Le lendemain matin, Eugène remit à l’intendant la chemise de cuir contenant le manuscrit achevé la veille. Une nouvelle histoire de Myra, un nouveau fragment ancien déguisé en fiction, et encore une fois son propre nom apposé en couverture.
Il traversa la partie des invités du palais, et se dirigea d’un pas assuré vers l’aile privée de la Reine Aldénor. Aucun garde ne vint l’arrêter. Ici, il n’avait pas besoin d’invitation.
Le petit salon jouxtant les appartements royaux baignait dans la lumière pâle du matin. Un silence studieux y régnait, subtilement ponctué par le froissement des pages qu’on tourne avec soin. La Reine Aldénor était là, installée devant un bureau bas, un livre ancien était ouvert devant. Gants fins aux mains, lunettes face-à-main tenues devant ses yeux. Deux cercles de verre limpide enchâssés dans une monture d’argent finement ouvragée, reliés par une articulation en Y gravée de motifs anciens. A sa base, un mécanisme orné d’une pierre turquoise permettait d’ajuster l’angle des verres. Un instrument de lecture aussi précieux que redoutablement pratique /Si son raffinement trahissait sa grande valeur, il n’en restait pas moins qu’un instrument de travail, utilisé avec une rigueur presque sacrée. Entre les mains d’Aldénor, il devenait une clé ouvrant les portes d’un savoir oublié, lui permettant d’explorer les moindres secrets de manuscrits antiques.
Elle ne leva même pas les yeux en l’entendant entrer.
— Eugène. Toujours vivant à ce que je vois. Myra ne t’as pas encore mangé tout cru/jeté du haut d’un rempart ?, dit-elle d’une voix posée et teintée d’amusement.
— Chaque jour est une victoire, Votre Majesté, répondit-il en esquissant une révérence comiquement pompeuse.
Elle referma délicatement son ouvrage, et posa sa paires de lunettes à côté. Elle l’observer avec cet air amusé qu’elle lui réservait à chaque fois qu’il entrait ici.
— Tu tombes bien. J’ai enfin trouvé le temps de parcourir le manuel stratégique que tu m’as offert.
Elle tapota doucement la couverture d’un volume posé sur la table à ses côtés.
— “Dynamique d’un siège prolongé dans les régions montagneuses”. Une lecture réjouissante pour fêter mes 45 printemps. Et étonnamment bienvenue avec les tensions actuelles avec le nord.
Eugène s’installa sans cérémonie dans le fauteuil en face d’elle, bras croisés, faussement songeur.
— Avouer que c’est plus utile qu’un recueil de poèmes érotiques rédigés par un baron du sud.
— Tu serais surpris par le nombre de nobles qui m’offrent des poèmes comme on jette des fleurs fanées sur un tombeau : avec beaucoup d’espoir, mais peu de pertinence. Persuadés qu’un poème mal rythmé suffit à les faire passer pour des lettrés.
— Mais seul ton humble scribe préféré connaît ton penchant pour les vieilles cartes et les rapports militaires oubliés.
— Hélas, soupira-t-elle. Il ne m’en reste qu’un, et il s’apprête sûrement à me demander quelque chose d’inconvenant.
Il sourit, presque gêné.
— Tu n'as pas tout à fait tort.
Elle retira ses gants, les posa lentement sur la table, et joignit les mains. L’ambiance changea, subtilement. Elle s’était redressée, attentive. Le moment de légèreté prenait fin.
— Je t’écoute.
Il inspira, mesurant ses mots.
— J’ai besoin d’accéder aux Fondations.
Un silence se fit. Le genre de silence qui absorbe l’air d’une pièce.
Le sourire d’Aldénor s’était effacé. Elle cligna des yeux, une fois. Puis une deuxième.
— Tu plaisantes ?
— J’ai l’air de plaisanter ?
Il se pencha légèrement vers elle.
