Eugène venait à peine de terminer la retranscription des traités de Maître Velhan, ancien Conseiller aux Sciences de la Couronne, qu’un nouveau parchemin scellé du blason royal fut envoyé chez lui. Il avait espéré quelques semaines de repos, loin des formulations ésotériques et des théories alambiquées de l’érudit, mais la Reine Aldénor avait d’autres projets pour lui.
“Cher scribe,
Vous et votre esprit affûté, êtes attendus à Castelvale, afin de consigner l’histoire d’une figure majeure de notre royaume : Myra, Grande Commandante des Armées Royales, Cheffe des Fils de Cendre.
Reine Aldénor.”
Le nom de Myra ne laissait personne indifférent. Eugène, comme tant d’autres, connaissait ses faits d’armes : la bataille de Noirlac, la reconquête des Mines d’Argres, le siège de Verel qui resta imprenable sous sa garde pendant 3 hivers. A elle seule, elle incarnait la force, la rigueur, l’inflexibilité. Et à lui, scribe, on demandait désormais de poser des mots sur ce monument vivant.
Plusieurs jours étaient nécessaires pour rejoindre la capitale. Il prépara ses affaires sans se faire prier, impatient à l’idée de cotoyé cette femme aussi respectée que crainte.
Le palais n’avait pas changé. Toujours les mêmes arcades immaculées, les jardins suspendus et les vitraux géométriques qui inondaient les couloirs d’une lumière paisible. Opposition palais en pierre rustres mais imposant et beau ?
On conduisit Eugène à ses appartements, une suite discrète et élégante dans le quartier des invités de marques de la couronne. Il changea ses habits de voyage contre une tenue plus convenable : une longue tunique de tissu épais, couleur charbon, qui épousait sa silhouette svelte/longiligne sans la contraindre. Le col, relevé et structuré, encadrait son cou avec une élégance discrète. Une ceinture de cuir brun foncé, à la boucle de bronze travaillée, ceignait sa taille et retombait souplement sur le devant. Ses cheveux bruns, légèrement bouclés, retombaient avec un charme involontaire sur son front, et ses lunettes rondes accentuaient la douceur posée de son regard. Un regard attentif, curieux, presque rêveur. Tout en lui évoquait une précision studieuse, tempérée par une réserve paisible.
Il fut ensuite conduit au salon de lecture privée de la Reine, une pièce baignée de lumière, aux murs clairs, tapissées de bibliothèques sobres. L’espace était meublé avec élégance : un vaste canapé d’angle blanc formait le coeur de l’aménagement, prolongé par plusieurs fauteuils assortis, tous disposés autour d’une table basse immaculée. Un plateau de fruits frais avait été installé, accompagné d’une petite théière encore tiède.
C’est là qu’Aldénor fit son entrée. Drapée dans une robe sobre mais élégante, sa chevelure blonde, relevée en un chignon minutieusement tressé, encadrait un visage où la beauté persistait, adoucie par les marques subtiles du temps. Ses courbes lui conféraient une présence à la fois imposante et maternelle. Inondés par la lumière douce du jour, ses yeux bleus reflétaient la lumière d'une clarté troublante, entre éclat vif et profondeur insondable. Autour de son cou, un collier serti de saphirs miroitait doucement, comme un écho discret à l’éclat de son regard.
— Mon très cher Eugène, dit-elle tendant la main vers lui.
— Ma Reine, répondit-il en prenant délicatement la main de la reine pour y faire un baise-main. Vous n’avez presque pas pris une ride.
— Toujours aussi flatteur, dit Aldénor, retirant sa main d’un geste sec surjoué, un grand sourire aux lèvres.
Elle l’invita à s'asseoir sur l’un des canapés blancs, le moment avait presque des allures de retrouvailles.
— Alors ? demanda Eugène en s’installant. Tu m’a fait venir pour graver une nouvelle légende légendaire ?
