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1 - Prologue - La proie n'est pas toujours celle que l'on croit
2 - 1 - Appat
3 - 2 - Premier contact
4 - 3 - La putain du monstre
5 - 4 - Fuite
6 - 5 - Trouble
7 - 6 - Riu'riuk
8 - 7 - Taupe
9 - 8 - Il s'est fait tout petit devant une poupée
10 - 9 - Complicité
11 - 10 - Trahison
12 - 11 - Ayatsë
13 - 12 - Échange culturel
14 - 13 - Orage
15 - 14 - Madame n'aime pas…
16 - 15 - Amesh
17 - 16 - Assaut
18 - 17 - Pertes et fracas
19 - 18 - Ego
20 - 19 - Haine
21 - 20 - Éveillés
22 - 21 - Rage
23 - 22 - Orphelin
24 - Épilogue - Rédemption
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11 - Ayatsë

Lussifer !

Le cri perça le brouillard qui l’empêchait de penser et l’hystérie dans la voix de son sul’sul réveilla toute la rage Divine qui s’était accumulée à son insu. S’il était incapable d’agir quelques instants plus tôt, il était maintenant incapable de réfléchir avec logique. Le regard trahi que lui lançait Shaarlot était devenu douloureux. Il ne voulait plus qu’une seule chose, que le sang de ce mâle coule à ses pieds, pouvoir offrir la souffrance de ce kashuk à son sul’sul et la voir se repaître de son désespoir comme le guerrier s’était abreuver du sien.

Son conditionnement prit le dessus. Un coup sec du plat de sa main dans les côtes du soldat sur sa droite l’envoya à terre quelques untzu plus loin. Son coude gauche atterrit dans le ventre d’un autre qui se retrouva au sol plié en deux et, d’une pirouette agile, il éloigna d’un coup de pied le dernier guerrier se tenant entre lui et sa cible. L’enchaînement avait été si rapide que personne ne s’était aperçu de ce qu’il se passait avant que Turük ne pose sa main à plat sur l’armure de Dabrük.

Turük lui-même n’eut pas le temps de réagir à ce qu’il était en train de faire quand une lumière aveuglante s’échappa de la paume de sa main avant de se concentrer en un point sous ses doigts. L’espace d’un instant comme suspendu dans le temps, l’armure de Dabrük s’éclaira de l’intérieur, puis l’amesh perdit sa structure et glissa vers le sol, morceau après morceau, sans vie. Le jugement de la Déesse était sans pitié.

Dans un silence de plombs, le soldat tomba à genoux, le regard vide et la bave aux lèvres, avant de s’effondrer face contre terre. 

Le retrait trop soudain des anilashak et la mort de son amesh, alors qu’ils étaient connectés, laisseraient des séquelles irréversibles. Turük doutait que le jeune soldat soit même capable de parler un jour à nouveau, mais il ne ressentit aucun remord, le châtiment était encore trop doux. 

Les yeux de Shaarlot, agrandis par l’effroi, le ramenèrent à la réalité et il profita de la stupeur de l’escouade pour attraper son sul’sul. Il la plaça dans son dos avant de reculer de quelques pas, en garde, prêts à se défendre.

— T’sarogg… murmura Asantük.

Ce simple mot suffit à briser le voile abasourdi qui s’était posé sur la scène et le chaos s’empara de tous.

Kitük sorti ses parriuk et mis Turük en joue, suivit par un demi-douzaine de soldats. Il criait un ordre devenu incompréhensible au milieu du tumulte général, tandis que Daë’Umtsë, imitée par cinq de ses camarades, s’interposait entre Turük et le reste de son escouade. Les quelques derniers, perdus quant au parti à prendre, jetaient des coups d’œil nerveux vers leur supérieur, inquiets de ne pas recevoir d’instruction précise. 

— Silence ! 

Asantük n’avait pas levé la voix, mais le calme revint. Tout du moins en apparence. Arme à la main, les membres de l’escouade déchirée se menaçaient les uns les autres. 

