A peine ses mots prononcés, Myra avait tourné les talons. Eugène l’avait suivi du regard un instant, intrigué par cette façon de s’éclipser, comme on claque un livre dont on connaît déjà la fin. Elle n’avait même pas jeté un dernier regard aux pions sur la table, ni attendu l’assentiment du Roi.
La séance continuait sans elle, mais Eugène n’y trouva plus grand intérêt. Il quitta la salle à son tour peu après, salua la Reine d’un hochement de tête respectueux, puis prit la direction de la sortie, laissant derrière lui les débats militaires et l’odeur de cire fondue.
Dehors, l’aube commencé à peine à laisser place à une lumière pâle. Le palais, encore ensommeillé, s’étirait lentement dans les murmures feutrés des serviteurs matinaux. Eugène n’avait pas sommeil, le conseil avait éveillé en lui une nervosité discrète, un besoin de mouvement. Il décida de quitter l’enceinte royale pour descendre vers la cité.
Il marcha sans but précis à travers les rues de la capitale encore endormie, encore baignées de la fraîcheur de la nuit. La lumière de l’aube s’étirait entre les toits, colorant les pavés d’une lueur pâle. Il connaissait ces lieux, pour y avoir séjourné à plusieurs reprises mais ce n’était pas chez lui. Il n’avait pas de recoins familiers, pas de repères intimes, seulement des souvenirs épars, accrochés ici et là, comme des traces de passages jamais vraiment ancrés.
Eugène longea les petites places encore vides, les boutiques aux volets clos, les fontaines où l’eau chantait pour elle seule. Une partie de lui était soulagée de retrouver cette ville qu’il avait quittée trop longtemps, même si elle ne l’avait pas attendu.
Son errance le mena naturellement jusqu'à la bibliothèque centrale, la plus vaste de tout le royaume. Il en franchit les hautes portes avec la même déférence que s’il entrait dans un sanctuaire. Ici, il était dans son élément: des rayonnages monumentaux, l'odeur des parchemins anciens et de l’encre, un silence profond comme une forêt. Il salua les quelques visages discrets qu’il croisa. Il resta un moment à feuilleter de vieux recueils, effleura les dos de cuir comme s’il prenait contact avec de nouveaux amis.
Peu à peu, la lumière dehors gagna en intensité. Les sons familiers de la ville éveillée commencèrent à filtrer depuis l’extérieur : le roulement des charrettes, les appels des marchands qui installaient leurs étals, le martèlement sourd d’un forgeron déjà à l'œuvre. Dans la bibliothèque aussi, l'atmosphère changeait. Des pas plus nombreux dans les allées, des voix qui se croisaient brièvement. Il était temps.
Il referma le volume posé devant lui, le replaça avec soin, puis quitta la salle sur la pointe des pieds, comme on quitte un lieu sacré.
Il remonta vers le palais et retrouva Myra dans son bureau officiel. Une vaste pièce attenante à ses appartements personnels, accessible par une porte discrète masquée dans le lambris. Ce passage secret en disait long sur sa manière de vivre : elle ne quittait jamais vraiment son rôle, et la frontière entre ses heures de repos et ses heures de commandement semblait s’être dissoute depuis longtemps.
La vaste pièce était sobre, mais imposante. Au centre trônait un grand bureau en bois massif foncé. Son plateau, légèrement ouvragé sur les bords, portrait les traces d’un usage quotidien. Il y avait là des piles de parchemins bien rangés, des cartes roulées, des plumes fichées dans des encriers de métal noir, et une tasse encore fumante posée sans cérémonie sur une liasse de rapports.
Dans un coin, une petite table ronde en bois clair et quelques fauteuils confortables formaient un espace de discussion moins formel, sans doute pour les réunions plus confidentielles. De l’autre côté, un large canapé sombre et un fauteuil assorti faisaient face à un mur nu, où une grande carte encadrée, ancienne et détaillée, dominait la pièce. Les murs étaient sobres, simplement garnis d’étagères basses chargées de dossiers, d’ouvrages militaires, de manuels de stratégie. Mais tout dans leur agencement laissait penser qu’ils étaient là par principe, figés dans la poussière. Myra n’avait probablement pas ouvert un seul de ces livres depuis des années.
Tout ici semblait n’avoir qu’un seul but
Aucun ornement superflu, tout semblait là parce que cela servait, ou comptait. Rien d’autre.
Elle releva légèrement les yeux en l’entendant approcher.
— Alors Eugène, tu t’embarque dans mes pas et tu me suis partout comme une ombre silencieuse ? lança-t-elle sans relever complètement la tête, une esquisse de sourire au coin des lèvres.
