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20 - Éveillés

Avec un mélange étrange d’appréhension et de soulagement, Charlotte contemplait le sol s’éloigner grâce à l’écran qui l’entourait. Ils étaient déjà bien haut et elle pouvait voir la rivière serpenter le long de la vallée. Le vaisseau n’était plus qu’une grosse tache noire au milieu du paysage et elle aperçut même le camp de réfugiés. Elle eut une pensée fugace pour les pauvres fous qui avaient préféré mourir là-bas, plutôt que de les suivre. Il lui était difficile de savoir ce qui les avait retenus en arrière. La peur des taëkh’to ? Ou la peur de quitter ce qu’ils connaissaient ?

Elle contempla la petite vidéo de Touruk, superposée à l’image. Il avait activé une communication entre leurs alvéoles dès qu’il s’était installé dans la sienne pour lui murmurer explications et paroles rassurantes.

Malgré ça, elle avait bien cru leur fin venue quand l’alarme s’était mise à hurler et que les vibrations du démarrage s’étaient tues. Puis un bruit de soupape assourdissant s’était fait entendre et la capsule de survie avait été projetée en l’air à une vitesse folle. La puissance du décollage l’avait écrasée contre le harnais qui la maintenait et elle avait bien failli perdre connaissance. Le son du décompte, que la voix désincarnée du vaisseau leur traduisait toujours, résonnait dans l’habitacle. 

Thomas observait le sol s’éloigner dans un état second. Quelque part à l’orée de sa conscience, un amalgame de sentiments s’agglutinait et n’attendait que le retrait des substances pour s’emparer de son esprit. Angoisse, tristesse, panique ou encore désespoir. Il ne devait son calme apparent qu’aux drogues que le serpent lui administrait. Il ne savait pas ce que c’était, mais c’était puissant. Un rire incontrôlable et sans joie s’échappa de ses lèvres, étouffé par l’appareil respiratoire. 

« Dix minutes avant auto-destruction »

Où est Hugo ? 

On s’en fiche bien… Dans quelques instants, plus rien n’aura d’importance. Heureusement, le confort de son cocon rendait tout ça bien dérisoire en comparaison.

Est-ce que les réfugiés restaient au camp vont s’en sortir ? 

Les yeux rivés sur le petit point noir du vaisseau qu’ils venaient de quitter, un nouveau rire nerveux lui échappa. Si près d’une explosion de cette ampleur ? Aucune chance…

Que va-t-il se passer une fois à bord du bâtiment des sans-visages ? 

Thomas ne savait pas qui lui posait toutes ses questions, mais il aurait apprécié qu’on lui fiche un peu la paix… Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait parfaitement détendu.

Peut-être qu’on deviendra esclave ? Ou pire… 

Comprenant enfin que toutes ces pensées parasites ne venaient que de son propre esprit, il laissa s’épaissir la barrière qui le séparait de ses émotions, dernier garde-fou pour sa raison sur le point de sombrer. 

« Trois minutes avant auto-destruction »

Il contemplait avec admiration le paysage qui s’étalait sous lui et il devait bien avouer que le spectacle était à couper le souffle. Dire qu’il avait passé vingt-huit ans sur cette planète et qu’il ne l’appréciait qu’alors qu’il la quittait ! 

L’horizon s’était bombé et, pour la première fois, il discerna clairement la courbure de la Terre. 

Dans vos dents, les platistes…

Son ricanement bête resta coincé dans sa gorge alors qu’un éclair aveuglant embrasait sa vision. Une lumière blanche, intense, envahit le paysage. Thomas eut tout juste le temps de fermer les yeux pour protéger sa vue. Quand il rouvrit les paupières quelques fractions de seconde plus tard, l’explosion avait déployé son énergie colossale en un nuage bien rond de particules incandescentes. Une onde de choc invisible se répandit, fissurant la terre et déformant l’atmosphère, jusqu’à les atteindre de plein fouet. 

La secousse déclencha plusieurs alertes de sécurité dans l’habitacle. La capsule trembla et émit des craquements sinistres. Tout drogué qu’il était, une angoisse oppressante s’empara de Thomas qui se mit à pleurer. 

Au sol, des vagues de chaleurs intenses se propageaient, ratissant tout sur leur passage et ne laissant derrière qu’un paysage désolé. Bientôt, de larges nuages de fumée, de débris et de cendres s’élevèrent dans le ciel et recouvrirent la surface terrestre. Il n’y avait plus rien à voir, si ce n’est une masse grise, noire, d’où s’échappait parfois un éclair.