Tout en se maudissant, Turük réfléchissait à toute vitesse. Malgré un amesh endommagé, il aurait pu s’en sortir, mais avec Shaarlot à protéger et sans aura… 

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris, par la Déesse ! Après tous ces mois de solitude forcés de peur qu’on découvre sa queue et son identité… Mettre Dabrük hors d’état de nuire aurait été aussi simple sans sa Rage Divine. Mais la soif de sang de la Déesse l’avait envahi comme elle ne l’avait pas fait depuis le début de son instruction. Il voulait faire souffrir ce kashuk pour avoir seulement pensé à blesser son sul’sul.

Il plongea son regard dans celui d’Asantük pour y chercher une once de salut, mais l’expression fermée du vétéran ne lui apporta rien d’autre que de l’amertume.

Il ne lui restait plus qu’une seule solution. 

Pour le bien de Shaarlot, une nouvelle fois, il devrait aller à l’encontre de tout ce en quoi il croyait. 

— Abtë Asantük, appela-t-il d’une voix étranglée par la rage et le désespoir. Si je me bats, tu le sais, j’emporterais ton escouade avec moi. Mais si tu offres la liberté à l’humaine, je serai à toi dès l’instant où tu la laisseras partir. 

— Non ! s’insurgea Daë’Umtsë.

Incertaine, elle lançait à Turük des regards en coin, ses armes toujours en visée sur ses propres camarades, le visage tordu par l’incompréhension.

— Non… dit-elle, tremblante. Non… Pas comme ça… 

— Umtsë arrête de faire l’utrek et écarte-toi ! aboya Kitük. Les ordres sont clairs, les T'sarogg sont dangereux et doivent être tirés à vue. Tu vas vraiment trahir ton escouade, ton sang, pour cet inconnu ? 

— C’est Daë’Umtsë pour toi tsavarh !  cracha-t-elle, les oreilles aplaties sur son crâne. 

L’offense était grave et n’allait pas arranger l’humeur de la femelle, ce qui ne ferait qu’attiser la colère des deux côtés. Daë’Umtsë se tourna vers son supérieur avant de reprendre d’une voix suppliante : 

— Abtë, après des millénaires à porter la nation à bout de bras, ne méritent-ils pas le bénéfice du doute ? 

Le chef d’escouade, toujours silencieux, semblait réfléchir et Turük comprit. L’officier était en proie au même déchirement que le reste de ses guerriers. Il ne voulait pas donner l’ordre de l’abattre, mais il devait s’assurer de ne pas perdre le contrôle de ses subordonnés s’il décidait de ne pas le faire. Le sort de Shaarlot ne dépendait plus d’Asantük, mais du combat qui opposait Kitük et Daë’Umtsë.

— Me fais pas rire ! reprit Kitük. Personne ne connaît leurs vraies intentions ! Par les cornes de la Déesse, on ne connaît même pas leurs identités !

— Parce que l’anonymat et ce qui rend leur efficacité si redoutable ! s’insurgea un soldat sur la droite de Turük, les mains tremblantes sur ses parriuk. 

Il visait sa propre escouade, ses frères. Le sacrifice était immense et Turük ne pourrait jamais payer la dette de vie qu’il était en train de contracter auprès de ces guerriers. 

— Douter de la loyauté d’un T'sarogg, c’est douter du choix de la Déesse elle-même ! crachat un autre. T’es qui pour mettre son jugement en doute ! 

Les traits comprimés par la rage, Kitük n’avait visiblement pas apprécié d’être accusé de blasphème, mais c’est un autre qui prit la parole, quelque part sur sa droite. 

— L’Oltar est l’envoyé et la parole de la Déesse quand on en est si loin, son ordre fait loi !

— Oltar Simük était l’envoyé et la parole de la Déesse, rectifia Daë’Umtsë. Et il n’a jamais ordonné de les tuer à vue, seulement de les ramener pour investigation. 

— C’est parce que Simük à été négligent qu’on a perdu trois membres de l’escouade ! s’emporta  Kitük. C’est à cause de lui que ces kashuk d’humains se trimballent partout avec les armes des  assam’tash nah’va. 

