L’Antre de l’Ours était bondée ce soir-là. Myra trônait au milieu de la salle, comme à son habitude. Droite, sans rien faire pour attirer l’attention, et pourtant tous les regards la guettaient, prêt à entendre absolument tout ce qu’elle aurait à leur raconter. Accoudée à sa chaise, cape dénouée, elle laissait son regard survoler la foule comme une lame en équilibre.
Eugène, lui, s’était installé au fond de la taverne, à demi dissimulé dans l’ombre d’une poutre. Carnet ouvert, stylet prêt.. Il connaissait ce rituel.
Myra ne commençait jamais tant que les murmures ne s’étaient pas tus d’eux mêmes. Elle laissait la salle se discipliner seule. Et lorsqu’enfin le calme s’installa, elle s’imposa avec une simple phrase :
— Il fut un temps, où l’on scellait dans la pierre ce que l’on ne pouvait détruire.
Un silence s’abattit soudain sur la salle.
— Au sommet d’une montagne oubliée, se dressait une forteresse de pierre si ancienne que même le vent avait cessé de murmurer son nom. En son coeur, enfermé sous des arches brisées, reposait un joyau noir, scellé dans la roche.
Un frisson passa. L’air changea autour d’elle, comme si les flammes elles-mêmes retenaient leur souffle.
— Les Anciens l'avaient enchaîné là. Ils savaient que ce qui dormait dans cette pierre ne devait jamais s’éveiller. Mais un roi déchu voulut tenter l’impossible. Un homme dont l’ambition consumait le cœur plus sûrement qu’un poison.
Eugène releva la tête.
Il connaissait cette histoire.
— Il franchit les portes du sanctuaire interdit, avança sur les dalles poussiéreuses. L’air s’alourdit. Les murs tremblaient à son passage, comme si la montagne tentait de retenir son souffle. Il avançait lentement, chaque pas résonnait dans cette immensité silencieuse, l’ombre des colonnes vacillait. Une lumière sans flamme palpitait autour de lui.
Ce n’était pas une simple ressemblance avec d’autres légendes qu’il avait lus, non. Les détails… étaient trop précis. Eugène fouilla dans ses souvenirs, des années plus tôt, il avait étudié un manuscrit ancien, fragmenté, difficile à décrypter. Il n’avait jamais pu le relire depuis. Fragile, partiellement effacé par le temps, il évoquait un sanctuaire au sommet d’un monde oublié. Un artefact, un sceau, si ancien que même ceux qui l’avaient forgé en avaient peur.
— Lorsque que le roi déchu atteignit enfin l’autel, le joyau noir scintaillait d’une lumière trouble, une pulsation lente, presque vivante. Il tendit la main. Effleura la pierre. Et alors, trop tard, il comprit.
Quelque chose bougea, là-bas, près du comptoir.
Une femme, que personne ne semblait remarquer jusqu’alors, s’était figée. Debout, raide, les poings serrés. Son regard fixait sur Myra. Ses lèvres tremblaient. Elle recula d’un pas, trébucha légèrement contre un tabouret près du bar, puis, sans un mot, tourna les talons.
Elle quitta la salle dans un souffle, renversant une chaise sur son passage. Un courant d’air froid s’engouffra dans son sillage.
Marcus, qui essuyait un verre derrière le comptoir, leva un sourcil en la voyant filer comme une ombre. Il reposa son torchon et grogna :
— Bordel… C’quoi son problème, à celle-là ? On dirait qu’elle vient d’voir un foutu fantôme… ou qu’elle en a un au cul.
Eugène quant à lui ferma son carnet. Son instinct lui hurlait que cette femme savait quelque chose.
— Les ruines se mirent à luire. D’abord d’un éclat timide, puis d’une lumière aveuglante. Un grondement s’éleva du sol, un cri ancien, venu des entrailles mêmes du monde.
Puis plus rien.
Lorsque les brumes du matin se sont levées sur la montagne oubliée, le sanctuaire s’était refermé sur lui-même, scellé. Et du roi déchu, ne restait plus que l’écho d’une mise en garde.
*
La salle se vidait lentement. Myra, un peu à l’écart, s’était assise près de l’âtre, les coudes sur la table, l’amulette pendant mollement à son cou, comme un objet sans importance.
Mais Eugène n’alla pas vers elle tout de suite. Il traversa la salle, se faufilant entre les clients qui sortaient petit à petit de l’établissement, pour rejoindre le comptoir, les nerfs encore à vif. Marcus, occupé à empiler des chopes, leva les yeux vers lui et perçut l’air inquiet du scribe.