Dans un silence troublant, la Terre avait été engloutie par la bêtise. 

La capsule toujours vibrante et en alerte, Thomas, anéanti, observait l’horizon où plusieurs autres explosions de la sorte faisaient leurs apparitions. 

Touruk lui parlait encore, mais Charlotte ne l’entendait plus. 

Interdite, elle contemplait le nuage de particule avaler la Terre. 

La capsule s’éloignait de plus en plus vite maintenant. Les alarmes s’étaient tues, tout comme le compte à rebours. Le calme était revenu et seuls quelques sanglots distants brisaient le silence macabre qui s’était abattu tout autour d’elle. Elle voulait graver dans son esprit la dernière vision du paysage montagnard encore intact qui s’étalait au loin. Mais bientôt, les bords du nuage de cendre rencontrèrent ceux d’un autre et il n’y eut plus de terre à observer. 

Elle ne faisait pas partie des gens attachés à l’endroit où ils vivent, mais ce n’était pas un simple déménagement. La perte du berceau de l’humanité dépassait sa propre personne et le désespoir qui en découlait était encré profondément dans ses gênes. Au fond d’elle, un rugissement féroce et silencieux s’empara de ses entrailles, douleur commune de toute une espèce qui hurlait son agonie. 

Après des milliers d’années à s’entre-déchirer, ils étaient enfin rassemblés par une émotion unique. Lié par le deuil. Charlotte pouvait entendre la détresse de chacun d’entre eux, comme elle savait qu’ils ressentaient la sienne. 

Et, juste comme ça, brisant les barrières du temps et se riant du cours de l’évolution, l’être humain prit pleinement possession du don pour lequel il avait été créé.

Turük contemplait l’essaim de transporteurs et modules de survie qui les entouraient tout en essayant de calmer ses tremblements naissants. Les drogues surdosées par son amesh refluaient.

Après une attente qui lui avait paru sans fin, ils étaient enfin en approche du daïdji et la Horde rentrait au bercail. Dans la cohue, il espérait que les passagers clandestins restent inaperçus un moment avant que les choses ne se compliquent. Leur arrivée était programmée pour un hangar perdu d’un pont désaffecté et, avec le bon vouloir de la Divine, cela leur offrirait assez de temps pour se préparer à la suite. 

Il en avait informé son ayatsë, qui ne l’avait pas plus entendu que les fois précédentes. 

Depuis l’explosion, l’esprit de Shaarlot n’était plus là. À travers son amesh, il avait éprouvé l’écho de sa souffrance, puis l’ampleur de sa douleur avait pris une proportion au-delà de la compréhension de Turük, avant d’être happée dans quelque chose d’encore plus grand. Désormais, c’est à peine s’il ressentait sa présence. Il jetait régulièrement des coups d’œil inquiet vers son petit visage devenu inexpressif, le regard perdu dans l’immensité du vide. 

Quelque chose s’était passé, quelque chose qui dépassait les multiples explosions, et non seulement il ne savait pas quoi, mais en plus il n’avait absolument pas le temps de se pencher sur la question. Avec le sentiment infâme de l’abandonner, il avait dû se concentrer sur la suite des événements. 

À son grand soulagement, la Voyageuse lui avait offert un point de contrôle du hangar d’arrivée depuis sa petite alcôve. Ignorant sur comment elle y était parvenue, le daïdji de la Horde prenait les cellules de survie pour une amesh voyageuse. Avec un ultime remerciement à son sacrifice, il recommanda son âme meurtrie à la Divine et ordonna la fermeture hermétique de leur entrepôt de débarquement. 

C’était une procédure de quarantaine somme toute standard en cas de maladie à bord et elle n’allait pas attirer l’attention tant qu’il ne demandait pas d’aide médicale immédiate. 

Mais Da’Hebtük n’était pas un imbécile et il avait certainement placé sous surveillance l’explosion de son vaisseau. La double évacuation ne pouvait pas être passée inaperçue et il n’allait pas attendre bien longtemps avant d’envoyer une escouade pour les réceptionner. 

La paroi lactescente du bouclier de la Horde traversa la matière autour de lui alors que la cellule de survie pénétrait dans son enceinte. Le temps d’un battement de paupière, Turük se retrouva plongé dans un environnement froid et oppressant, puis il put contempler avec appréhension les derniers batek qui les séparaient de l’ouverture béante du hangar. 