Je sais ! le coupa la femelle. Les cris d’agonie d’Ashaümtsë hantent mes nuits et m’empêchent encore de dormir ! Ketchekt ! Je suis celle qui a vu son amesh fondre sur sa peau à cause d’une pauvre goutte de t’hark !

Bien que Turük ne puisse voir son visage, il pouvait entendre les larmes dans ses mots.

— Mais les T'sarogg n’ont rien à voir là-dedans, plaida-t-elle à nouveau. Tu ne trouve pas ça louche que l’acharnement à leur encontre aie commencé bien avant que les humains ne reprennent le dessus ? 

— Fait attention, gronda Kitük d’une voix sourde, tes sous-entendus sont plus proche de la trahison que de l’offense à officier…

— Tuer les T’sarogg est un décision prise par Da’Hebtük, surenchérit le soldat à la gauche de Turük. Et son titre n’a pas encore été validé par l’ordre des croyants !

Le doute s’affichait petit à petit sur le visage des partisans de Kitük et Turük y vit une lueur d’espoir. Il entendait la respiration forte de son sul’sul derrière lui, elle ne comprenait pas ce qu’il se passait et c’était un miracle qu’elle ne se soit pas encore effondrée sous la panique. 

— Sérieusement, les gars… continua Daë’Umtsë d’une voix suppliante. Combien d’entre vous ont rêvé, enfant, d’être choisi par la Déesse ? Combien d’entre vous ont fantasmé sur les T'sarogg et leurs exploits mythiques ? 

Kitük commençait à paniquer. Il perdait pied et la situation ne lui plaisait pas. Turük ne comprenait pas pourquoi cette lutte était si importante pour le soldat, et l’impuissance qu’il lisait dans ses yeux n’annonçait rien de bon. Il n’y a pas plus dangereux qu’une bête acculée. Si le chef d’escouade n’intervenait pas rapidement, ce serait le bain de sang. 

Le plus discrètement possible, il déplaça le poids de son corps pour être à même d’emporter Shaarlot au plus vite s’ils devaient fuir.

— Tous les héros de notre peuple sont des T'sarogg, plaida-t-elle à nouveau. La galaxie entière nous envie nos soldats d’élite, ils sont notre fierté. Notre société est ce qu’elle est parce qu’ils ont porté la parole de la Déesse et œuvré dans l’ombre aux quatre coins de l’univers. Vos mères ont pu fonder leur maison parce que les T’sarogg étaient là pour leur aplanir le terrain ! 

Tous sursautèrent au son mat d’Asantük se tapant l’épaule du point en signe d’assentiment.

— Quel plaidoyer ! s’extasia-t-il faussement, avant de continuer d’un ton aussi calme que si rien ne s’était passé. Bon, si vous pouviez ranger vos jouets maintenant, ça serait pas mal. 

L’incompréhension se répandit alors que tous le regardaient avec surprise.

— Vous semblez oublier que j’ai offert la protection de mon feu à Abtë Turük et sa petite esclave. Autrement dit, si vous l’arrêtez ici, c’est ma parole que vous brisez, bande de kashuk !

Ainsi, le vieux guerrier avait enfin pris position. 

— Abtë… commença Kitük avec rage avant d’être interrompu par un geste de son supérieur. 

— La conséquence de ma bêtise ne retombera que sur moi, répondit Asantük sourire en coin. Comment aurais-je pu savoir que ce kashuk était un T’sarogg lorsque je lui ai offert l’hospitalité ?

La compréhension se fit chez ses subordonnés qui, visiblement soulagés, abaissèrent leurs armes et la tension disparut aussi vite qu’elle était arrivée. Même Kitük laissa tomber ses bras et, perplexe, s’adressa à son Abtë, désemparé : 

— Vous seriez prêt à risquer votre place, votre vie, pour lui ? 