— Houla, qu’est ce qui t’arrive c’soir ? T’as pas l’air dans ton assiette mon p’tit Eugène.
Il hésita une seconde, jeta un regard vers Myra puis se pencha et dit à voix basse :
— L’histoire de ce soir.. Je la connais.
Marcus haussa un sourcil, attendant la suite.
— Pas dans son entier. Mais certains passages, je les ai lus. Il y a des années, quand j’étais encore en formation. Mon mentor, spécialiste d’Histoire Ancienne, m’avait obtenu un accès exceptionnel, pour une mission, aux Registres Scellés. Des documents anciens, presque illisibles. J’ai été amené à travailler sur l’histoire du Roi déchu et de la montagne oubliée, il n’en restait que des fragments.
Marcus se figea. Eugène poursuivit, plus vite :
— J’ai passé des mois à essayer de recoller les morceaux. Mais c’était incomplet, trop de passages manquaient pour réussir à comprendre réellement ce qu’il s’est passé ce jour-là. D’autres avaient essayé avant moi, et les versions des mes paires sont toutes aussi incomplètes. Myra à comblé chaque vide, chaque hésitation, comme si elle avait lu la suite que personne n’a jamais retrouvée.
Marcus le regarda avec intensité, tandis qu’il semblait commencé à peser chaque mot d’Eugène :
— Et t’es sûr qu’c’est pas juste une vieille légende qui circule ?
— Ces archives ne sont pas public. J’ai eu la chance d’y accéder grâce au laissez-passer de mon Mentor. Personne ne connaît cette histoire, à part les rares spécialistes qui ont été missionnés pour l'interpréter.
Marcus laissa échapper un sifflement bas.
— Ouais, c’est vrai qu’dit comme ça, c’est bizarre…
Il jeta un coup d'œil à Myra, assise dans leur alcôve habituelle, pensive.
— Elle sort bien ça de quelqu’part non ? J’sais qu’elle est forte pour raconter des trucs, mais elle tient ça d'où a ton avis ?
Eugène ne répondit tout de suite. Son instinct lui hurlait que quelque chose lui échappait.
— Je lui ai posé la question. Juste après sa représentation. Elle a haussé les épaules, m’a dit qu’elle avait entendu ça quelque part quand elle était gosse, et qu’elle avait brodée autour, comme d’habitude.
— Et tu l’as crue ?
— Pas une seconde.
Marcus le regarda longuement, puis posa doucement le verre qu’il essuyait.
— Il faut p't'être lui en parler, conclut Marcus. Mais faut pas faire ça n’importe comment. Elle risque de s’braquer, j’la connais, et tu commences à la cerner aussi.
Eugène acquiesça en soupirant.
— J’le vois déjà hausser les épaules, avant de m’envoyer balader.
— Allez viens, conclut Marcus en contournant le bar. Il attrapa un plateau qu’il chargea de bien trop de chopes pour trois personnes. Si on veut faire ça bien, faut l’amener sur son terrain.”
Ils traversèrent la salle lentement. La lumière du feu peignait des reflets d’ambre sur les murs.
Myra, sans se retourner, les sentir approcher.
— J’espère que vous avez pris de quoi boire ! lança-t-elle.
Marcus posa le plateau sans un mot. Myra poussa un cri de joie, attrapa la chope de bière la plus remplie et commença a boire sans attendre ses comparses, lui affublant d’une magnifique moustache de mousse sur la lèvre supérieure.
Eugène s’installa face à elle, suivis de Marcus à ses côtés, les deux arborant un air grave.
— Vous avez vu un fantôme les gars ? C’est quoi ces tronches ? lança-t-elle, amusée.
Marcus prit à son tour une chope, avant de répondre sur un ton faussement détaché.
— Nous, non ! Mais toi, t’as un sacré talent pour foutre les j’tons aux gens avec tes histoires !
Myra posa son verre sur la table et s’étala nonchalamment sur la banquette, un sourire amusé s’étirant sur son visage.
— J’essaie, oui.
Eugène n’était pas d’humeur à plaisanter ce soir-là. Il croisa les bras et planta son regard dans le sien.
— Vraiment Myra, d’où tu tiens cette histoire ? demanda-t-il.
Le sourire de la conteuse s’effaça légèrement.
— T’as fini oui ? Je t’ai dis que je l’avais entendu quelque part, comme toutes les autres !