— Pour la comprendre / Tu n’es pas seulement ici pour écrire son histoire, mais pour comprendre qui elle est vraiment.. Je sais que tu as toujours préféré arpenter les routes, et partager le quotidien des Grands Noms de notre royaume, plutôt que de t’enfermer dans une vieille tour poussiéreuse. Mais c’est une tâche plus ardue qu’il n’y paraît qui t’attends.
— Tu sembles bien la connaître, fit-il remarquer.
Aldénor eut un sourire énigmatique.
— Je la connais comme on connaît la tempête. On peut en prévoir les éclats, s’y préparer… mais ne jamais la dompter.
Eugène arqua un sourcil.
— Dois-je m’attendre à être foudroyé ?
— Peut-être, répondit-elle, amusée. Mais ne te laisse pas berner par son détachement. Myra donne l’impression de prendre les choses à la légère, mais elle sait mieux que n’importe qui ici, le poids de ses paroles ou de ses actes. Si elle plaisante, c’est qu’elle a déjà envisagé toutes les issues possibles.
— Une façade ?
— Un choix, corrigea Aldénor. Elle sait que tout le monde attend d’elle des décisions, alors elle choisit comment les donner. Mais sous ses airs désinvoltes, elle porte plus de poids qu’aucun d’entre nous.
Il acquiesça lentement, songeur.
— Je ne suis pas sûr que mes compétences sociales suffiront à me faire adopter par une telle figure.
— Elle finira par t’adopter… ou t’ignorer. Ce qui revient à peu près au même dans son langage.
La porte du salon s’ouvrit. Eugène se tourna en entendant les pas, et la vit.
Myra.
Elle portait une armure de plaques finement ouvragée, sombre et élégante, aux reflets d'acier bleuté. Contrairement aux masses rigides et imposantes que portaient la plupart des chevaliers, la sienne paraissait taillée pour le mouvement. Articulée et ajustée à sa silhouette élancée, elle laissait deviner une souplesse aussi bien pensée pour le combat que pour les longues chevauchées. Quelques ornements discrètement gravés sur les épaulettes et la poitrine rappelaient son rang et son importance sur le champ de bataille.
Elle devait dépassait d’une tête la plupart de ses pairs, une silhouette droite et assurée, forgée par des années d’entraînements. Mais ce n’était pas sa stature qui frappait en premier. C’étaient ses yeux : un gris pâle, irréel, presque métallique.
Ses cheveux d’un noir profond, attachés en tresse, laissaient s’échapper quelques mèches rebelles, trahissant les heures passées à sillonner le château sans répit. Malgré l’éclat dur de son armure, elle restait indéniablement belle.
Elle entra, s’immobilisa près du fauteuil d’Aldénor, sans un mort.
— Myra, dit la Reine, je te présente Eugène, notre scribe officiel. Tu as peut-être entendu parler de lui, le plus jeune à avoir été nommé à ce poste ! Il s’est chargé de retranscrire la plupart des Écrits Officiels de ces cinq dernières années. Une plume à la hauteur de tes hauts faits.
Un coin de la bouche de Myra s’étira légèrement.
— Tant que tu ne me demande pas de poser pour les illustrations, ça me va, dit-elle un sourire en coin, se tournant vers Eugène.
— C’est un honneur d’être à vos côtés, répondit Eugène qui ne s’était même pas rendu compte qu’il s’était levé quand Myra était entrée dans le salon. J’essaierai de retranscrire au mieux votre légende. La plupart de vos exploits sont déjà connus, portés par les récits populaires, mais j’accorde une importance capitale au fait de les inscrire sur le papier. Pour qu’ils ne se perdent pas.
— Ho, je t’assure, on risque pas de m’oublier, dit-elle, avec une désinvolture presque arrogante.
Elle jeta un regard à l’horloge murale, puis fit demi-tour.
— Vous me direz quand il faudra parler. J’ai une réunion dans vingt minutes.
Elle quitta le salon sans attendre de réponse.