Et Turük vit enfin ce qui aurait dû lui sauter aux yeux depuis longtemps. Les traits partagés, le timbre de voix, la carrure. Si Allutsë savait qu’il avait raté un lien de parenté si évident… Le soldat avait peur pour le sort de son Abtë s’il n’obéissait pas. Le soldat avait peur pour le patriarche de sa maison.

— La Déesse saura reconnaître ses croyants, répondit le vétéran avec un regard entendu vers Turük. Et, qui sait, tu as vu comment sont les départs de la Horde… Dans la cohue générale peut-être que mon rapport ne parviendra jamais à l’Oltar, qui qu’il soit à ce moment-là. Peut-être même que j’oublierais de le faire…

Il accompagna sa remarque d’un geste d’incertitude exagéré. Résigné, Kitük accepta d’un point sur l’épaule. 

Charlotte était partagée entre soulagement et colère. 

Elle avait conscience que quelque chose de dramatique venait de se jouer, mais ne pouvait comprendre quoi exactement. 

Sur le point de s’entre-tuer, le groupe de sans-visage avait cessé les hostilités aussi rapidement qu’il les avait commencées. Quelques minutes plus tard, tout au plus, ils étaient remontés sur leurs espèces d’hoverboards démesurés et avaient pris le large. Lucifer les contemplait encore disparaître au loin tandis que Charlotte, qui n’avait pas bougé d’un pouce, n’arrivait pas à se décider sur ce qu’elle était censée ressentir. 

Ce connard l’avait donnée. Cet abruti d’alien l’avait refourguée comme un sac à patates et ses petits copains avaient été bien trop contents de s’amuser avec elle. Et ce n’était pas une diversion, elle le savait. Elle l’avait vu dans ses yeux fuyants remplis de honte. Cet enfoiré avait réellement pensé à se débarrasser d’elle. 

Son remords de dernière minute ne parvenait pas à adoucir le sentiment de trahison qu’elle ressentait. 

Les véhicules disparurent au loin et Lucifer poussa un cri de rage qui fit sursauter Charlotte. Il se mit à frapper le tronc de l’arbre à côté de lui et elle se retrouva trop stupéfaite pour comprendre ce qu’il se passait. Chaque coup arrachait une partie de l’écorce jusqu’à y laisser une marque profonde. Le bruit de son poing s’écrasant sur le bois était atroce et, malgré sa colère, elle s’approcha d’un pas pour lui demander d’arrêter. 

Ce qu’elle regretta aussitôt alors qu’il se retournait vers elle. Pour la première fois depuis qu’ils voyageaient ensemble, elle était terrifiée. La haine pure qui se dégageait de lui la frappa de plein fouet tandis que ses yeux rouges se focalisaient sur elle. Il se dirigea à grandes enjambées dans sa direction et elle recula d’autant, mais son dos finit par cogner contre un tronc. Charlotte ne put que le voir sortir une de ses lames énergétiques et franchir les derniers pas qui les séparaient. 

Une sensation irréelle s’empara de l’esprit de la jeune femme quand, de sa main libre, Lucifer la plaqua violemment contre l’arbre tout en plaçant son arme sur sa gorge. Non, ça ne pouvait pas arriver. Elle ne pouvait pas mourir comme ça, de son fait à lui. Pas après tout ce qu’ils avaient vécu. Pourquoi ? 

Le visage de Lucifer à quelques centimètres du sien, les traits déformés par la rage, le bourdonnement de la lame énergétique contre sa gorge qui emplissait ses oreilles, Charlotte se sentit la plus stupide des femmes que cette Terre ai jamais porté. Un mélange de honte et de lassitude l’envahit. Une unique larme roula sur sa joue et elle ferma les yeux. 

Mais la douleur ne vint jamais. Au lieu de quoi, le sans-visage planta sa lame dans le tronc à côté de la tête de Charlotte avant de pousser un hurlement qu’elle comprit enfin pour ce qu’il était, du désespoir. 

Le taëkh’to tomba à genou devant elle, le front posé sur le ventre de la jeune femme désemparée. 

Toute sa colère et son ressentiment disparurent alors qu’elle se demandait ce qu’il avait bien pu perdre pour la récupérer. 

