui permettrait d'enterrer cette guerre une fois pour toutes, dans nos mémoires, encore secouées par tout ce qui était arrivé, mais aussi pour nos nouvelles générations, que des parents qui ne voulaient que leur bien, leur donner un futur autre que celui qui leur a été offert, ont vu naître sous terre, sans aucune chance d'accéder un jour à la surface. Je ne pense pas mentir en affirmant qu'Asriel a suivi la voie que son père avait tracé pour lui, devenant rapidement l'espoir de tout un peuple, la preuve même que, bien que sous terre, nous pouvions nous relever, apprendre à vivre de nouveau, et que, peut-être, avec l'arrivée de Chara, qu'un autre futur était possible.
Elle baissa les yeux et garda le silence quelques secondes, ses griffes grattant nerveusement la surface du pupitre.
— C'est de cette façon que je veux me souvenir de mon mari. De ce père aimant qui jouait dans le jardin avec Asriel et Chara, persuadé qu'un jour, les hommes verraient qu'une entente entre nos deux peuples était encore possible. Que Chara serait notre ambassadeur et que, peut-être, juste peut-être, notre enfant traverserait un jour la Barrière pour défendre notre cause et nous libérer. Et puis, un jour, Chara est tombé malade et notre espoir s'est effondré du jour au lendemain. Qu'était-ce donc, sinon une utopie que nous nous étions forgés ? Asgore avait mis bien trop de pression sur les épaules d'un jeune enfant de huit ans, et Chara, malheureusement, avait été blessée trop de fois par l'humanité, comme nous avant elle. Par son sacrifice, elle espéra qu'Asriel réussisse à porter la lumière de l'autre côté de la Barrière, avant que sa lumière à lui ne s'éteigne à son tour, sur ce jardin même où nous nous tenons aujourd'hui, soufflée par un rôle trop précoce qu'Asgore et moi avons posé sur ses épaules, et l'amour qu'il portait à sa famille de coeur.
Elle se tendit légèrement, puis lança un regard vers Undyne.
— Toutefois, je ne peux passer outre ce qui est advenu après. Ce que certains ont vécu comme une trahison de ma part n'étaient pas là lorsque j'ai assisté impuissante à la naissance d'un sentiment qui avait disparu depuis quelques années ici-bas : la haine des hommes. Après tout ce que Chara nous avait apporté, sa lumière, nous avons replongé dans les ténèbres. Contre toute logique, Asgore a décidé de déclarer la guerre à une humanité qui ignorait alors même jusqu'à notre existence, privant l'acte d'Asriel, un acte de paix et de compassion, de la portée qu'il aurait dû avoir. Asriel ne s'est pas sacrifié pour lancer une nouvelle guerre. Il s'est sacrifié parce qu'il voulait prouver à Chara que sa place était toujours auprès des siens et que, même après sa mort, les hommes pouvaient l'accepter. Asriel souhaitait une nouvelle ère de paix avec l'humanité, ce n'était qu'un enfant, innocent et rempli d'espoir. Lorsqu'Asgore a décidé, sans me consulter, de revenir aux heures les plus sombres de notre histoire, j'ai été trahie. J'ai eu l'impression qu'il bafouait l'âme de nos enfants, leurs rêves, leurs espoirs, au prix d'un aveuglement uniquement motivé par la douleur. Son action était égoïste, mais aussi celle d'un père en souffrance. S'il avait réalisé, je lui aurais pardonné. Mais les monstres ont embrassé sa nouvelle politique sans se poser de questions. Ils ont sali la mémoire de mes enfants et, peu importe le nombre de fois où j'ai supplié Asgore de réaliser que ce qu'il faisait n'était pas ce dont nous avions besoin, l'intégralité de mon peuple, et mon propre mari, m'ont tourné le dos. Trahie et perdue dans un deuil que je n'arrivais plus à faire, la propre idée de ce qu'on avait fait de l'image d'Asriel et de Chara m'étant insupportable, je suis partie. Je ne pouvais que partir. Ce monde n'était plus le mien. Je n'ai pas abandonné le peuple des monstres. Je n'ai jamais demandé à me retrouver à la tête d'un empire militaire, et je suis partie pour cette raison.
