La journée avait filé, lourde, sans relief. Eugène n’était pas venu, pas un mot, pas un signe. Ca l’avait surprise, oui, un peu plus qu’elle ne l’aurait admis. Alors elle avait laissé passer les heures, convaincue qu’il avait besoin de solitude.
Et pourtant, la solitude avait fini par lui peser à elle aussi.
Assise en tailleur sur le bord de son canapé, un manuscrit ouvert devant elle, Myra relisait ces lignes qu’Eugène avait retranscrites de ses dernières histoires. Des mots qu’elle avait prononcés, qu’elle reconnaissait sans les reconnaître. Des fragments de ses histoires, figés dans l’encre, mais déjà étrangères. Elle passa une main distraite sur la page, fronça légèrement les sourcils. La même phrase relue dix fois ne voulait plus rien dire.
Elle abandonna sa lecture et se massa les tempes, le regard glissant vers la fenêtre de ses appartements où la nuit s’était installée sans qu’elle y prenne garde. Un soupir lui échappa. Où était-il ?
Un coup discret à la porte, Myra se figea aussitôt. Un rythme qu’elle reconnaissait entre mille. Ce n’était ni un garde, ni un serviteur. Au fil des semaines, sans même en parler, ils avaient établi un code. Un petit toc-toc-toc, espacé d’un souffle, puis un dernier coup plus léger. Eugène.
Merde.
Son cœur rata un battement. Elle balaya la pièce du regard, un peu prise au dépourvu. Sur la table basse, le dernier récit d’Eugène était ouvert à la page où elle s’était arrêtée. Elle le referma d’un geste sec et le balança sur le canapé d’en face. Pas qu’elle ait honte de le lire, juste… ce n’était pas le moment. Pas alors qu’il venait la voir après une journée entière à se terrer elle ne sait où.
Elle resta une seconde figée, le regard sur la porte, les mains un peu inutiles dans le vide. Elle hésita une seconde, passa une main nerveuse dans ses cheveux défaits. Elle se dirigea vers la porte, s’arrêta à mi-chemin, inspirant un bon coup. Elle ouvrit tout juste la porte et la tira d’un geste ample pour que cette dernière s’ouvre entièrement alors qu’elle faisait déjà demi-tour pour regagner son petit salon, et s’affaler dans son canapé, comme si de rien n’était.
— Entre ! Comme d’hab’, fais comme chez toi, lança-t-elle, pas méchamment, mais sans réussir à casque qu’elle ne savait pas trop quelle attitude adopter après les évènements de la veille.
Eugène referma doucement la porte derrière lui. Il s’avança sans un mot jusqu’au petit salon et resta là, devant le canapé où Myra s’était installée, les épaules un peu voûtées, le visage fermé, le parchemin froissé entre les doigts.
— Il faut qu’on parle, lâcha-t-il, la voix plus basse qu’il ne l’aurait voulu. On a reçu un avertissement.
Myra haussa un sourcil, un demi-sourire qui sonnait plus comme un réflexe que comme une vraie moquerie.
— Et qui nous avertit de quoi ?
Elle allait en rajouter, mais son regard s’accrocha à l’expression d’Eugène. Quelque chose en lui… cette tension dans les épaules, cette raideur dans la mâchoire, la fit se redresser lentement pour saisir le message.
Elle lut en silence, les bras sur les genoux. Son expression se durcit un peu plus à chaque ligne lue.
— C’est quoi ça ? souffla-t-elle en relevant les yeux. C’est qui ce type pour nous dire ça au juste ?
Eugène inspira comme pour trouver la formulation la moins folle possible.
— D’après Aldénor, a qui j’ai montré le mot, ça vient sans doute d’un homme qu’elle appelle Le Gardien. Une sorte de … protecteur. Quelqu’un qui veille à ce que la magie ne revienne pas.
Myra le fixe, incrédule.
— Comment ça “revienne” ? Eugène.. Ce sont des histoires. Des conneries que je raconte pour faire rêver ou peur, tu va pas me dire que tu crois à ce type qui protégerait l’humanité du retour de la “magie” ?
Il ne répondit pas. Son silence, plus que des mots, fit vaciller la certitude dans le regard de Myra.
— Tu crois à ça, toi ? finit-elle par demander, un ton plus bas. T’es sûrement la personne la plus pragmatique que tu connaisse.
Eugène resta un instant sans bouger, comme si les mots lui brûlaient la gorge. Il baissa la tête, les yeux rivés au sol.
— Je ne sais même plus en quoi je crois, souffla-t-il enfin. Mais je sais ce que j’ai vu l’autre soir, ce que j’ai ressenti.