Après un temps qui lui parut bien trop long, l’arrimage s’était fait sans encombre et il observait, incertain, les passagers clandestins émerger des cellules de survie. 

Il avait déjà vu des réfugiés en état de choc, hagards, à la limite de l’effondrement. Mais c’était bien loin de ce qui se déroulait sous ses yeux en cet instant. 

Les humains évoluaient machinalement, totalement insensibles à leur environnement, déconnecté. Le regard vide et le visage dénué de la moindre expression, ils restaient debout, les bras ballants. Certains s’étaient écroulés à genoux, ou gisaient, couchés, à même le sol. 

Mais ce n’était là qu’une réponse physique à l’épuisement, le cerveau n’avait pas pris la peine de chercher un endroit confortable et le corps s’était laissé aller où il se trouvait. Même les enfants… Les bébés eux-mêmes ne pleuraient plus, ne s’exprimaient plus. Les yeux fixes, en silence, accrochés dans les bras de leurs mères.

Vides, si l’un se déplaçait, c’était uniquement parce qu’un autre l’avait bousculé, lui-même dérangé par le précédant. Une réaction en chaîne déclenchée par la sortie d’un nouveau passager depuis la cellule, guidée par lui ou par Shaarlot. 

La ramener à lui avait pris du temps et il n’était pas certain de comprendre comment il y était parvenu. Même ainsi, elle n’était pas vraiment là. Il la cherchait par intermittence au bout de leur lien, mais il ne trouvait rien. 

Non, pas rien. Elle paraissait juste… Hors de sa portée. Il avait cette impression dérangeante d’être au pied d’un être si grand, qu’il ne pouvait en percevoir la forme. Là où il rencontrait naguère une boule d’émotions intenses et déroutantes qu’il pouvait effleurer, appréhender, démêler, il était désormais bloqué par une masse inatteignable. Proche, mais écrasante. 

La voir s’activer le rassurait, mais il lui fallait régulièrement la rappeler au présent.

Turük dut se retenir à la paroi de la cellule le temps d’un vertige. Son pouls battait encore à une vitesse folle et son corps recouvert de sueur peinait à calmer ses tremblements, mais il se devait de tenir debout. Il se frotta le visage pour reconcentrer son esprit fatigué tandis que Toma émergeait du module. Shaarlot l’accompagna à l’écart et Turük la laissa faire, c’était la première trace de décision qu’aucun des humains n’ait prise depuis leur arrivée.

Quelques ukhra plus tard, les cellules étaient vidées et il se dirigea vers un terminal de gestion. Il ne savait pas combien de temps Da’Hebtük leur accorderait et il devait trouver un plan, mais avant il lui fallait un aperçu de la situation dans le reste du vaisseau. 

Son Ayatsë avait assis Toma sur une caisse de rangement poussiéreuse et, accroupie devant lui, semblait lui parler. Pourquoi arrivait-elle à communiquer avec ce mâle quand c’est à peine si elle réagissait au toucher de Turük ? Une colère malvenue lui griffa la poitrine et il la repoussa. Trop loin, le son de sa douce voix ne lui parvenait pas et il aurait tout donné pour l’entendre. 

D’une main tremblante, il pianota sur la console et l’avancée du rapatriement le rassura. La Horde embarquait encore, elle n’aurait pas terminé avant plusieurs ahk. S’ils étaient arrivés si tôt, c’est uniquement parce que la demande de quarantaine leur avait permis de s’amarrer à l’écart. Les troupes soupçonnées de maladie n’avaient pas à passer le recensement et les procédures de déchargement, mais ils étaient coincés dans le hangar en attendant que l’on soit disponible pour s’occuper de leur cas. Ce qui arrangeait bien les affaires de Turük en l’instant. 

La mauvaise nouvelle, c’est que son signalement avait été partagé. Il ne pensait pas que ce kashuk d’Asantük soit celui qui l’ait dénoncé. Bien que le chef d’escouade l’insupporta au plus haut point, il avait donné sa parole et un mâle qui ne tient pas la sienne ne reste pas à la tête de ses unités bien longtemps… Ce devait être les guerriers qu’ils avaient combattus pour s’emparer du vaisseau. 

Son profil biométrique circulait, accompagné de sa description, de la fréquence de son amesh et d’un signalement de catégorie une : cible prioritaire et extrêmement dangereuse — Ne pas approcher sans renfort. 

À lui seul, il faisait trembler la Horde tout entière. Il dévoila ses canines dans un sourire cruel et satisfait. 

