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4. Taverne

Cette journée avait été comme les précédentes, une succession de frustrations et d'ennui administratif. Eugène s’était retrouvé à retranscrire des stratégies de guerre décidées dans des bureaux loin du champ de bataille, à coucher sur papier des plans logistiques plutôt que des exploits.

Il accompagnait la plus grande Cheffe de guerre que le royaume ait connu, et pourtant, ses journées ne ressemblaient pas moins à ses années de formation de scribe, à noircir des feuilles rapidement oubliées.

Ce soir-là, il décida de mettre ses parchemins de côté et de s’accorder un peu de temps pour lui, pour s’éloigner de cette réalité moins glorieuse que celle qu’il avait imaginée. Il devait faire face à cette désillusion : il ne faut jamais rencontrer ses Héros.


Une file de charrettes obstruait l’accès à une rue secondaire, et il dut enjamber un tonneau renversé pour éviter de se faire bousculer.

Il s’autorisa à se perdre dans la cité, se laissant guider par le flot des passants et l’agitation des marchands. Peu à peu, les rues se firent plus étroites, et les voix agitées plus lointaines. Ses pas finirent par trouver l’entrée d’une vieille taverne, presque oubliée par le tumulte de la ville. Le nom, L’Antre de l’Ours, à moitié effacé sur l’enseigne en bois, lui tira un léger sourire.

Eugène poussa la porte de la taverne et fut aussitôt assailli par la chaleur étouffante du lieu. Un mélange de feu de bois et d’haleines avinées. Une bâtisse massive, aux poutres trop basses et aux murs suintant d’années de fumée. L’intérieur était plus vaste qu’il ne l’aurait cru. Une lumière douce filtrait à travers des vitraux colorés, jetant sur les tables des éclats de bleu et de pourpre. Quelques rares habitués occupaient les coins les plus sombres, penchés sur leurs verres. Le silence n’était pas pesant, mais feutré, comme une promesse de calme.

L’endroit était à l’image de son nom, tout comme son propriétaire.

Alors qu’il s'avançait jusqu’au comptoir, il y vit un colosse en train d’essuyer un verre avec la nonchalance d’un homme qui n’avait peur de rien ni personne. Grand, large d’épaules, des bras comme des troncs d’arbres et une barbe brune broussailleuse qui lui mangeait la moitié du visage. L’air revêche et les sourcils froncés, il ressemblait plus à un vieux mercenaire qu'à un aubergiste.

Eugène s'éclaircit la gorge, avant de passer commande : 

— Un verre de lait de chèvre s’il vous plaît.

Le tavernier le dévisagea un instant avant d'acquiescer d’un simple hochement de tête. D’un geste assuré, il remplit une chope et la posa devant lui sur le comptoir.

— Z'êtes nouveau ? J’vous ai jamais vu par ici, dit le tavernier d'une voix rocailleuse.

— Oui, je suis arrivé à la capitale il y a deux semaines. J’ai eu envie de visiter un peu la ville, la “vraie” ville. Je me suis laissé porter et j’ai découvert par hasard votre chaleureux établissement.

— Ah merci ! J’ai créé c’t’endroit quand je suis arrivé ici y a longtemps d’ça. J’ai vite compris qu’j’étais pas taillé pour les courbettes. J’ai construit c’t’endroit moi même, avec mes p’tites économies d’l’époque. Pis les gens ont commencé à dire qu’ici, c’tait comme entrer dans l’antre d’un vieil ours : fallait pas l’emmerder, mais une fois qu’tu l’avait apprivoisé, t’trouvait pas meilleur coin pour poser tes pattes !

Eugène esquissa un sourire. Derrière l’ours mal léché, il perçut la fierté de ce grand bonhomme vis à vis de son établissement. Un attachement sincère à cet endroit qu’il avait bâti de ses mains. Un homme qui, sous ses airs de colosse taciturne, veillait sur son petit royaume avec un soin qu’il n’aurait jamais avoué.

— C’est une très belle histoire, vous pouvez être fier de ce que vous avez créé.

Eugène aperçut les joues de l’homme rosir malgré sa barbe épaisse, avant de grogner : 

— Eh… Merci… C’est p't'être pas la plus belle taverne d’la ville, mais ici, t’auras toujours une chope pleine et un coin pour poser ton derrière ! 

L’homme grogna un rire discret avant de dire : :

— Va t’prendre une table au fond, t’verras mieux.

Intrigué, il récupéra sa chope et obéit au tavernier. Tandis qu’il se dirigeait vers le fond de l’établissement, la voix forte de l’homme le rattrapa : 

— Au fait moi c’est Marcus, gueule un coup depuis l’fond s’tu veux un autre verre !

Il jeta un dernier coup d'œil à Marcus, qui avait déjà reporté son attention sur autre chose. Un ours mal léché, songea-t-il. Mais pas le pire qu'il ait croisé.

Ce n’est qu’une fois installé à sa table, en savourant sa boisson, qu’Eugène remarqua l’étrange silence qui s’était abattue. Une atmosphère suspendue, presque solennelle. Un calme inattendu, mais pourtant bienvenu.