Il releva les yeux vers elle, et Myra vit ce mélange de fatigue et de certitude qui ne lui ressemblait pas.
— A la taverne, ce n’était pas qu’une histoire, c’était là. Comme si ton récit avait… traversé quelque chose. Je voyais la taverne et… autre chose en même temps. Une salle, des colonnes, des ombres qui dansaient. Et ce froid…
Il s’assit avec hésitation sur le canapé en face de Myra.
— J’ai cru devenir fou sur le moment. Mais non, c’était réel d’une manière qui m’échappe encore. Et je crois que cet avertissement, dit-il en pointant du doigt le bout de parchemin entre les mains de Myra, ce n’est que le début. Les prémices de ce qui pourrait se reproduire.
Myra resta figée, les yeux sur lui. Elle ouvrit la bouche, la referma. Commença une phrase, s’interrompit. Recommença sans trouver les mots.
Enfin, elle se leva, et traversa la pièce pour venir se planter devant la fenêtre entrouverte. Elle croisa les bras, comme pour s’ancrer, le regard perdu sur les toits sombres de la ville.
Myra resta un instant à écouter le silence, puis le souffle du vent qui glissait dans la pièce. L’air frais de la nuit caressa sa peau, et elle fronça légèrement les sourcils. Ca n’effaçait pas la tiédeur étrange qu’elle sentait contre sa poitrine, sous sa chemise. Depuis cette soirée à la taverne, l’amulette ne semblait plus tout à fait la même, elle était tiède, comme vivante.
Elle inspira profondément, passa les doigts sur le rebord de la fenêtre comme pour se raccrocher à quelque chose de tangible.
— L’amulette, murmura-t-elle. J’ai toujours eu ce sentiment bizarre…qu’elle me protège, qu’elle me souffle des choses. Avec elle, les histoires me viennent plus facilement, elles s’installent. Je croyais que c’était dans ma tête. Un vieux porte-bonheur, une sorte de grigri sans importance. Mais là…
Elle se tourna vers Eugène. Son regard accrocha le sien, comme pour y puiser une réponse qu’elle ne trouvait pas seule.
— Et si ce n’était pas un hasard ? Et si ce qu’on déclenche… était bien plus grand que nous ?
Un silence lourd s’installa, seulement troublé par le vent nocturne qui s’engouffrait par la fenêtre, agitant les rideaux.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? finit-elle par demander, sa voix plus basse, plus grave.
Eugène secoua la tête, un pli soucieux au coin des lèvres.
— Je crois qu’il faut comprendre ce qui se passe. Trouver d’où ça vient. Avant qu’il soit trop tard.
Elle inspira profondément, hocha la tête, un accord silencieux scellé entre eux.
Pour la première fois, Myra sentit le vertige de ce qu’ils avaient peut-être réveillé.
*
Myra s’arrêta devant les lourdes portes de la salle de commandement. Les couloirs menant jusqu’ici étaient désert à cette heure, seuls quelques soldats montaient encore la garde, murés dans un silence respectueux. Myra les salua d’un bref mouvement de tête, sans ralentir.
Elle n’avait croisé personne. Pourtant, elle savait qu’il serait là.
Elle l’avait deviné en surprenant son regard soucieux, en observant l’ombre persistante sur son visage ces derniers jours.
Comme toujours quand il était en proie à l’incertitude, Kardam cherchait refuge ici, loin des regards et du poids des apparences.
Myra poussa les portes, qui pivotèrent lentement. A l’intérieur, la salle baignait dans une semie obscurité, rythmée par la lumière tremblante de quelques chandelles.
Les cartes déployées sur la grande table semblaient figées dans une attente muette.
Le roi était là. Il ne s’était pas installé à sa place habituelle, celle qu’il occupait lors des conseils. Il avait pris le fauteuil voisin, celui de Myra.
Son front était plissé, sa main droite serrée sur le rebord de l’accoudoir, et ses yeux balayaient du regard la carte du royaume qu’il connaissait pourtant par cœur.
— Vous allez user le cuir de cette carte à force de la fixer ainsi, souffla-t-elle en refermant la porte derrière elle.
Kardam releva la tête et esquissa un sourire, vite éclipsé par la gravité de son expression.
— J’aurais préféré y voir autre chose que des nouvelles inquiétantes.
Myra le détailla un instant, puis, sans un mot, alla s’asseoir à sa place à lui. Ce n’était pas un geste prémédité, juste une façon de lui offrir ce qu’il semblait chercher : une autre perspective.
Ce n’était pas un homme à se laisser gagner par la peur. Si quelque chose l’amenait à se replier dans cette salle, c’est que le problème était sérieux.
— Qu’est ce qui vous tracasse ?