— Où ça ? insista-t-il. Et quand ?
Elle leva les yeux au ciel et reprit son verre.
— J’sais plus, y a des années ! Eugène, je vois défiler des dizaines de soldats et de chefs militaires depuis 15 piges. Sans compter les voyageurs et bruts à moitié ivres qui passent dans cette taverne ! Comment tu veux que j’me souvienne ?
Eugène se pencha légèrement, les mains croisées devant lui.
— Sauf que cette histoire n’existe nulle part, Myra.
Elle arqua un sourcil, mi-agacée, mi-curieuse.
— Comment ça ?
— Tu comprends pas. Je l’ai étudié. Enfin, une version incomplète. Des fragments à peine lisibles, il y a des années, dans les Registres Scellés. J’ai travaillé dessus pendant des mois, personne n’en connaît les détails. On a à peine de quoi faire des suppositions sur le déroulement de cette histoire !
Il expira lentement, retrouvant un semblant de calme.
— Personne ne connaît cette histoire, et tu viens de la raconter comme si tu l’avais vécue.
Il laissa retomber la tension de ses épaules.
— Tout fait sens. C’est trop juste pour être une coïncidence.
Myra le fixa un instant, avant de regarder Marcus resté silencieux jusque là, puis de revenir à Eugène. Avant d'éclater de rire.
— Attends attends… T’es en train de me dire, que j’ai réussi à recoller les morceaux d’un puzzle, alors que des générations de scribes ont lamentablement échoué ?
— C’est exactement s’qu’on est en train d’te dire, lâcha Marcus.
Elle se pencha à son tour sur la table, rapprochant son visage de celui d’Eugène, avant d’ajouter d’un air narquois :
— Eh bah, j’suis peut-être une putain de génie alors.
Marcus étouffa un rire.
— Fais gaffe Eugène, j’vais finir par te piquer ton boulot, et j’aurais plus besoin de tes services/t’aura plus qu’à aller planter des choux, lança-t-elle accompagné d’un clin d'œil amusé.
Mais Eugène ne souriait pas.
— Ce n’est pas une question d’échec ou de réussite, murmura-t-il. Mais de savoir “comment”.
Le sourire de Myra vacilla, juste un instant. Puis elle détourna le regard et reprit son verre à la main.
— Eh ben si tu veux une explication : j’ai une imagination sans faille. Voilà tout.
Eugène échangea un regard avec Marcus. Ils n'étaient pas convaincus. Pas le moins du monde.
— Admettons que ce soit pas qu’une histoire, lança Marcus. Qu’est c’qu'on fait ?
Eugène n’avait pas encore de réponse, mais il comptait bien le découvrir.
*
Quelques jours plus tard, dans le calme de son bureau, Eugène laissa son regard glisser sur le parchemin fraîchement terminé. L’encre, encore brillante sous la lueur douce de la lampe à huile, diffusait une légère odeur de résine.
Il parcourut une dernière fois le texte, traquant la moindre bavure. Le récit était fluide, sans rature, pas une seule hésitation. Captivant.. mais ce n'était pas le sien.
Il posa sa plume à côté du manuscrit. Demain à l’aube, un nouvel exemplaire des “Récits de l’Autre versant” serait envoyé à l’imprimeur. Le nom d’Eugène figurait sur la couverture. Pas celle de Myra. Ils en avaient parlé ensemble, et Myra s’en moquait, du moment que ses récits voyageraient.
L’idée avait d’abord amusé Eugène. Ce n’était qu’un jeu entre eux, une manière de contourner la rigidité de la cour et de protéger Myra. La Commandante des Armées Royales n’avait rien à faire dans une taverne à raconter des histoires. Mais plus il voyait les récits se répandre, plus l’inquiétude montait en lui. Il le savait, à présent. Ce n’était pas que des histoires.
Il rangea le manuscrit dans une chemise de cuir, se leva, fit quelques pas dans la pièce. Son regard erra sur les étagères encombrées de son bureau, les piles d’ouvrages, les parchemins annotés. Il avait également passé en revue tous les ouvrages disponibles de la Bibliothèque Royale. Les légendes, les mythes, les chroniques. Mais ce n'était pas suffisant.
Il lui fallait des écrits plus anciens, des textes oubliés qu’on préférait garder dans l’ombre.Il savait où chercher. Certaines archives n’étaient pas accessibles au premier venu, et même le scribe officiel du royaume ne pouvait y mettre le nez sans une autorisation. Mais il connaissait quelqu’un.