Toriel se fit plus froide et releva le regard vers l'assemblée, accusatrice.
— À cause d'une décision conduite par la douleur et l'impossibilité de revenir en arrière sur sa vengeance, malgré des regrets avoués dans les derniers journaux que nous avons retrouvé dans sa demeure, Asgore a fait tuer six enfants. Six âmes similaires à Chara, cinq d'entre eux n'ont par ailleurs causé aucun mal à aucun d'entre vous, et ont pourtant été assassinés de sang froid. Six enfants que j'avais fait le serment de protéger et que j'ai eu à laisser partir, bien malgré moi. Quelle vengeance justifie de s'en prendre à des enfants qui n'ont ni vécu notre guerre, ni demandé à se retrouver ici-bas ? Pourquoi n'avoir pas abandonné après l'horrible crime du premier, si leur mort pesait tant sur la conscience de notre roi comme il le dit dans ses carnets ? Ce fardeau qu'il a décidé de porter en martyr, il en est le seul instigateur. Il pouvait arrêter. Il pouvait utiliser l'âme d'un seul enfant pour sortir chercher les autres. Il ne l'a jamais fait, et, ironiquement, c'est sa lâcheté qui l'a tué. Bien que beaucoup ne croient pas en cette histoire, la dernière lettre que Frisk nous a laissé nous dit qu'Asgore a renoncé à son entreprise devant la détermination de l'enfant, avant de payer le prix de ses crimes en se faisant assassiner par une entité que nous cherchons encore à retrouver.
Des murmures de mécontentements grimpèrent dans l'assemblée. Toriel les ignora et poursuivit.
— Parce qu'il avait le pouvoir de tout arrêter et a choisi de ne pas le faire, je ne peux pardonner à Asgore. L'homme qu'il est devenu ces dernières années n'est pas mon mari. Je ne suis pas heureuse de sa disparition non plus. Je pense qu'il ne s'agit ici que d'un grand gâchis qui aurait pu être évité des années plus tôt, dans le respect de la mémoire d'Asriel et de Chara. Je regrette qu'il ne se soit rendu compte de sa bêtise que dans les dernières minutes de sa vie.
Elle releva les yeux vers l'assemblée. Plusieurs personnes s'étaient levées et quittaient la salle. Toriel ne s'en offusqua pas.
— Pour autant, je sais qu'il a été un membre important de notre communauté ces dernières années, et qu'il n'était pas entièrement cet être maléfique que je me suis forgée, moi aussi, dans la douleur de la perte de ceux que j'ai aimé. Je le vois depuis que j'ai repris le trône, dans les yeux de notre peuple, que sa disparition a affecté, et dans ceux d'Undyne, sa fille adoptive. Si je suis si ferme sur la question des humains, c'est parce que je refuse que nous répétions les mêmes erreurs que mon mari. Il y a d'autres moyens. Puisse sa disparition et son entrée dans le caveau familial, aux côtés de nos enfants, soulager sa conscience et lui accorder enfin cette paix d'esprit qui l'a rongée ces dernières années. Nous sommes un peuple de compassion, et c'est avec compassion que je lui souhaite de trouver enfin le repos dans sa nouvelle vie.
Elle s'inclina légèrement et quitta la scène, pour retourner s'asseoir aux côtés des autres membres du Conseil. Sans lui adressa un sourire en soutien, et lui tendit un mouchoir. Elle s'essuya brièvement les yeux avec.
Undyne se leva à son tour et rejoignit le pupitre. Sans se tendit. Sa dernière prise de parole s'était soldée en catastrophe, il espérait que celle-ci n'alimente pas de nouveau les braises d'un feu en train de s'éteindre. Il lui sembla d'ailleurs que toute la salle retenait son souffle. Les doigts du squelette serrèrent un peu plus ceux de son frère.
