La salle s’était vidée, laissant derrière elle le craquement du bois dans l’âtre et l’odeur persistante de bière et de suie.
Eugène, toujours assis dans l’ombre du fond de l'établissement, observait Marcus qui essuyait tranquillement un gobelet d’un geste machinal.
Quand le tavernier leva les yeux vers lui, Eugène se contenta de lever sa chope vide dans sa direction, préférant cette approche à la méthode plus… bruyante, suggérée par le tenancier un peu plus tôt. Marcus, qui semblait s’y attendre, sourit et hocha la tête. Le patron le rejoint à sa table, et posa la chope de lait de chèvre.
Il tira une chaise à lui, la retourna et s’assit à califourchon, posant ses bras croisés sur le dossier. Il désigna d’un léger mouvement de menton l’alcôve près de cheminée.
— Elle est là-bas. Comme toujours après ses représentations.
Eugène tourna la tête. Myra était assise seule à une petite table, en retrait. Le feu projetait des reflets roux sur les murs et découpait son profil dans l’ombre. Elle avait l’air ailleurs.
Quand Eugène reporta son regards sur Marcus, il vit dans ses yeux, une tendresse non feinte.
— Vous la connaissez bien, on dirait.
Un sourire furtif passa sur les lèvres de Marcus alors qu’il secouait la tête.
— J’la connais depuis qu’elle est haute comme trois pommes. Une foutue gamine à l’époque, toujours fourré ici à m’traîner dans les pattes. J’crois qu’elle à toujours aimé l’bazar de c’t’endroit, l’bruit, les gens qui changent tout l’temps. J’l’ai vu évoluer au fil des années, j’l’ai vu grandir, s’endurcir, puis elle est partie faire c’qu’elle avait à faire… Mais elle est jamais vraiment partie. C’est ici qu’elle a commencé à raconter ses p’tites histoires, comme si l’coin l’inspirait.
Il s’interrompit, fixant un instant le vide comme s’il revivait un souvenir lointain. Puis il reprit, plus doucement :
— J’lui fais toujours d’la place quand elle débarque. et j’prépare toujours son p’tit coins là bas.
Il désigna à nouveau l’alcôve d’un mouvement de menton.
— J’sais pas c’qu'elle a traversé, mais j’sais une chose : quand elle est ici, elle est plus chez elle qu’n’importe où ailleurs.
Marcus se leva d’un coup et dit :
— Va la voir, elle va pas t’manger.
Eugène acquiesça, un mince sourire au coin des lèvres. Il attrapa sa chope et se leva à son tour. Mais qu’il commençait à s’éloignait, la voix rocailleuse du tavernier le retint une dernière fois :
— Et fais pas trop d’manières, hein. Elle aime pas ça.
Le sourire d’Eugène s’élargit. Il n’avait pas besoin d’être prévenu.
*
Il rejoint Myra à sa table, dans l'alcôve creusée dans la pierre près de l’âtre. La chaleur du feu rongeait encore des bûches, projetant des ombres vivantes sur les murs rugueux.
Accoudée au bois noirci, Myra observait les braises sans dire un mot. Sa cape négligemment posée sur le dossier de sa chaise, comme si elle s’était enfin autorisée un peu de répit.
Eugène s’approcha sans bruit. Au moment même où il s’apprêtait à tirer une chaise, elle s’adresse à lui sans même tourner la tête.
— Tu comptes toujours écrire ma légende, mon cher Eugène ? demanda-t-elle d’un ton mi-amusé, mi-méfiant.
Il laissa échapper un léger sourire en s’installant en face d’elle.
— J’écris ce qui mérite d’être raconté.
Elle haussa un sourcil, jugeant sa réponse comme on évaluerait un pari risqué. Eugène profita de ce court silence :
— Je me demande surtout comment vous êtes capable de parler de l’Ancien Temps avec une telle précision.
Elle se tendit légèrement. L’espace d’un instant, il crut qu’elle allait balayer le sujet d’un revers de main.
Mais la fatigue et ces derniers jours passés ensemble semblèrent l’emporter sur sa méfiance. Elle laissa échapper un soupir, se massa le front, avant de finalement répondre :
— Je sais pas… Ça me vient, c'est tout. Comme si ces histoires existaient déjà, et qu’elles n’attendaient qu’une voix pour les raconter.
Elle s’arrêta, son regard fixé sur les braises.