— Je suis retombé sur une histoire. Une vieille légende. Je veux comprendre d’où elle vient exactement.
Elle se leva sans un mot et fit quelques pas vers la fenêtre, les bras croisés.
— Tu connais mon amour pour ses histoires Eugène. Depuis que je suis montée sur le trône au côté de Kardam, j’ai fait en sorte de rassembler tout ce qui pouvait subsister de cet ancien savoir. Ce que nous avons ici, c’est peut-être tout ce qu’il reste du passé. Un passé où la magie n’était pas un mythe mais une force réelle. Et tu sais aussi bien que moi que ce monde n’existe plus, certainement pour une très bonne raison.
Elle se tourna à demi vers lui, le regardant du coin de l'œil.
— Les Fondations renferment des écrits si anciens que même les meilleurs érudits peinent à percer leurs mystères, personnes ne possèdent les clés pour les déchiffrer. Rares sont ceux qui comprennent l’intérêt de préserver ces récits.
Il soutint son regard.
— Tu m’as dit un jour “les légendes qu’on ne comprend pas sont les meilleures protections”. Et je crois qu’il est temps d’essayer de comprendre…
Elle resta silencieuse un moment, ses doigts tapotant machinalement le rebord de la fenêtre. Puis elle murmura :
— Je ne vais pas aimer ce que tu t'apprêtes à faire, n’est ce pas ?
— Très probablement pas. Mais honnêtement, moi non plus. Et tu dois me promettre de me faire confiance, et de ne poser aucune question.
Elle poussa un soupir et secoua la tête.
— Très bien. Je peux t’accorder une consultation restreinte. Une nuit, et en ma présence. Pas plus.
— Une nuit, c’est tout ce qu’il me faut.
Elle le pointa du doigt, un sourire narquois au coin des lèvres.
— Et si tu me fais regretter ça, je te jure solennellement que tu recopieras à la main chaque décret administratif du prochain mois. Tous. Même les plaintes sur les sabots bruyant dans la rue des Boulangers.
Eugène rit doucement.
— J’apporterais ma plus belle plume.
*
Le soir venu, Eugène se présenta à l’orée des jardins Est du palais, escorté par deux soldats de la garde personnelle de la Reine.
Le chemin serpentait jusqu'à une tour massive, légèrement en retrait, bâtie à même le rempart. Un édifice austère, sans fioriture, que la mousse avait depuis longtemps commencé à grignoter. Elle semblait oubliée du reste du château, comme si les siècles l’avaient lentement effacée de la mémoire collective sans réussir à l’effondrer.
Eugène leva les yeux vers sa silhouette sombre et un bref vertige lui serra les tempes. Plus haut que toutes les autres structures alentour, la tour dominait la capitale sans jamais y participer. On racontait parfois qu’elle abritait les ruines d’un ancien observatoire, ou qu’un mal ancien y avait été enfermé, des murmures de couloir, des rumeurs de cuisine. Ce genre d’histoires qui naissent quand les pierres se taisent depuis trop longtemps.
Et pourtant… on disait aussi que, de temps à autre, une faible lumière filtrait derrière les persiennes closes.
Il savait désormais pourquoi.
Devant la porte à double battant, couverte de mousse et d’un entrelacs de ferronneries rouillées, Aldénor l’attendait. Elle portait une longue cape noire, la capuche rabattue sur son front, et un trousseau de clefs aussi massif qu’il semblait pouvoir ouvrir la moitié du royaume.
— Voilà une tenue peu protocolaire, dit Eugène en arrivant.
— Je passe mes journées ficelées dans de la soie et des parures, répondit-elle sans détour. Je considère ces rares occasions comme une récompense raisonnable. Et puis… autant être à l’aise pour farfouiller dans les poussières du passé.
Elle lança un regard en biais à la tour, puis se tourna vers les gardes qui s’étaient arrêtés à quelques pas derrière eux.