Après un moment d’égarement, durant lequel il put profiter du calme contrastant avec le rythme de ces derniers jours, il remarqua un attroupement.

Un groupe improbable se tenait là : des marchands au tablier taché côtoyaient des mercenaires en armure légère, quelques érudits à l’air grave se mêlaient à des voyageurs de contrées lointaines.

Attentifs et presque trop disciplinés pour une taverne, il redoutait qu’une querelle éclate entre clients et tourne en un instant à l’affrontement. Ce moment de flottement avant que tout bascule.

Il décida alors de vraiment prêter attention à ce tableau pour le moins surprenant : les visages étaient tournés dans la même direction, figés dans une expression d’attente. Comme si un rituel était sur le point de commencer.

Il entendit les murmures du groupe se taire doucement, un silence religieux remplit alors les lieux, troublé uniquement par le crépitement du feu.


Alors qu’il se demandait ce qui pouvait bien être en train de se passer, une voix lui parvint. Intrigué, son instinct lui intima de se focaliser sur cette intonation, qui lui semblait pourtant inconnue.

Il suivit les regards, cherchant la source de cette voix. Une silhouette captait toute l’attention. Depuis sa table en coin, Eugène ne distinguait pas son visage, seulement une femme à la posture décontractée, et l’ombre d’une cape dont la capuche avait été rabattue sur les épaules. Sa tunique était simple, sans prétention. D'un bras négligemment appuyé sur le dossier, elle paraissait à l’aise. Et ce timbre de voix résonnait avec une étrange familiarité.

C’est alors qu’il perçut un mouvement.

Un infime balancement familier. Un geste de la main qu’il avait vu des dizaines de fois donner ses ordres.

Soudain, comme un coup de massue derrière la nuque, il la reconnut.

Myra.

Alors, l’inconnue cessa d’exister. Son corps, sa voix, sa présence, tout se superposa à Myra, comme une évidence brusquement révélée.

Il vit sous l’arrogance détachée qu’elle abordait du matin au soir, une intensité rare, une passion qu’il ne connaissait pas. Elle n’était plus commandante d’armée. Ici, elle était une légende vivante d’un tout autre genre.

*

Myra était installée sur une chaise au milieu de la salle. Une jambe repliée sous elle, l’autre posée nonchalamment sur le bord, elle semblait régner sur l’instant.

Ses cheveux noirs, d’ordinaire attachés en tresse, tombaient librement sur ses épaules. Son regard gris clair balaya la salle, accrochant l’attention de chacun, une lueur amusée au coin des yeux.

Lorsqu’elle se mit à parler, ses traits s’animèrent avec une intensité fascinante. Chaque sourire appuyé creusait légèrement les coins de ses yeux, chaque froncement de sourcil accentuait sa ride du lion. Ce n’était pas une beauté lisse ou juvénile qui captait l’attention, mais un visage sculpté par les années.

Elle commença à planter le décor, en s’autorisant des pauses pour boire à sa chope, savourant l’attente et la frustration de l’auditoire. Elle imposait un rythme, d’abord lent, comme pour tester l’attention de son public, alternant ton solennel et moqueur, puis accélérait avec une fluidité hypnotique.

Elle ne lisait pas, elle ne récitait pas, elle vivait l'histoire. Et, à travers elle, l’histoire prenait vie.


Adossé à sa chaise, à l’écart de cette bulle en dehors du temps, Eugène se laissa happer. Myra contait un âge révolu, un monde où la magie imprégnait chaque chose, elle citait des Rois et Reines disparus, toutes les grandes figures ayant dominé l’Ancien Temps, les batailles depuis l’étincelle des premiers conflits jusqu'à leur résolution, comme si elle y avait été… Elle leur offrait un bout de monde perdu.

Soudain, un détail le frappa.

L’histoire parlait d’un royaume divisé par des couleurs d’uniformes, où un décret absurde avait déclenché une guerre au sein d’une même faction. Tout avait basculé le jour où l’on avait décidé de brûler les tenues jugées non conformes, mettant le feux aux poudres.

Un sourire en coin, il comprit que Myra glissait son quotidien dans son histoire. 

Le récit se poursuivit une bonne heure, puis s’arrêta brusquement.

— Et c’est ainsi que débuta la bataille des 3 Reines. Mais ça, c’est une autre histoire.

Un silence abasourdi tomba sur la salle. Les spectateurs, médusés, semblaient attendre une suite qui ne viendrait pas. Comment pouvait-elle faire une chose pareille ?

Myra se délectait de l’instant, du pouvoir qu’elle détenait, de l’émotion qu'elle était capable de provoquer sur son auditoire.

— Je vous raconterai peut-être la suite la prochaine fois. Peut être…

Ce soir-là, Eugène vit pour la première fois, son visage s'illuminer d’un sourire éclatant. Un sourire franc, sans ironie, ni retenue.

La salle se vidait peu à peu, et il devint évident que les gens, frustrés, captivés et accros, reviendraient. Et Myra le savait mieux que quiconque.

C’est alors qu’il perçut l’ironie de sa tâche.

C’était à lui d’écrire des légendes, et pourtant, elle en façonnait déjà mieux que personne.


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