Eugène s’arrêta à une distance réglementaire d’elle, droit, professionnel.
— C’est effectivement ma mission, oui.
— Et tu penses être à la hauteur ? fit-elle le fixant cette fois franchement. Réussir à cerner/percer le mystère de la terriiiible Commandante Indomptable ? dit-elle sur un ton moqueur, sans être hostile. Elle avait l’air de s’amuser de l’image que l’on se faisait d’elle, consciente de l’aura qui la précédait.
— J’ai vu pire, répondit-il simplement.
Elle le considéra un instant, levant un sourcil, puis haussa les épaules.
— Tant mieux. Parce que j’ai pas l’intention de ralentir pour t’attendre, ou t’expliquer tout ce que je fais.
Sans autre préambule, elle replongea dans ses affaires, l’air de dire que l’échange était terminé. Et il la suivit.
Durant toute la matinée, Eugène la vit enchaîner les décisions avec une efficacité redoutable. Elle passait d’un dossier à l’autre sans perdre une seconde, tranchant avec l’assurance d’une lame affûtée. Il notait, suivait le rythme. Parmi les ordres donnés, elle évoqua brièvement l’envoi d’un éclaireur au nord, une note griffonnée à la hâte, transmise à un officier qui s’éclipsa aussitôt.
Elle ne s'attardait jamais, tout semblait évident pour elle, comme si les choix étaient avant même que les questions ne soient posées.
Un lieutenant demanda une meilleure arme ? Elle dégaina la sienne, la tendit, lame nue.
— Va s’y. Montre-moi si c’est vraiment l’arme le problème, ou juste toi.
Pas de colère, pas de mépris. Juste une clarté tranchante, presque déconcertante. Eugène prenait des notes en silence, il s’efforçait de rester extérieur, d’analyser. Mais il devait bien l’admettre : elle l'intriguait.
Une heure passa. Puis une autre.
Et pas une fois, Myra ne sembla seulement se rappeler qu’il était là. Elle le laissait suivre, comme on tolère un chien bien dressé, mais ne lui accordait ni attention, ni pitié.
Puis, alors qu’un intendant lui apportait une missive à parapher, elle s’interrompit. Juste une seconde. Ses yeux glissèrent vers Eugène, resté en retrait, carnet en main.
— Tu notes vraiment TOUT ? demanda-t-elle
— Autant que possible, oui.
Elle griffonna sa signature, reposa la plume, puis déclara, presque pour elle-même.
— Hm, t’aura de quoi remplir un livre avant la fin de la semaine à ce rythme là.
Elle n’en dit pas plus. Mais en se levant, elle lui jeta un regard bref. Juste une seconde où elle sembla enregistrer sa présence autrement que comme un poids mort.
Il s’accrocha à cette nuance, et la suivit en silence.
*
La journée s’étira jusqu’au soir sans jamais ralentir. L’éclat doré du soleil filtrait à peine sous la porte, quelque part dans le couloir adjacent, rappelant qu’il était tard.
Eugène prenait des notes, observait, retenait les noms, les expressions, les silences entre deux phrases. Myra, elle, n’avait jamais cessé d’avancer.
Quand un discret coup à la porte en bois retentit, Myra leva à peine les yeux, comme si elle s’attendait à cette interruption.
La porte s’ouvrit doucement pour laisser passer un vieil homme, vêtu d’un tenue sobre mais impeccable. Mince, les traits tirés et l'œil froid, il tenait sur un plateau deux carafes et des coupes en étain. Il s’avança machinalement sans un mot et déposa les rafraîchissement sur la petite table ronde, puis s’inclina.
— Commandante, dit-il avec un respect teinté d’habitude.
L’homme semblait avoir été sculpté dans la routine : le ton neutre, les gestes lissés par les années, et ce regard légèrement blasé que seuls les serviteurs les plus endurcis osaient porter. Il avait l’air d’en avoir vu d’autres. Et probablement Myra, dans tous ses états.
— Norbert, fait moi apporter mon repas ici s’il te plaît, dit-elle simplement.
L”homme hocha la tête, soupira presque.
— Encore ce soir ?
Elle ne répondit pas. Déjà retournée à son parchemin, comme si la question ne méritait pas d’écho. Alors qu’il s’apprêtait à sortir, elle ajouta, sans lever la tête :
— Amènes deux plateaux.
L'intendant s'arrêta une fraction de seconde. Son regard glissa vers Eugène, immeuble, assis dans un des fauteuils du petit salon, carnet en main. Il acquiesça en silence et sortit.
Eugène comprit qu’il allait rester pour le dîner.