Elle posa une main hésitante sur les cheveux tressés de Touruk qui s’accrocha à elle comme à une bouée de sauvetage. Sa détresse était poignante et Charlotte se sentit démunie. Elle était de toute évidence la cause de son désarroi et ne savait quoi faire de peur de déclencher un nouvel élan de rage. 

Assise sur un rocher plat, Charlotte dévorait la barre protéinée périmée que Lucifer avait récupérée de… Elle ne voulait pas savoir où. C’était leur première pause de la matinée et elle observait le ciel, contrariée. 

Un vent fort s’était levé durant la nuit, amenant avec lui une couverture épaisse de nuages sombres et menaçants. Charlotte avait passé sa vie à la montagne, il ne pleuvrait pas dans l’instant, elle le savait. Mais ils avaient plutôt intérêt à trouver un abri digne de ce nom quand cette tempête se déciderait à éclater.

Ils marchaient depuis deux jours maintenant. Ils avançaient lentement, sans vraiment de but. Charlotte ne voulait plus emmener Touruk au bout de la vallée. Retrouver sa famille, un groupe d’inconnus pouvant s’avérer aussi dangereux qu’un autre, n’avait pas plus de sens que de se déplacer au hasard, d’un refuge à l’autre. Et elle devait d’abord s’assurer qu’il ne prendrait pas à Lucifer une autre envie de se débarrasser d’elle. 

Bien qu’il ne donna pas l’impression d’avoir encore beaucoup d’envie… 

Ou de volonté… 

Ou de vie, pour tout ce qu’elle pouvait en dire. Toujours apathique, il la suivait. Actif, mais le regard vide. Avatar de la perdition. 

Les seules initiatives qu’il prenait la concernaient, elle. Si elle devait grimper dans un endroit escarpé, il la portait et sautait pour la déposer délicatement après. Si elle trébuchait, sa main la retenait. Si elle voulait dormir, il préparait le sac de couchage. Si elle avait soif, il sortait et rangeait la bouteille. Si elle avait faim, il ouvrait la boîte de conserve. Si elle repérait un groupe de survivants possiblement hostile, il partait une heure ou deux et revenait avec des vivres. Tout ce qu’elle attrapait disparaissait de ses mains. Toutes les difficultés s’évaporaient miraculeusement de son chemin. 

Elle n’en pouvait plus. 

Son en-cas terminé, elle se leva pour reprendre la route et Lucifer la suivit. D’un coup d’œil, elle s’assura qu’il avait bien emporté son sac dans lequel il avait rangé son armure. 

Elle n’avait pas l’habitude de devoir surveiller ses faits et gestes, mais elle s’était vite aperçue qu’il n’avait plus tellement la tête à ce qu’il faisait. Déjà le jour de leur rencontre fatidique avec les soldats taëkh’to, il avait failli abandonner une de ses lames énergétiques.

Ce jour-là, Lucifer était resté un long moment prostré, accroché à Charlotte, avant qu’elle ne se mette à sa hauteur. Son regard perdu et apathique lui avait percé le cœur. Les épaules basses, dans une position qui ne ressemblait en rien à son aplomb habituel, il l’avait observée. Elle avait été sur le point de lui demander des explications, de chercher en elle la colère qui s’était évaporée à la vue de son effondrement, mais quelque chose dans le regard qu’il lui avait offert l’en avait empêché.  

Elle avait alors repensé à son père. Lui qui avait toujours eu besoin de temps pour digérer ses émotions, les comprendre et mettre des mots dessus. Vouloir parler trop tôt, et il vous balançait un embrouillamini de faits enragés sans queues ni tête qui ne faisait qu’aggraver la communication. 

Elle lui donnerait l’espace dont il avait besoin. 

Dans un soupir résigné, elle s’était redressée et avait pris Lucifer par l’épaule pour le forcer à faire de même. Après quoi, elle avait emballé son paquetage, l’avait mis sur son dos et avait pris la route. 

