L’habitude s’installa sans qu’ils ne s’en rendent compte. Certains soirs, une fois ses tâches officielles terminées, Eugène quittait le palais et traversait la ville pour rejoindre la Taverne, comme il l’avait souvent fait durant ses dernières semaines. Il connaissait maintenant le chemin par cœur, les ruelles animées, les quartiers plus calme, les odeurs de pain chaud et de fumée qui flottaient dans l’air. Peu à peu, il s’était habitué au rythme de la capitale et l’endroit lui semblait moins étranger. Il ne se sentait plus seulement en mission, mais commençait à s’y ancrer, à s’y fondre.
Devant l’Antre de l’Ours, il poussait la lourde porte en bois, saluait Marcus et se faufiler à sa place habituelle, dans un coin d’ombre, carnet ouvert, prêt à l’écouter.
Les premiers soirs, son attitude était purement professionnelle. Assis droit, le regard concentré, il alignait les mots rigoureusement, consignant noir sur blanc chaque mot que Myra prononçait. Il voulait tout archiver, tout saisir, sans filtre.
Mais bien vite, quelque chose changea. Ce qui, au départ, n’était qu’un simple devoir d’archiviste, devient peu à peu une véritable fascination. Il se surprit à observer plus que ses mots : la manière dont elle modulait sa voix, s’interrompait volontairement au bon moment pour faire frémir l’assemblée, ou levait légèrement le menton pour capter la lumière des chandelles et lui donnait cet éclat étrange, comme un personnage sorti d’un rêve.. Elle connaissait son auditoire sur le bout des doigts et savait précisément quand baisser d’un ton, quand laisser un silence suspendu avant le coup de théâtre final.
Eugène ne consignait plus seulement les histoires. Il consignait Myra elle-même.
Après chacune de ses représentations, son auditoire - mêlés de rires bas, ou de hochement de tête pensif. Certains spectateurs s’éloignaient comme s’ils sortaient d’un rêve.
Myra, elle, venait rejoindre Eugène dans leur alcôve désormais attitrée, et il ouvrait son carnet sur la table entre eux. Elle parcourait les lignes avec un œil critique, fronçant parfois les sourcils, ou lâchant un rire bref et moqueur lorsque sa description d’une scène lui semblait exagérée.
— Eugène, j’ai pas dit qu’il avait invoqué un dragon, marmonna-t-elle, j’ai dit qu’il avait essayé.
— C’est pareil.
— Non. Elle tapota la phrase du doigt, presque accusatrice. Tu enjolives.
— Je transmets.
Elle roula des yeux, mais Eugène remarqua qu’elle souriait. Il aimait ces moments, ces échanges francs où, pour la première fois depuis longtemps, il ne se sentait pas simple scribe officiel, chargé d’observer et de retranscrire une figure distante, mais proche d’une personne bien réelle. Un lien s’était tissé entre eux. Ils faisaient partie du quotidien de l’un et de l’autre.
Eugène découvrit au fil des semaines passés ensemble qui était vraiment Myra. Une personnalité forte, indomptable, mais teintée d’une douceur inattendue.
Chaque soir, ils repartaient de la taverne, traversant la ville sous les lumières vacillantes des lanternes. Leurs pas s’accordaient sans qu’ils y pensent vraiment. Les quelques habitués encore éveillés à ces heures tardives, les regardaient sans étonnement, ils s’étaient habitués à ce duo étrange qui quittait l’Antre de l’Ours dans une routine muette.
Myra, sans son armure, ne ressemblait plus tout à fait à la Commandante des armées royales. Elle portait des habits simples, sombres, un manteau court et usé qu’elle gardait toujours ouvert, comme pour mieux respirer la nuit.
La plupart des passants ne lui jetaient pas un regard, ceux qui la reconnaissaient de loin semblaient hésiter, comme si leur esprit refusait d’associer cette silhouette tranquille à l’image rigide et redoutée de la cour.
Ce soir-là, au détour d’un escalier, elle s’arrêta net.
Un gamin était là, recroquevillé sur une marche, l’air penaud et les bras autour des genoux. A quelques mètres, un groupe d’adolescents s’éloignait en ricanant.
Eugène n’eut pas besoin de demander ce qui s’était passé. Il vit la raideur dans les épaules du garçon, la mâchoire serrée, les vêtements sales, trop grand pour lui.
Myra s’accroupit à côté de lui.
— Ça va bonhomme ?