Le soir venu, alors que les plats refroidissaient doucement entre eux, Eugène se demandait toujours si Myra prenait réellement conscience du poids de ses responsabilités, ou si elle feignait l’indifférence par habitude. Il n'osa pas poser la question. A la place, il tenta un terrain plus neutre.
— Vous m’avez dit ce matin de vous suivre comme une ombre. Si je dois vraiment TOUT consigner, autant connaître les anecdotes qui valent la peine d’être racontées, selon vous.
Myra haussa à peine un sourcil, mastiquant tranquillement un morceau de pain.
— Ah, des anecdotes. Tu veux vraiment savoir ? Tu peux noter celle où un pigeon a failli causer ma mort.
Eugène cligna des yeux.
— Un pigeon ?
— Ouais, sur le champ de bataille, en plein assaut. Il m’a foncé dessus comme une flèche. Je me suis penchée sur la gauche pour l’esquiver, et une vraie flèche, elle, m’a frôlé la tempe. Quatre centimètres plus à droite, et je perdais un œil.
Elle écarta quelques mèches de cheveux pour lui montrer une fine cicatrice.
— Regarde, une jolie balafre offerte par un piaf kamikaze.
Eugène hésita, entre amusement et incrédulité.
Il note quand même. On ne savait jamais, après tout.
Alors que la fin du repas approchait, Eugène l’observait du coin de l'œil. Myra, accoudée à la table, semblait absorbée par l’examen minutieux de ses dents à l’aide d’une de ses dagues ornementées, probablement offerte par le Roi après une énième victoire.
— Je viens de terminer le récit de vos exploits durant la bataille de Noirlac, dit Eugène, un peu hésitant.
Elle releva à peine les yeux.
— Ah ça. Moui.
— Moui ? Tout de même… La création des Fils de Cendre, l’histoire de Noirlac, c’est… puissant. Tragique, même !
Elle haussa un sourcil.
— Ouais pas faux.
Silence.
— … C’est tout ?
— Bah quoi ? T’as sûrement dû bien le résumer, non ? J’suis venue, j’ai vaincu, fin de l’histoire.
— “Fin de l’histoire”...?
Son indifférence face à l'extraordinaire le déconcerta/déstabilisa. Est-ce donc ça, le quotidien d’un Héros de guerre de son rang ? Sauver un royaume de sa chute ne devenait qu’une simple tâche du quotidien ? Une case à cocher ?
Peut-être est-ce le flegme naturel de Myra qui commençait à déteindre sur lui, car il se surprit à se détendre à son tour. Un sourire lui vint.
— Quand même, “Les Fils de Cendre”, ça en jette, non ?
Elle s’immobilisa. Se pencha en avant, plongeant son regard dans le sien.
— C’est un nom qui se mérite. Ils me font confiance, ils me suivent les yeux fermés. Pas à cause d’un serment débile, ou par obligation, mais parce qu’ils savent que si je leur dis de sauter, je saute avec eux.
Sa soudaine froideur le prit au dépourvu. Il y avait dans son regard, une gravité qu’il ne connaissait pas encore.
Mais déjà, l’instant vacilla. Le regard de Myra se détourna du sien, et en un battement de cils, elle retrouva son détachement habituel. Un sourire en coin, elle se leva avec une nonchalance à peine feinte, comme si de rien n’était. Comme si elle se souvenait, trop tard, qu’elle avait une image à préserver.
*
Les jours passaient et les réunions s'enchaînaient. Eugène découvrait peu à peu l'envers de la gloire militaire : pas de batailles épiques, ni de discours enflammés, mais des assemblées stratégiques à rallonge, des doléances administratives à n’en plus finir, et une avalanche de formulaires à faire pâlir un archiviste.
Il suivait la Commandante comme son ombre. Carnet à la main, prêt à consigner la moindre parole marquante, le moindre moment pertinent à ajouter à ses mémoires, mais tout cela était-il vraiment nécessaire ?
Aucune bataille en vue, rien que des heures de débats arides sur la logistiques, des réunions stratégiques interminables ou des séances de doléances administratives aussi passionnantes qu’un débat sur la meilleure méthode de séchage de viande de buffle. Il découvrait que mener une armée était avant tout une affaire de paperasse.
Un après-midi comme les autres, après une nouvelle série de réunions stériles, Myra regagna son bureau d’un pas las. Eugène la suivit sans un mot, habitué désormais à la coller comme une ombre silencieuse. Elle ne fit aucun commentaire le voyant s’installer sur une chaise libre, à l’autre bout de son bureau encombré de dossiers. Elle se contenta de soupirer, repoussa une pile de rapports devant elle, et se mit au travail.