Il prit le temps de répondre, comme s’il cherchait les mots justes, puis poussa un soupir. Sa main passa dans sa barbe, où les poils blancs semblaient s’être multipliés dernièrement.
— Myea, il se passe des choses… étranges. Un peu partout dans le royaume, des rumeurs, des témoignages…
— Plus étranges que ce qu’on affronte d’ordinaire ? demanda-t-elle avec un demi-sourire.
Il ne répondit pas tout de suite. Puis, il planta son regard dans le sien.
— Des manifestations de magie.
Myra retint son souffle.
— De la magie ?
— De la magie. Des flammes qui dansent sans bois pour les nourrir, des rivières qui brillent sous la lune comme jadis dans les légendes. Des phénomènes que personne ne peut expliquer.
Il croisa les bras, son regard se perdant à nouveau sur la carte devant lui.
— Et qu’en pensez vous ?
— Qu’il s’agit de rumeurs amplifiées par la peur et l’ignorance. Que les hommes voient des miracles là où il n’y a qu’accident et hasard.
Il secoua la tête.
Il se détourna pour approcher sa main d’une bougie, qu’il fit voleter au-dessus de la flamme, pour en sentir la chaleur.
— Mais j’ai grandi avec ces légendes. Je me souviens des histoires racontées par les anciens. Et je sais que les légendes, parfois, naissent d’un fond de vérité. La magie n’a pas disparu par hasard.
Il marqua une pause.
— Si elle revient aujourd’hui, poursuivit-il d’une voix plus basse, est-ce signe qu’un déséquilibre se crée ?
Le silence s’installa entre eux. Myra, immobile, sentait l’air vibrer autour d’elle sous le poids des non-dits.
— Si toutes ses histoires sont vraies, que comptez-vous faire ?
Kardam expira lentement.
— Je n’en sais rien…
Il tourna la tête vers elle, un éclair de tendresse fatiguée dans le regard.
— C’est aussi pour ça que je suis là. J’espérais que cette salle m’apporterait une réponse, comme elle l’a souvent fait.
Il eut un un bref sourire, presque honteux.
— Mais ce soir, il semblerait que ce soit toi qui me l'apporte.
Myra haussa un sourcils, feignant l’amusement.
— Moi ? Je doute d’être d’un grand secours dans ce genre de crises existentielles.
— Tu l’es toujours, rétorqua-t-il. Tu as ce don. Chaque fois que je suis dans une impasse, tu es là. Et d’une façon ou d’une autre, tu finis par me donner la clé.
Quelque chose, en elle, se resserra. Il ne savait rien. Il ne voyait pas les liens. Mais elle… Elle commençait à en percevoir les contours.
Ces histoires, les signes, l’amulette.. Ce n'était peut être pas un hasard.
Quelque chose était à l'œuvre. Et d’une manière qu’elle ne comprenait pas encore totalement, elle en faisait partie.
Elle se mordit l’intérieur de la joue. Ce n’était ni le lieu, ni le moment pour laisser ces pensées l’emporter.
— Ces témoignages, ils viennent d’où exactement ?
— Un peu partout, de villages isolés, de ruines abandonnées. Certains disent avoir vu des symboles brillés sur la roche, d’autres jurent avoir entendu en pleine nuit, le grondement d’une rivière sèche depuis des décennies. Mais au matin, pas la moindre trace d’eau.
Myra acquiesça lentement, les mâchoires serrées.
— Ce ne sont que des rumeurs, des histoires qui voyagent et se transmettent de village en village. Avec les tensions à nos différentes frontières, les gens ont besoin de croire en quelque chose qui les dépasse. Que le monde peut encore les surprendre.
— Peut-être, concéda-t-il enfin.
Le silence s’étira, plus léger cette fois.
— Ne vous laissez pas ronger par des ombres qui ne sont peut être que des illusions Kardam, dit-elle en se levant.
Elle fit quelques pas vers la sortie, puis ajouta :
— Vous avez déjà bien assez de préoccupations bien réelles.
Elle ne vit pas le roi esquisser un léger sourire en secouant la tête, mais elle l’entendit lâcher un soupir résigné.
— Comme toujours, tu as raison…
Myra sortit sans se retourner, laissant derrière elle une question sans réponse.
*
Myra referma la porte de ses appartements derrière elle et s’adossa un instant au battant de bois, les bras croisés et le regard perdu. Le poids de sa discussion avec Kardam pesait encore sur ses épaules.
Elle traversa lentement la pièce, sans allumer la moindre lampe. Dans la pénombre, les contours familiers de ses meubles semblaient plus lointains. Ses pas l’amenèrent jusqu’à la petite table près de la fenêtre, où un ouvrage était resté ouvert. Elle le referma sans même regarder la page. Elle ne se souvenait plus de ce qu’elle lisait.