— Je suis désolée si mon discours est plus court, commença la guerrière, mais je n'ai pas exactement les mêmes dispositions à l'éloquence que Toriel. Je ne suis d'ailleurs pas d'accord avec ce qu'elle a dit. Asgore n'était pas un dieu vengeur, ou je ne sais pas quoi. C'était quelqu'un de bon, et qui avait les intérêts de notre peuple à l'esprit. Sur la fin, je reconnais qu'il était hanté par le poids de la culpabilité, certes, mais surtout l'impression qu'il ne faisait pas assez pour notre peuple, alors qu'il est celui qui nous a donné une raison de continuer à se battre et de ne pas abandonner par sa promesse de nous sortir de ces Souterrains. Ce n'est pas juste que tout soit tombé sur ses épaules, mais il l'a fait pour nous assurer un futur. Ces humains ont été sacrifiés non pas par barbarie, mais pour assurer notre survie dans le futur, nous n'en avons tiré aucun plaisir, aucun bénéfice, si ce n'est la récupération d'âmes supplémentaires pour nous rapprocher un peu plus de la sortie d'une crise qui devenait ces derniers mois de plus en plus ingérable. Nous avons perdu beaucoup de gens. Des gens bien, qui ont baissé les bras. C'est pour eux qu'Asgore, que la garde royale continue à se battre. Pour s'assurer que ça ne se reproduise plus. Personne ne devrait vivre dans la morosité alors que derrière cette barrière, un futur glorieux nous attend, pacifiste, nous l'espérons tous, mais que nous récupérerons par la force au besoin, grâce aux guerriers qu'Asgore a formé spécialement pour cette mission. Si Asgore voulait que je sois son héritière, c'est parce qu'il savait que, quoi qu'il arrive, je pourrais porter son fardeau sans ciller. La perte des âmes est un coup dur, mais pas une fatalité. Nous pouvons encore le faire.
Sans se tendit. Il n'aimait pas la tournure que prenait ce discours. Ce n'était plus un discours d'adieux, mais un encouragement à la guerre.
— Moi, Undyne, promet de trouver un autre moyen d'ouvrir la Barrière. Tout ce qu'il faut, c'est ne pas abandonner nos efforts. Si nous cédons au pacifisme, si nous nous résolvons à rester coincés ici, d'autres gens vont mourir, et, à la mémoire de notre roi, je ne peux le tolérer. C'est pourquoi je demande officiellement un vote, à l'échelle des Souterrains, pour choisir. Si c'est vraiment la vision de Toriel que vous voulez, je ne m'y opposerai pas. Mais si vous me choisissez, nous continuerons l'œuvre d'Asgore jusqu'à sa réussite, sans faiblir ou baisser notre garde inutilement. Nous sommes peut-être faits de compassion, mais cela ne veut pas dire que l'on doit laisser passer l'affront que les humains nous ont fait en nous enfermant ici comme des animaux. Il est temps de récupérer ce qui nous est dû. Pour Asgore ! hurla-t-elle, en levant le poing.
L'assemblée hurla « Pour Asgore ! » à sa suite, glaçant les os de Sans. À ses côtés, Toriel était sous le choc. Elle ne s'était pas attendu à une tentative de coup d'état, au moment où elle se montrait le plus vulnérable. Elle serra les poings. Undyne quitta l'estrade et s'assit à ses côtés, nullement gênée.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda la reine, froide. Crois-tu vraiment que nous avons besoin d'une guerre civile maintenant ?
— Il n'y aura pas de guerre civile si les gens se rangent sous ma bannière, répondit la guerrière d'une voix toute aussi froide. Il est temps que les Souterrains deviennent plus démocrates. Vous me remercierez, vous verrez.
— Nous en reparlerons.
— J'y compte bien.
Dans l'indifférence générale, l'urne funéraire du roi Asgore s'affaissa sur l'autel, pour rejoindre le caveau familial situé en dessous de la salle du trône, grâce à un ascenseur. Les invités discutaient désormais à voix haute de la possible élection à venir et des deux discours, de plus en plus agités.
La cérémonie, qui devait enterrer la hache de guerre entre les deux femmes, venait de sceller le début d'événements dont elles ne pouvaient pas encore mesurer la portée.