— Mais elles disparaissent aussi vite qu’elles arrivent n’est-ce pas ? reprit-il après un silence.
Myra haussa les épaules, comme si cela n’avait aucune importance. Mais Eugène n’y crut pas une seule seconde.
— Ça ne vous dérange pas ?
Elle secoua la tête, un sourire en coin.
— Chaque histoire a sa place et son moment. Elle prend vie dans l’instant, c’est ce qui la rend précieuse, non ?
— Peut-être… murmura-t-il.
Son regard se perdit dans la lueur vacillante de la cheminée, puis revint à Myra.
— Mais certaines méritent de perdurer.
Il comprit à ce moment-là, comme on reçoit une gifle douce, que chaque histoire est aussi unique qu'éphémère… Il sut avec un pincement au cœur, qu’après ces soirées elles disparaissaient à jamais. Il devait les écrire pour les préserver.
— Elles ne devraient pas être oubliées, dit-il.
Elle le fixa enfin. L’espace d’une seconde, il vit passer un éclat indéchiffrable dans son regard. Pas de moquerie cette fois, elle était plus sérieuse que jamais.
— Alors écris, dit-elle. Mais sois à la hauteur.
Il hocha la tête. C’était une promesse, presque un pacte.
Puis elle baissa les yeux, machinalement, vers le bijou qu’elle portait au cou. Son pouce effleura le métal cuivré de son amulette.
— C’est peut-être elle, souffla-t-elle.
— Elle ? dit-il en fronçant les sourcils
— L’amulette. J’ai toujours eu l’impression qu’elle me protégeait, dit Myra en la faisant tourner entre ses doigts.
Elle hésita, cherchant longtemps ses mots. Puis haussa les épaules, agacée de ne pas réussir à formuler quelque chose d’aussi abstrait.
— Parfois, c’est comme si elle murmurait. Pas tout à fait des mots. Des échos, comme des souvenirs qui ne sont pas les miens.
Tandis qu’elle faisait tourner l’amulette entre ses doigts, une odeur de pluie sur de la pierre nue lui effleura les narines. Une sensation absurde, étrangère, venue de nulle part.
Eugène sentit un frisson le parcourir.
— Et vous pensez que c’est qui vous souffle toutes ces histoires ?
Son regard perdu dans la danse des braises, elle prit le temps de répondre. Sa voix était presque un murmure.
— J’en sais rien. Mais quand je la tiens…
Elle l’a fit rouler dans sa paume, avant de refermer lentement les doigts dessus.
—... j’ai l’impression de savoir.
Un silence s’installa. Seul le crépitement du feu osait interrompre le poids de ses paroles.
Eugène, incapable de détacher son regard de l’amulette, se demanda ce qu’elle entendait à travers elle. Ce qu’il entendrait, lui, s’il y touchait.
— Et si un jour elle ne chuchote plus rien ?
Elle lui lança un sourire amusé, mais il y avait comme un voile devant son regard.
— Alors j’improviserai.
Une réponse légère, presque amusée. Mais Eugène n’était pas dupe.
Dans la lueur tremblante des braises, il se demanda soudain si Myra savait réellement d’où venait ses histoires, et ce que cela signifiait pour elle.
*
La porte se referma dans un souffle feutré. Le silence du bureau était presque agressif après l’animation de la taverne. Eugène alluma la lampe à huile, tira la chaise.
Un carnet reposait sur le coin du bureau, ouvert à une page blanche.
Il resta un moment debout, les mains sur le dossier, le regard flou. L’ombre mouvante de Myra dansait encore sous ses paupières.
Puis il s’assit. Son stylet griffa le papier, maladroitement d’abord. Quelques mots, jetés comme on jette une ancre.
“Il y avait autrefois un garçon si faible que le vent le renversait. Alors il grimpa au sommet du plus haut mont du pays, pour demander au vent de l’épargner…”
Il releva la tête, chercha le feu de la taverne dans la lueur terne de la lampe. La voix de Myra résonnait encore dans sa mémoire. Chaque inflexion, chaque détour.
Il n’écrivit pas tout. Seulement des fragments. De quoi la retrouver plus tard.
Et, tout en bas de la page, sans réfléchir vraiment, il recopia lentement les mots qu’elle lui avait lancés comme un défi.
“Alors, écris.
Mais sois à la hauteur.”
Il resta un moment à fixer la page, le stylet suspendu au-dessus du dernier mot. Puis il le posa.
C’était un début.