Eugène se tourna vers la Reine. Elle buvait une gorgée de vin, imperturbable.
— Eh bien, souffla-t-il. On n’est pas sortis du sable.
— Je te rassure, elle est plus humaine qu’elle en a l’air. Il faut juste… creuser un peu.
Eugène haussa un sourcil.
— Avec une pelle, alors.
*
Aldénor retint Eugène un moment après le départ de Myra. La Reine n’était pas du genre à s'attarder, mais elle semblait heureuse de retrouver un visage familier, dans le tourbillon quotidien de ses obligations. Ils échangèrent des nouvelles, évoquèrent d’anciens souvenirs, et rirent doucement de la maladresse passée d’Eugène lors de sa première audience, dès années plus tôt.
Peu après, Eugène prit congé, il avait besoin de se s’approprier les lieux. La capitale n’avait que peu changé depuis ses dernières visites.
Le royaume était stable, prospère même, si l’on s’en tenait aux apparences. Les marchés étaient pleins, les routes sûres, les récoltes généreuses. Mais en marge de cette paix officielle, certaines frontières se remodelaient. Des bastions ennemis tombaient. D’autres, plus anciens, tentaient de reprendre pied.
Le palais, centre névralgique du royaume, accueillait aussi bien stratèges que savants, cartographes, linguistes, capitaines et érudits. Autant de têtes penchées sur des cartes, des traités, ou des plans d’assauts. Au cœur de cette effervescence, la grande bibliothèque de Castelvale trônait comme un monument de calme, et Eugène comptait bien s’y rendre plus tard.
En descendant une galerie menant aux ailes militaires, il l’aperçut.
Myra.
Elle avançait d’un pas tranquille, entourée de plusieurs officiers dont les regards se posaient sur elle avec attention. Elle ne semblait pas les diriger, mais les accompagner. Elle répondait, commentait, distribuait ses consignes avec l’aisance de ceux pour qui tout ça n’est qu’une routine bien huilée.
Eugène ralentit, à demi dissimulé derrière une arcade, pris d’un curieux besoin d’observer.
Myra avait cette allure de quelqu’un que plus rien ne surprend. Son détachement n’était pas de l’arrogance, mais une sorte d’assurance tranquille, presque nonchalante. Rien ne semblait l’inquiéter.
A la façon dont elle s’adressait à ses capitaines, il compris qu’elle était proche d’eux, pas par camaraderie, mais par efficacité. Elle connaissait leur prénoms, leurs habitudes, et s’en servait comme on se sert d’outils bien rangés.
Et en l’observant ainsi, Eugène comprit pourquoi on l’appelait la Commandante Indomptable.
*
Le jour à peine levé, Eugène fut tiré de son sommeil par un serviteur du palais. Une réunion d’urgence avait été convoquée par le Roi en personne. Pas encore tout à fait réveillé, il comprit en enfilant sa tunique que la situation n'était pas anodine : l’avancée des armées du [Chef Machin] (Rhovan?) au nord des terres royales inquiétait le Roi. On l’avait fait venir pour assister au conseil.
La grande salle de commandement s’imposait par sa sobriété austère. Un haut plafond voûté, soutenu par d’épaisses colonnes de pierre, baignée d’une lumière tamisée filtrant à travers de hautes fenêtres aux vitraux ternis. Des grandes tentures aux couleurs du royaume atténuaient à peine la rudesse des murs.
Au centre trônait une immense table de bois massif, tel un autel de guerre. Sa surface était presque entièrement recouverte d’une carte détaillée du royaume. Des pions d’ivoire et d’ébène de différentes tailles y étaient disposés, représentant les positions des troupes royales, ainsi que les forces ennemies. Des chandeliers de fer forgé, suspendus par de lourdes chaînes, diffusaient une lueur vacillante, projetant des ombres mouvantes sur les visages tendus des stratèges présents. Une vaste cheminée, creusée à même la pierre, lançait des flammes vives qui réchauffaient l’air, ajoutant au jeu d'ombres dans la pièce. Des documents épars, des missives et des rapports d’éclaireurs s’empilaient sur les bords. L’air était lourd, entre l’odeur du parchemin fraîchement déroulé et celle de la cire fondue des sceaux officiels.