Le garçon haussa les épaules, sans relever la tête. Elle le détailla quelques secondes, puis fouilla dans sa poche. Une petite pièce glissa entre ses doigts.
— Tiens. Va te prendre quelque chose à manger, d’accord ?
Le gamin leva un regard surpris. Ses yeux passèrent rapidement d’elle à la pièce.
Finalement, il prit la pièce en murmurant un “merci” presque inaudible. Myra lui ébouriffa doucement les cheveux avant de se redresser et de reprendre sa route aux côtés d’Eugène, comme si de rien n’était.
Eugène se rendit compte ce soir-là, qu’elle n’était pas seulement une guerrière, une stratège ou une conteuse. Elle était un pont, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas, entre le monde des ordres et celui des murmures.
Un pont entre deux mondes. Et il ne pouvait pas s’empêcher de la regarder marcher, dans la nuit paisible, comme si elle portait toujours quelque chose de plus grand qu’elle.
Durant la journée, Eugène continuait de la suivre. Il assistait à ses réunions stratégiques, silencieux dans un coin des grandes salles du palais, son carnet sur les genoux. Il apprit à lire entre les gestes : l’inclinaison infime de sa tête lorsqu’elle approuvait, le tapotement discret de ses doigts contre la table quand elle attendait le bon moment pour asséner une réplique cinglante.
Et sur le terrain.. c’était un autre monde / tout autre spectacle.
Eugène avait d’abord tenté de rester près d’elle, de suivre les mouvements, de comprendre les ordres. Très vite, il dut se rendre à l’évidence : Myra, en action, n’attendait personne. Il gardait une certaine distance, posté sur les hauteurs quand il le pouvait, observant la bataille avec un regard analytique.
Les Fils de Cendre étaient redoutables, et Myra au cœur de l’action semblait danser plus qu’elle ne combattait. Eugène griffonner des esquisses, des fragments de phrases, cherchant le mot juste, l’image forte. Mais rien ne paraissait suffisant pour capturer la vitesse, la précision, l'énergie brute qui se dégageait de ces instants.
Quand la poussière retombait, Myra lui tombait dessus sans pitié lorsqu’ils lisaient ses écrits. Dans la tente entre deux batailles, ou dans son bureau au palais une fois la victoire acquise.
— “Hey, j’avais pas un regard de chien abattu sur le champ de bataille en ruine, et ma cape volait pas au vent derrière moi”… Elle écarta les bras, faussement outrée. “J’ai même pas de cape à mon armure !”
Le scribe leva à peine les yeux de son parchemin, un sourire en coin.
— Pourtant je t’imagine super bien une cape. Et puis c’est à moi que revient la responsabilité de façonner ta LÉ-GENDE ! Il accompagna son propos d’un grand geste théâtral. Les capes, c’est cool !
Elle grogna et pointa un index menaçant vers lui :
— On a dit : PAS DE CAPE !”, pointant un doigt accusateur vers lui, mais son rire trahit son amusement.
Les journées glissèrent sans qu’ils ne s’en rendent compte,, et ce qui n’avait été qu’un accord tacite entre eux se transforma en véritable collaboration. Eugène ne se contentait plus de retranscrire les faits : il reformulait, façonnait, polissait chaque récit pour les rendre plus percutants, plus intemporels.
Myra, malgré ses protestations, se prenait au jeu. Elle corrigeait, ajustait, argumentait, parfois pleine de mauvaise foi, mais toujours avec cette flamme vive dans les yeux.
Eugène se surprenait à attendre ces soirées avec impatience. À se demander quelle anecdote Myra allait lui raconter, quel débat ils allaient mener, quelle scène il pourrait encore affiner.
Et sans qu’ils ne s’en rendent compte, sans qu’aucun d’eux ne le verbalise, leurs mondes s’étaient entremêlés bien plus profondément qu'ils ne l’auraient imaginés.
*
Alors qu’une agréable routine s’installait peu à peu entre eux, Eugène se permit de glisser quelques conseils à Myra concernant ses histoires à la taverne : tester certaines tournures de phrases, ajuster le rythme de ses récits, peaufiner ses effets de surprises. Myra acceptait parfois, d’un hochement de tête intrigué.
Et parfois, elle lui lançait un regard malicieux lors de ses représentations, avant de faire exactement l’inverse.
Un soir, alors qu’ils étaient attablés avec Marcus, peu avant la fermeture de l’établissement, Eugène laissa échapper une remarque sur une décision militaire prise par Myra lors d’une réunion plus tôt dans la journée.