Charlotte contemplait le regard vide de Thomas. Happé par la souffrance commune de l’humanité, le jeune homme ne pouvait pas l’entendre, elle le savait. Que Touruk soit parvenu à l’arracher, elle, au champ gravitationnel que générait l’agglomérat colossal d’émotions chaotique d’une espèce au bord de l’extinction, tenait déjà du miracle. 

Le choc du cataclysme avait libéré quelque chose de profondément enfoui au sein de l'espèce humaine, Charlotte n’en avait aucun doute. La douleur intense de leur perte avait uni leurs esprits comme un seul être, uni leurs âmes en une seule entité. Le chaos d’émotion négative, alimenté par toujours plus de souffrance et d’horreur, avait emporté leur individualité dans un amalgame d’âme en détresse. Il lui était de plus en plus dur de lutter pour rester elle-même. 

Son esprit attiré par la monstruosité, Charlotte faillit s’égarer à nouveau en leur sein. Avec un effort titanesque qui lui prit encore de précieuses minutes, elle s’accrocha de toutes ses forces à ce lien si petit que lui offrait Touruk. Petit, mais puissant. Elle le voyait comme une amarre incassable à laquelle s’ancrer quand le tsunami l’emportait… Si seulement cette corde était plus longue, que sa conscience devenue gigantesque puisse la tenir fermement. 

Agrippée à l’inquiétude et l’amour de Touruk comme à une bouée de sauvetage, elle replongea son regard dans celui de Thomas. Le pont qu’elle créait entre eux par ce biais semblait aider le jeune homme à la percevoir. Doucement, elle l’appela à nouveau. Pas avec sa voix. Il lui était devenu évident que le langage oral était bien trop restrictif pour contenir l’essence de tout un être.

Non, elle ne prononça pas un mot et préféra transmettre à cet homme l’entièreté de ce qu’il était pour elle, de ce qu’elle voyait de lui. Exactement comme Touruk l’avait fait pour la ramener à lui, bien que de manières inconscientes. Trop lentement, le souvenir de qui il était aida Thomas à se détacher de la tourmente des autres, à retrouver son individualité. Il s’accrocha à la vision que Charlotte lui offrait, celle qui lui ressemblait, mais n’était pas tout à fait vraie. Il s’y accrocha et y apporta ce qu’il manquait, tout ce qu’elle ne savait pas. Il corrigea petit à petit toutes ces choses qu’elle avait embellies et, pour la première fois, Charlotte vit Thomas comme il se voyait lui-même. À la fois plus sûr de lui et à la fois moins imposant. 

Il se retrouva bientôt dans un équilibre précaire entre la conscience de ce qu’il était, et l’amalgame des autres qui l’entraînait. Thomas s’accrocha à Charlotte comme elle-même le faisait avec Touruk et ensemble, sans un mot, ils prirent sur eux de ramener les autres. Un par un, en commençant par Alex. 

La vue de Turük se brouilla l’espace d’un instant. Garder sa concentration devenait de plus en plus difficile. Chacun de ses muscles le faisait souffrir, mais il ne pouvait pas se laisser aller maintenant. Il maudit son amesh abîmée. Il maudit les drogues qu’elle lui avait injectées durant le combat. Et il pria la Déesse que son état ne s’empire pas avant d’avoir mis son Ayatsë en sécurité. 

Et, s’il voulait sauver son ordre et les humains qu’il avait emmenés avec lui, Turük devait exposer les agissements de Da’Hebtük avant que celui-ci ne le fasse taire. Pour ça, il lui fallait répandre les informations stockées dans l’amash’atak du traître. Seulement, connecter l’interface à la console déclencherait une vague d’alarme, c’était certain. Et il lui était impossible de savoir combien de temps mettrait l’amash’atak en mauvais état pour effectuer le transfert. Ce devait être fait au dernier moment, quand il aurait un plan d’action plus solide.

Il avait donc commencé par intercepter les communications du poste de navigation. Bien que chronophage, l’opération restait un standard de sa formation T’sarogg et très vite il en reçut les retranscriptions sur son amash’atak. Il venait seulement d’en filtrer le contenu pour s’assurer que personne ne se dirige vers eux, qu’un hurlement déchirant s’éleva derrière lui. 