— Vous pouvez rester ici. Je vous promets de ne pas me couper avec un livre en votre absence, dit-elle sèchement.
Les deux hommes échangèrent un regard hésitant, mais un discret froncement de sourcil royal suffit à les convaincre. Ils reculèrent d’un pas et se postèrent devant l’entrée. L’un deux tendit un lanterne à huile à Eugène, qu’il attrapa sans un mot.
Aldénor se pencha vers la porte et commença à faire jouer les serrures. Un cliquetis sourd résonna lorsque le premier loquet céda. Elle introduisit la seconde clef et fit de même.
— Prêt à fouiller des secrets que l’Histoire elle-même à voulu enterrer/ prêt à déranger ce que l’Histoire avait décidé d’oublier ?
La porte s’ouvrit dans un soupir rauque, dévoilant un intérieur de pierre nue, sombre et glacé. A droite, un escalier en colimaçon montait vers les hauteurs, longé de lanternes soigneusement fixées au mur. La flamme pâle de certaines vacillait faiblement, et malgré l’abandon apparent, l’endroit était étonnamment entretenu.
Eugène haussa un sourcil.
— Je croyais cet endroit fermé depuis des années.
— Il l’est, répondit Aldénor en s’avançant dans l’ombre. Mais tu sais comme moi que les endroits oubliés sont souvent les mieux gardés.
Il s’attendait à ce qu’ils montent, c’était logique, les secrets étaient toujours là-haut, perchés dans des grandes salles aux plafonds voûtés et aux étagères croulant sous le poids des siècles. Mais alors qu’il s’apprêtait à poser un pied sur la première marche, il vit Aldénor bifurquer sur la gauche, vers un renfoncement qu’il n’avait même pas remarqué.
Une simple porte de bois, sans ornement, presque dissimulée dans la paroi. On aurait pu la confondre avec un débarras. Aldénor sorti une clef minuscule et l’enfonça dans la serrure. Un déclic suivi dans un grincement feutré. Derrière la porte, un second escalier en colimaçon descendait, s’enfonçant dans les entrailles de la tour, avalé par l’obscurité.
— Ce n’est pas par là que montent les curieux, murmura-t-elle en s’engageant dans la pénombre.
Eugène lui emboîta le pas. Il jeta un dernier regard à l’escalier de pierre qui montait à sa droite, à cette tour qui fascinait les rares visiteurs assez intrépides pour y jeter un œil.
Le vrai secret, lui, dormait en bas. Discrètement, derrière une porte de placard oubliée.
Il descendit à son tour, la lueur de la lanterne dansant sur la pierre froide, et disparut dans les entrailles de la tour.
*
Ils descendirent en silence, les pas feutrés sur les marches usées de l’escalier. La pierre froide, rugueuse, et chaque pas résonnait légèrement contre les murs. Après une trentaine de marches, le passage débouchait sur un couloir voûté, étroit, soutenu par de vieilles arches. L’air y était plus sec, mêlé d’une odeur de vieux papier et de suie éteinte. Eugène comprit, au fil de leur avancée silencieuse, qu’ils étaient passés sous les fondations même du palais.
Ils marchèrent plusieurs minutes en silence, avant d’arriver devant une large porte en bois, haute et sans poignée. Aucune serrure n’était visible. Aldénor posa la paume de sa main contre le battant, et poussa lentement.
— Pour être arrivé jusqu’ici, plus besoin de clef, dit-elle un sourire discret.
La porte pivota sans un bruit, révélant une salle basse, encastrée dans la roche, où l’humidité cédait la place à une chaleur étrangement contenue. Des lanternes à huile, suspendues à des bras de métal, diffusaient une lumière tamisée et stable.
Le mobilier était épuré : quelques grandes tables à la surface bosselée, des tabourets de bois sombre, et surtout, d’innombrables étagères. Elles étaient anciennes, bancales pour certaines, mais encore solides. Les livres et manuscrits y étaient rangés avec un soin manifeste. Chaque volume était protégé par un tissu ou un étui en cuir, recouverts d’une fine couche de poussière sèche.