Elle haussa un sourcil, et lui dit :
— Écoute, t’es mignon, mais toi tu écris des jolies phrases, et moi, je gagne des batailles, d’accord ?
Eugène se figea, redoutant d’avoir franchi une limite invisible. Un bref silence flotta entre eux, suspendu comme une flèche hésitante.
Puis Marcus éclata d’un rire gras, qui balaya la tension. Myra suivit aussitôt, son rire franc résonnant dans la salle désormais vide. Le tavernier, toujours trop enthousiaste, donna une tape vigoureuse dans le dos d’Eugène, qui faillit lui décoller un poumon. Myra, quant à elle, se contenta de lui resservir du vin, un sourire immense aux lèvres, comme si ce petit échange scellait tout de même un accord tacite entre eux.
Les semaines continuaient de passer, leur routine bien en place. La taverne était devenue un repère, un point d’ancrage dans la ville mouvante.
Le soir, quand le tumulte des conversations s’étiolait et que les derniers clients repartaient en titubant dans les ruelles sombres, Myra et Eugène restaient un moment de plus, savourant le calme après la tempête.
Une nuit, alors que les lueurs des lanternes projetaient sur les murs de la bâtisse des ombres dansantes/mouvantes, Myra se laissa aller à une confidence. Elle faisait tourner son verre entre ses doigts, le regard perdu quelque part au-delà de la pièce, avant de briser/rompre le silence d’un voix plus douce que d’ordinaire :
— Tu sais, c’est pas ce bijou qui fait de moi une conteuse. Il me donne accès à des savoirs oubliés, c’est vrai. Mais tout le reste… c’est moi. Je fais ce que j’aime, l’amulette n’est qu’un plus.
Eugène ne l’avait jamais entendue parler avec autant de sincérité. Il perçut dans sa voix quelque chose d’infiniment personnel, une vérité qu’elle ne livrait sans doute pas souvent, voire jamais. C’est peut-être ce qui incita Eugène à se confier à son tour.
— J’ai passé ma vie à écrire l’Histoire des autres, à compiler des faits, des batailles et des règnes... Mais ce n’est pas ce qui me passionne vraiment. Ce que je veux, c’est capturer quelque chose de plus grand que les évènements. Je veux comprendre ce qui fait une Légende. Pas juste/seulement les victoires et les exploits… mais ce qui reste quand tout est fini.
Myra le fixa longuement, comme si elle l’évaluait sous un jour nouveau. Puis un sourire en coin vint étirer ses lèvres, complice et tranquille.
— Alors tu sais ce qu’il te reste à faire avec mon histoire. N’écris pas que les exploits, écris aussi le reste.
Et cette fois, il sut qu’il avait gagné quelque chose de précieux. Pas seulement la confiance de Myra, mais une place réelle dans cette histoire qu’il était venu consigner.
*
Eugène se réveilla en sursaut, le souffle court, la nuque trempée de sueur. Il avait encore rêvé d’histoires qui n’étaient pas les siennes. Des batailles qu’il n’avait jamais vécues, des visages qu’il n’avait jamais croisés, et pourtant, tout lui semblait étrangement… familier.
Il resta allongé un moment, les yeux ouverts dans le noirs, fixés sur le plafond de sa chambre, tentant de démêler le rêve de la réalité. Une impression sourde lui collait à la peau, comme une chaleur résiduelle après une fièvre.
Ces dernières nuits, il dormait mal. À peine sombrait-il dans le sommeil que les récits de Myra le happaient à nouveau, s’imposant à lui avec une précision dérangeante. Des voix, des paysages, des gestes trop nets pour n’être que de simples inventions.
Il se redressa et se leva sans bruit, impossible de se rendormir. Il enfila une tunique propre et quitta sa chambre. Il descendit dans les quartiers qu’il connaissait bien, ces couloirs paisibles et familiers qu’il arpentait parfois.
Il avait l’étrange sensation que les histoires le poursuivaient, qu’elles pulsaient encore autour de lui, comme si elles cherchaient à exister en dehors du papier.
Aux étages inférieurs, la pierre résonnait sous ses pas, les hautes fenêtres laissaient filtrer une lumière froide, annonçant le lever du jour.
Il n’avait pas fermé l'œil de la nuit, son esprit revenait sans cesse aux textes qu’il avait commencé à retranscrire. Ce n’était que des histoires, il le savait. Pourtant, quelque chose résistait à cette certitude.