Elle s’assit sur le rebord de son lit, le dos droit, les mains jointes entre ses genoux.
Elle avait toujours aimé raconter des histoires, depuis ses plus jeunes années. Mais jamais elle n’avait envisagé que ces contes puissent faire écho dans la matière même du monde/avoir un véritable impact sur le monde.
Elle tenta de chasser l’idée, mais les signes étaient là. Des phénomènes inexplicables, des murmures qui prenaient corps. Des légendes qui semblaient vouloir s’échapper du passé pour se réinscrire dans le présent.
Elle sentit son coeur s'accélérer. Etait-ce elle qui déclenchait cela ? Elle qui animait des choses qui auraient dû rester endormies ?
Elle passa une main sur son visage et inspira profondément. Tout cela lui échappait.
Le silence de sa chambre lui semblait pesant, trop grand pour elle seule. Elle se leva brusquement, comme si rester assise rendait les pensées plus oppressantes.
Elle traversa la pièce et ouvrit la fenêtre à deux battants. L’air frais de la nuit s’engouffra dans la pièce, caressant son visage, dissipant un peu l’agitation qui étreignait son esprit.
Là, sous la lueur pâle des étoiles elle murmura pour elle-même :
Elle s’accouda à la pierre froide du rebord de sa fenêtre, les yeux levés vers le ciel.
Ce ne sont que des histoires…
Mais elle ne croyait déjà plus à ses propres mots.
Ses doigts se posèrent machinalement sur l’amulette contre sa poitrine, tiède, comme souvent ces derniers temps.
Et si c’était plus que ça ?
Mais aucune réponse ne lui vint, sinon le souffle du vent qui glissait entre les tours du palais.
Sans savoir si elle venait d’ouvrir une porte, ou si quelque chose, depuis longtemps, s’était déjà mis en marche.
*
Les premières rumeurs étaient venues du sud, portées par des marchands et des voyageurs à peine remis de leur frayeur. D’abord un murmure, une histoire glissée au coin d’un comptoir ou chuchotée sur le marché. Puis un fait rapporté aux autorités locales, consigné dans des rapports, et expédié jusqu’à la capitale.
On disait qu’une cité fantôme avait réapparu aux confins du désert.
La cité des Sables.
Autrefois, disait-on, une ville florissante s’étendait aux confins du royaume, à la lisière du désert. Un lieu de passage incontournable pour les caravanes, vivant au rythme des marchés et des festivités. Jusqu’à ce qu’un jour, sans qu’on ne sache pourquoi, la cité avait disparu. Pas détruite, pas ensevelie, simplement… abandonnée. Comme si ses habitants s’étaient évaporés du jour au lendemain, laissant derrière eux maisons, temples et places vides. On racontait que parfois, les vents du désert portaient jusqu’aux vivants des échos de voix lointaines, comme si la ville continuait à exister dans une autre réalité, parallèle à la leur.
Ce n’était qu’un conte. Une légende murmurée pour expliquer l’inexplicable.
Sauf qu’aujourd’hui, la rumeur courait qu’un marchand, de retour d’un voyage vers le sud, avait aperçu des lumières briller à l’horizon. Là où il ne devrait y avoir que des ruines et du sable, il avait distingué, au crépuscule, des lueurs vacillantes, comme celles de lanternes éclairant des rues animées. Intrigué, il s’était approché, croyant à un mirage… avant d’entendre les échos. Des rires, des voix enchevêtrées dans le vent.
Poussé par la curiosité, il s’était avancé encore un peu.
Puis tout s’était tu.
La cité était là, sous ses yeux, parfaitement intacte. Mais elle était vide.
Les torches qui brûlaient sur les murs s’étaient éteintes d’un seul coup, et il avait eu la sensation oppressante que quelque chose l’observait. Pris de panique, il avait rebroussé chemin et n’avait plus osé se retourner.
Il n’était pas le seul. Depuis son retour, d’autres voyageurs avaient rapporté des histoires similaires. Certains juraient avoir vu des silhouettes marcher sur les remparts, d’autres affirmaient qu’à certaines heures de la nuit, on pouvait entendre la rumeur d’un marché animé, les hennissements de chevaux, et même les cloches d’un temple disparu depuis des siècles.
Ce qui n’était qu’un conte prenait soudain une réalité inquiétante. Des groupes de curieux s’étaient organisés pour partir vérifier les dires du marchand. Certains étaient revenus troublés, d’autres avaient préféré ne rien dire. Plus troublant encore, ceux qui avaient tenté de s’en approcher parlaient d’une impression oppressante, d’une certitude inexplicable : quelqu’un – ou quelque chose – les observait