Les heures passèrent, rythmées par le froissement des parchemins et le grattement de plume sur le papier. Lorsque quelqu’un frappa à la porte laissée entrouverte, le soleil déclinait déjà.
Norbert, l'intendant personnel de Myra, entra avec sa discrétion habituelle. Il s'éclaircit la gorge et s’inclina légèrement, toujours aussi droit et rigide qu’une colonne de marbre.
— Commandante, nous avons un problème urgent à régler.
Elle leva un sourcil, sans même relever la tête, visiblement peu pressée de découvrir ce nouveau drame/peu convaincue par l’urgence en question
— Va s’y, je t’écoute.
— Il semblerait que les uniformes de la 3e division ne soient pas réglementaires. Plusieurs soldats les ont fait retoucher selon leurs préférences, et cela nuit à l’uniformité des rangs.
Un lourd silence s’abattit sur la pièce .Eugène n’osa même pas tourner la tête pour regarder Myra, devinant sans peine l’agacement qui irradiait depuis l’autre bout du bureau.
Myra ferma les yeux en se massant les tempes, et inspira profondément.
— Effectivement. J’aurais été inconsolable qu’une telle crise se règle sans mon intervention, souffla-t-elle.
Norbert attendit, imperturbable.
— Vraiment, sans moi, c’était l’effondrement du royaume assuré, ajouta-t-elle. Tu as bien fait de venir de toute urgence.
— Donc… Que dois-je faire ? demanda-t-il avec un sérieux implacable.
Elle haussa lentement les épaules.
— Je sais pas. Brûle-les tous, et refais le stock de zéro ?
Norbert ouvrit la bouche, hésita un instant, puis choisit la sagesse. Il s’inclina à nouveau, tout aussi solennellement, et quitta la pièce sans un mot.
Hésitant à son tour, Eugène demanda :
— Vous êtes sérieuse ?
Elle haussa les épaules.
— Je le connais, il finira bien par trouver une solution. Tout seul, comme un grand.
Elle attrapa un rapport militaire posé en haut de la pile, le feuilleta rapidement avant de lui tendre avec un soupir.
— Tiens, t’as pas envie de me faire la lecture ?
Il accepta le document avec une lueur amusée dans les yeux. Cet échange simple marqua un tournant. Ce soir-là, entre sarcasme et fatigue, quelque chose changea entre eux.
Dans les jours suivants, Myra commença à lui confier des tâches simples. Pas grand chose, classer des rapports, retranscrire ses notes, sans doute pour l’occuper un peu. Mais assez pour qu’il ne reste plus planté là à attendre un exploit héroïque digne d’être consigné.
Ce n’était pas un ordre, ni même une vraie demande. Plutôt une manière de lui dire qu’il pouvait rester, et faire partie du décor.
Une routine s’installa. Myra gardait son ton mordant, son détachement coutumier, mais Eugène sentit peu à peu qu’il n'était plus un intrus.
Le soir venu, il la rejoignait souvent dans son bureau. A la lueur d’une lampe à huile, les murs se couvraient d’ombres, dansantes et difformes, projetées sur les cartes et les amas de rapports.
Ils travaillaient en silence, parfois interrompus par une remarque cinglante sur l'absurdité de certaines missives ou l’incompétence notoire d’un capitaine de garnison. Eugène apprit vite à ne pas poser de questions inutiles et à suivre son rythme.
Mais certains soirs, elle disparaissait juste après le repas, sans prévenir. Il comprit vite que ces soirs-là, il ne la reverrait pas avant l’aube.
Un soir, alors qu’il terminait de trier une pile de missives, il la surprit en train de faire tourner entre ses doigts une petite amulette sombre. C’est à cet instant qu’il réalisa qu’en dépit des jours passés à l’observer, il ne l’avait jamais vu sans.
— Un relique de guerre ? demanda-t-il prudemment.
Elle referma aussitôt la main dessus. Un instant, il crut qu’elle allait esquiver la question, puis après une brève hésitation, rouvrit lentement les doigts.
— Un cadeau, lâcha-t-elle simplement. Je l’ai récupérée après une bataille. Un vieux chaman me l’a offerte, en remerciement.
Elle haussa légèrement les épaules, comme si elle cherchait à en atténuer la valeur, mais son ton trahissait un attachement particulier.
Elle n’en dit pas plus ce soir-là, mais Eugène sut qu’il avait franchi une autre étape. Derrière l'armure de sarcasme et d'assurance, quelque chose d’autre existait. Et pour la première fois, elle avait laissé entrevoir une brèche.