Heureusement qu’elle s’était retournée pour calculer depuis combien de temps le soleil était levé, parce que, toujours plantée dans l’arbre quelques mètres en contrebas, elle avait repéré l’épée que Touruk n’avait pas pris la peine de récupérer.

Depuis, elle s’assurait qu’il ne leur manquait rien. 

Ayatsë. 

La voix de Touruk la ramena au présent.

C’était le nouveau nom qu’il lui avait trouvé, encore un mot qu’elle ne comprenait pas. Certainement un animal particulièrement ridicule et énervant, du genre qui vous pourrit la vie et brise tous vos espoirs…

Du doigt, il désignait un mouvement quelques kilomètres en contrebas. Un autre groupe de survivants. Il allait s’éclipser encore une fois, mais elle le retint par le bras. Ils avaient bien assez de vivres et… Il lui fallait être honnête, elle ne lui faisait plus vraiment confiance quant à savoir si, oui ou non, ce groupe était hostile. 

Il n’insista même pas. Elle l’avait retenu, il ne partirait pas. Elle le vit continuer son chemin, le regard perdu dans le vide. 

Plusieurs kilomètres plus loin, ils s’étaient arrêtés à nouveau. Elle n’eut pas le temps de retirer son sac à dos que Touruk était déjà là pour le lui reprendre. La seule raison pour laquelle il le lui avait laissé en premier lieu, c’est qu’il portait son armure dans le sien et qu’elle n’était pas légère. Une fois assise au pied d’un arbre, elle n’eut pas le temps de choisir ce qu’elle allait manger que Touruk lui avait déjà déballé une nouvelle barre protéinée. Il ne la quitta des yeux qu’une fois qu’elle l’eut entièrement avalée. Après quoi, il retourna à sa contemplation dépressive du vide. 

Certes, Charlotte aurait tout donné pour ne pas se retrouver de nouveau seule. Et, jusqu’ici, elle était intimement convaincue que son attachement à Lucifer ne venait que de cette peur de la solitude. Oh ! Comme elle se trompait. 

Elle n’appréciait pas Turük pour sa présence uniquement. Elle aimait le voir à l’action, voir sa capacité à prendre une décision en une fraction de seconde. Elle aimait la précision de ses gestes et la maîtrise parfaite de son corps. Elle aimait sa franchise et sa vulnérabilité qu’il n’essayait pas de lui cacher. Elle aimait la férocité dont il pouvait faire preuve qui contrastait tant avec la douceur de ses yeux quand il la regardait. Tout du moins celle qu’elle s’imaginait voir dans ses yeux. Et, par-dessus tout, elle aimait sa prévenance.

Oui, elle aimait sa prévenance, mais avant au moins lui laissait-il la place d’exister ! 

Aujourd’hui, c’est à peine si elle pouvait faire un pas sans qu’il essaie d’aplanir la terre avant qu’elle n’y pose le pied et, en dehors de ces moments… Il n’était plus qu’une coquille vide. 

Charlotte décida à cet instant que la situation ne pouvait plus durer. 

Doucement, elle attrapa sa main et lui fit activer le traducteur de son brassard. 

— Qu’est-ce que tu as perdu ? 

La question le prit par surprise et son visage se ferma. Il détournait la tête et elle crut qu’il ne lui répondrait pas.

— Acht, dit-il dans un souffle à peine audible.

« Tout » traduisit la voix désincarnée de l’appareil.

— À cause de moi ? 

Une nouvelle pause. Cherchait-il le courage de lui répondre ? 

— Arbhak dan bok, précisa-t-il le regard fuyant. 

« Pour toi »

Le cœur de Charlotte rata un battement. Certainement que l’appareil s’était trompé. Ce ne serait pas la première traduction approximative qu’il ferait.

— Pour quoi ?

Il leva enfin son regard vers elle et elle n’y lut qu’une infinie tristesse. D’un geste si tendre qu’il lui vola son souffle, Lucifer déplaça la courte mèche de cheveux tombée devant ses yeux.

- Dan Ayatsë nok.

« Tu es mon choix »

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