Le roi Kardam se tenait debout devant la grande table.C’était un homme à la stature imposante, non pas par excès de muscle ou en taille, mais par une présence qui forçait l’attention. Son visage portait les marques d’une quarantaine d'années de batailles et de négociations. Sa barbe, où se mêlaient désormais l’acier de l’expérience et le noir de la jeunesse, lui donnait un air de vétéran sans pour autant le vieillir. Sans armure ni insigne, il portait ce matin-là, une simple tunique sombre, sobrement brodée, le col remontant légèrement sur sa gorge, sa cape abandonnée derrière son siège.
À sa droite, Aldénor écoutait en silence, son regard attentif suivant les échanges. À la gauche du Roi, Eugène découvrit Myra, affalée sur son siège, jambes croisées, l’air à mille lieues de l’urgence, baillant à s’en arracher la mâchoire en raison de l’heure matinale.
Les débats s’étirèrent. D’un côté, ceux qui prônaient l’offensive immédiate, l’honneur de la nation ayant été suffisamment bafoué. De l’autre, les partisans d’une issue diplomatique, évoquant traités, négociations ou alliances par mariage.
Eugène, assis en retrait, observait les visages tendus, les voix qui s’élevaient, les doigts qui désignaient tel ou tel point sur la carte. Il remarqua plusieurs fois Myra hocher doucement la tête… avant de piquer du nez une seconde plus tard.
— Si nous parvenons à regrouper mes troupes envoyées à l'ouest et celles du Commandant Chaveron au sud, nous pourrons lancer une offensive, proposa la Générale Viliane. Il faut freiner l’avancée de [Chef Machin] avant qu’il n’atteigne Stonefrost.
Myra leva les yeux au ciel, puis les laissa glisser sur chacun des généraux autour de la table, comme si elle évaluait leur crédibilité à l’aune de leur coiffure.
Le Roi Kardam se redressa, pesant ses mots.
— [Chef Machin] a réussi à réunir tous les clans du Nord et une alliance unique a été formée pour la première fois depuis des siècles. Si nous perdons Stonefrost, nous n’aurons plus de verrou entre eux et nos frontières intérieures. Mais nous ne pouvons nous permettre de laisser le sud sans défense, la rébellion y guette la moindre faille. Nous devons tenir les deux fronts. La sécurité du peuple passe avant toute chose.
Le silence s’installa. C’est alors que Myra, d’un ton parfaitement calme, se redressa.
— Ils ont unifié tous les clans du Nord ? Très bien. Il suffit qu’ils se détestent à nouveau avant d’arriver ici.
Elle étira ses bras au-dessus de sa tête, puis ajouta, comme si elle dictait une recette :
— Envoyez un espion. Tuez l’un de leurs chefs au hasard.Faites livrer sa tête a sa famille, avec un petit mot signé au nom d’un clan rival, et regardez-les s’entre-tuer.
Elle se leva aussitôt, épousseta distraitement sa tunique.
— Maintenant, et sauf si vous avez encore désespérément besoin de moi, je retourne me coucher.
Et sans attendre de réponse, elle quitta la salle de commandement. Ses pas résonnèrent quelques instants encore sur la pierre, avant que le silence ne se referme derrière elle.
La Reine Aldénor échangea un bref regard avec le Roi. Un soupir discret franchit ses lèvres.
— Elle n’a pas tort, souffla Kardam, plus pour lui-même que pour sa cour.
— Je sais, mais es-tu prêt à assumer ce que ça implique ?
Il resta silencieux. Puis releva la tête, déterminé.
— Faites ce qu’il faut.