Ce n’était pas le premier et Turük réagit au plus vite. En trois enjambées, il était déjà sur le soldat qui pointait désormais le canon de son arme dans sa bouche. Il lui arracha le revolver d’un geste sec avant de le plaquer au sol pour l’empêcher de bouger. Shaarlot, les yeux baignés de larmes, bloqua la mâchoire du mâle à l’aide d’un morceau de plastique pour qu’il ne se sectionne pas la langue. Activée par la montée soudaine de stress, l’amesh lui injecta une nouvelle dose d’adrénaline qui faillit lui faire perdre pied. Il lutta pour maintenir le militaire à terre malgré son état de faiblesse et ils attendirent qu’il cesse de se débattre. 

L’homme retourna dans l’apathie qui affectait les siens, et Turük relâcha la pression qu’il exerçait sur son dos. Il voulut serrer son Ayatsë contre lui, la réconforter, mais l’émoi du soldat fini, les larmes de ses yeux bruns s’étaient taris et elle était repartie avec les autres continuer la tâche qu’elle avait entreprise.

Turük était dépassé par cette situation. Petit à petit, accompagnée de Toma, son Ayatsë avait réveillé les réfugiés. Elle avait commencé par les militaires, puis les civils armés. Un à un et sans un mot. Le silence oppressant qui l’entourait exacerbait l’écho des pas et le bruissement du tissu. Il aurait donné n’importe quoi pour entendre ne serait-ce qu’un murmure…

Certains mettaient plus de temps à revenir que d’autres. Parfois, Shaarlot abandonnait et passait à l’humain suivant. Les éveillés s’occupaient alors eux-mêmes d’en ramener d’autres à la réalité. Mais il arrivait que l’un d’entre eux réagisse mal. 

À quoi ? Turük n’en avait aucune idée. Mais il n’avait pas réussi à empêcher le premier de s’exploser la tête contre un mur. Il entendait encore le fantôme du hurlement de détresse que l’homme avait poussé avant d’utiliser toute sa force pour projeter son crâne contre la première paroi qu’il avait trouvé. En larmes, Toma avait recouvert le haut du corps avec un manteau, mais les restes de sang et de matière cérébrale qui maculait la cloison étaient encore là. 

Personne d’autre n’avait réagi, pas même Shaarlot. Le peu de réfugiés éveillé à ce moment-là pleurait et certains étaient tombés à genoux. Turük ne savait pas si leur attitude résultait d’une incompréhension ou d’un refus d’empêcher le malheureux d’agir. Heureusement, au deuxième cri, le T’sarogg avait été plus rapide et il n’avait manqué aucun sauvetage depuis. 

Un frisson lui parcourut l’échine. La situation lui faisait peur. Et il n’avait pas peur de grand-chose. 

Charlotte se tourna vers Thomas qui venait de réveiller le dernier humain armé. 

Il se demandait s’il était utile de continuer et elle ne le pensait pas. Les autres réfugiés s’en occupaient déjà et le plus important était d’avoir des unités en mesure de les défendre. Un sentiment d’accord traversa le réseau de lien qu’ils avaient tissé entre les éveillés. 

Invisible, cette toile de communication était pourtant bien présente. D’une volonté, elle pouvait la caresser, la sentir tirailler et vibrer au moindre toucher. Chacun d’entre eux utilisait son lien avec un autre pour parvenir à se détacher de la masse informe qu’était désormais la conscience de l’humanité. En détresse, les émotions des uns se fondaient dans celles des autres, incapables de se souvenir de son soi. Le désespoir et la panique des hommes restés sur terre étaient devenus tellement imposants que l’attraction qu’elles émettaient empêchait les survivants de s’en isoler. Le soulagement d’être en vie ne pouvait pas contrebalancer la culpabilité de s’en être sortie. 

La toile qu’ils avaient créée leur donnait assez de poids pour orbiter autour sans être absorbée. Un filet de sécurité précaire. Chaque fois qu’un maillon de la chaîne succombait au champ gravitationnel et sombrait dans la perdition, elle n’en était que plus fragile. 

Elle observa Touruk quelques instants. Il n’allait pas bien, tous les éveillés pouvaient percevoir son esprit vaciller. Ses absences, ses émotions par moment incohérentes. Son état n’était pas compliqué à expliquer. Entre la fatigue de l’affrontement et les drogues de son armure, son malaise incompréhensible dans la salle de navigation et sa course effrénée… Tous s’inquiétaient pour lui, mais personne ne pouvait l’aider.

Le taëkh’to étudia son amash’atak un instant et Charlotte discerna la précipitation de Touruk avant qu’il n’approche à grands pas. 

Une escouade venait dans leur direction. 

Arbhan mah tok, l’informa-t-il d’une voix qui parut lointaine aux oreilles de Charlotte. Arkh poss toh marh.