Les mots s'imposaient à lui avec une évidence troublante. Et plus il écrivait, plus il lui semblait entendre l’écho de la voix de Myra chuchoter entre les lignes.
Parfois, il lui semblait même que certains fragments ne venaient pas d’elle. Des images surgissaient, des lieux qu’elle n’avait jamais décrits, brouillant la frontière entre réalité et fiction. Il s’attendait presque à croiser, au détour d’un couloir, l’un des héros des contes de Myra.
Quelque chose frémissait sous la surface, il le sentait.
Et il n’aurait su dire si cela venait de lui…
… ou des histoires.
Ses pas le guidèrent sans qu’il y pense vers l’aile ouest du palais. Là où les voûtes s’ouvraient sur la salle de lecture privée de la Reine. Lorsqu’il entra dans le salon blanc, Eugène sentit aussitôt le calme du lieu l’envelopper. Un feu discret crépitait déjà dans l’âtre, répandant une chaleur réconfortante dans la pièce aux murs garnis de livres. L’air sentait le bois sec, le cuir ancien, l’encre. Instalée dans un fauteuil blanc, près d’une haute fenêtre aux rideaux entreouverts, Aldénor lisait en silence, comme a son habitude. La lumière matinale baignait son visage d’une douceur tranquille.
Elle leva les yeux à son approche, un mince sourire se dessinant sur ses lèvres.
— En voilà une tête qui n’a pas vu son oreiller depuis longtemps, fit-elle en refermant délicatement son livre.
Eugène eut un rire sans joie, et passa une main sur son visage fatigué.
— Tout juste. Je ne dors presque plus… J’écris. Trop. Beaucoup plus que je ne l’aurais imaginé.
La Reine haussa un sourcil en l’invitant d’un geste à s'asseoir. Il se laissa tomber sur le grand canapé blanc en face d’elle, laissant échapper un soupir.
— Tu écris vraiment jusqu'à pas d’heure ? dit-elle en inclinant légèrement la tête.
— Ce n’est pas l’heure qui m’épuisent. Ce sont les histoires.
Il marqua une pause, le regard perdu dans les flammes de la cheminée.
— Elles s’accrochent à moi. J’ai l’impression qu’elles ne veulent plus me quitter une fois couchées sur le papier. Comme si elles cherchaient à… vivre.
Il écarta les mains, cherchant les mots justes. Comment expliquer cette impression étrange, ce sentiment d’être façonné, influencé par des récits ?
Aldénor hocha doucement la tête, attentive, presque maternelle dans sa façon de l’écouter.
— Les bonnes histoires font ça Eugène. Elles glissent sous la peau, se nourrissent de celui qui les porte. Ce n’est pas de la possession, c’est de la transformation.
Il releva les yeux vers elle.
— Et si elles me transforment trop ? Si je deviens un simple relais ? Un instrument ?
Aldénor le fixa longuement, plus grave.
— Alors il te faut décider ce que tu veux transmettre. Ce n’est pas parce que tu ne les as pas vécues, qu’elles ne t’appartiennent pas. Tu leur donnes forme. C’est une responsabilité, pas une malédiction.
Eugène détourna le regard, la mâchoire crispée.
— Mais elles ne me laissent pas tranquille. Je les rêve, je les ressens. Et parfois, j’ai l’impression qu’elles ne sont plus que des contes, mais des souvenirs qui me sont propres.
Il marqua un silence à nouveau, avant d’ajouter plus bas.
— Des souvenirs qui ne sont pas les miens.
Aldénor referma ses mains sur l'accoudoir de son fauteuil.
— Tu n’es pas fou. Mais tu touches peut-être à quelque chose de plus ancien, de plus profond. Il arrive que certaines histoires ne soient pas inventées… Juste retrouvées.
Il la regarda, surprise.
Ce qu’il faisait avec Myra, ce n'était pas seulement consigner ces contes. Il leur donnait une nouvelle vie, il les façonnait. Mais pourquoi les récits prenaient-ils autant de place dans son esprit ? Pourquoi lui semblaient-ils si réels ? Était-ce l’influence de l’amulette de Myra, ou autre chose ?
Elle se leva alors, contourna la table basse et posa une main légère sur son épaule.
— Fais attention Eugène. Les mots ont plus de pouvoir que tu ne le penses. Et tout pouvoir appelle un prix.
Il savait qu’elle avait raison. Mais il savait aussi qu’il était déjà trop tard pour faire marche arrière.