Aldénor s’avança entre les tables, effleurant du bout des doigts les reliures fatiguées.
— Nous avons récupéré ces textes un par un, au fil des années. C’est sans doute ce qui subsiste de plus complet de la mémoire oubliée de ce royaume. Mais ils sont presque tous fragmentaires, obscurs, parfois cryptés… Certains parlent de rites oubliés, ou de choses encore plus floues encore.
Elle se tourna vers lui, l’observant d’un air entendu.
— A toi d’y trouver ce que tu cherches.
Ils s’installèrent sans plus de mots. Le temps se dilua dans le silence épais de la salle. Le froissement des pages et le léger clapotement de l’huile dans les lanternes étaient les seuls sons audibles.
Eugène lisait avec une concentration fiévreuse, feuilletant, comparant, ses doigts légèrement noircis par l’encre vieillie. Parfois, un détail lui faisait lever la tête, un mot ou une description faisant écho aux histoires de Myra. Aldénor, de son côté, retrouvait des fragments délaissés depuis longtemps, et les redécouvait avec le calme de l’habitude.
Le silence fut interrompu par Eugène, pensif :
— Et donc… Y' a quoi tout en haut de cette grande tour mystérieuse ?
Aldénor releva à peine la tête, tournée vers sa lecture.
— Des archives administratives. Livres de comptes, registres des cuisines et des dépenses des serveurs. Quand la salle des comptes déborde, on envoie les plus vieux dossiers là-haut pour libérer de la place. Il arrive qu’un serviteur y monte pour ranger des cartons, mais sinon, personne n’y met les pieds.
Eugène esquissa un sourire, comprenant enfin la ruse.
— Un appât à curieux.
— Exactement. Si quelqu’un brave la “légende” pour explorer la tour, il tombe sur des dossiers moisis de blanchisserie. La vraie porte, elle, passe inaperçue. C’est la seule sécurité que nous ayons jamais jugée nécessaire. A ce qu’il parait : “les légendes qu’on ne comprend pas sont les meilleures protections.”
La nuit s’étirait. Aldénor, silencieuse, s’arrêtait parfois de lire pour observer Eugène, l’air inquiète.
Les lignes se brouillaient à force d’être lues, et la fatigue s'infiltrait dans chaque mouvement. Eugène fronça les sourcils devant un feuillet à la marge jaunie. Un mot attira son regard. Puis une phrase. Il relut, encore, puis se redressa lentement.
Il s’agissait d’un texte ancien, relatant ce qui semblait être une bataille oubliée. Mais ce n’était pas ce qui l’avait frappée. En bas de la page, dans une écriture plus récente, mais tout aussi ancienne, un annotation était griffonnée à la main. Une mise en garde, énigmatique.
Il la lut à voix basse :
— “Ne jamais en parler. Trop dangereux”.
Son sang se glaça. Il déglutit avec peine, posant le parchemin devant lui. Aldénor diriga son attention vers lui.
C’était l’histoire de Myra. Le premier soir, la première fois qu’il l’avait vu raconter une histoire. Ou plutôt, une version bien plus ancienne. L’intendant brûlant les uniformes n’était qu’un simple détail pioché dans son quotidien. Ce soir-là, Eugène s’était focalisé sur cette coïncidence, persuadé qu’elle brodait autour d’un événement réel. Mais le reste de l’histoire, elle ne l’avait pas inventée.
Il était en train de la lire la Bataille des 3 Reines, presque mot pour mot. Myra ne pouvait pas connaître cette légende oubliée. Et pourtant…
Eugène sentit son souffle se raccourcir. Il venait de mettre le doigt sur quelque chose de bien plus vaste qu’il ne l’avait imaginé.