« Escouade arrive pour nous. Nous dois agir. »

L’empressement de Touruk propagé par Charlotte vibra à travers la toile et les éveillés se mirent en mouvement. Une partie des hommes armés rassembla les réfugiés encore perdus dans un coin de la salle, tandis que l’autre partie se massait autour d’eux, dans l’attente des ordres.

La surprise s’étala sur les traits de Touruk autant qu’elle envahit leur lien. Sans le reconnaître vraiment, elle avait déjà compris que ce qu’il appelait « le Choix » les avait connectés d’une façon plus intime qu’une simple dénomination. Désormais, elle pouvait découvrir cette connexion de manière concrète. Elle la voyait. Invisible, mais solide. La preuve de toute son affection. 

Elle voulut lui demander ce qu’il comptait faire, lui dire qu’ils avaient confiance en lui et qu’ils suivraient ses directives. Lui dire qu’elle l’aimait et qu’il les avait sauvés de l’oubli. 

Mais les mots étaient bien trop petits pour l’ampleur des informations à transmettre. Comment l’humanité avait-elle pu communiquer jusqu’ici ? Pas étonnant que la discorde ait été omniprésente… 

L’assentiment résonna à nouveau sur la toile et quelqu’un lui proposa de communiquer par ce lien si petit que Charlotte partageait avec le taëkh’to et qu’elle était seule à voir. 

Mais c’était comme vouloir remplir une bouteille avec une bassine. La vague d’émotion qu’elle tenta de lui transmettre l’avala tout entier, aussi grand qu’il soit, et il se retrouva noyé. Sa conscience fut emportée par un mélange de sentiment qu’il était trop petit pour contenir. Charlotte vit Touruk s’effondrer à genoux, le regard vide, et la panique la saisit. Submergée par un tourbillon d’angoisse, elle ne pouvait qu’observer, impuissante, l’âme de celui qu’elle aimait par-dessus tout se dissoudre, englouti par l’intensité de son affection. La toile de conscience vibra autour d’elle, mise a mal par le désespoir causé par son impuissance qu’elle ne parvenait plus à contrôler et le champ gravitationnel du chaos de l’humanité l’attira inexorablement. Elle ne voulait pas se perdre à nouveau, mais le regard vide de Touruk attisait sa culpabilité. 

Elle se retrouva entourée d’une paire de bras, plaquée contre le torse de Thomas qui la serrait toujours plus. La force qu’il y mettait l’ancra dans le réel et les efforts des éveillés lui apparurent enfin.

Ils rassemblaient les bouts de conscience éparpillés au milieu du cataclysme de sentiment. Mais ne connaissant pas bien Touruk, il leur était difficile de départager les fragments qui composaient l’alien de ce que Charlotte avait voulu lui transmettre. Heureusement elle, elle le pouvait. 

En quelques instants, ses émotions calmées sous sa concentration, la tension de la toile s’était apaisée et l’attraction du chaos avait atteint un niveau supportable. Enfin, Touruk reprit conscience et Charlotte put se réfugier dans la chaleur de ses bras. 

Toujours à genoux, Shaarlot contre lui, Turük reprenait pleinement connaissance. Repenser à ce qu’il venait de vivre lui était douloureux. Son âme noyée, déchirée, éparpillée. 

Dire que la simple discussion avec la voyageuse lui avait paru éprouvante… 

Il s’imprégna de l’odeur de son Ayatsë ainsi que de l’amour et l’inquiétude qu’elle dégageait. Ils n’avaient pas été aussi près depuis leur départ du camp et il en savoura chaque seconde, repoussant encore de quelques instants leurs problèmes. Ils leur faudraient pourtant les affronter… Et plus vite qu’il ne l’aurait voulu. 

Shaarlot s’écarta légèrement pour croiser son regard. Elle avait lu sa crainte dans son esprit, il en était certain désormais. Il ne savait pas comment, mais le choc avait réveillé quelque chose d’enfoui dans la race humaine. 

— On n’a pas beaucoup de temps, dit-il d’une voix douce qui tranchait avec ses propos. L’escouade arrive.

D’un geste tendre, il dégagea la mèche de cheveux orange qui recouvrait le visage de son Ayatsë. Une vague de nausées le submergea et Shaarlot le soutint en attendant qu’elle disparaisse, remplacée par la honte. 

Comme un seul être, tous les yeux se tournèrent vers la porte du hangar dans une synchronisation qui terrifia Turük. Shaarlot lui offrit un sourire triste tandis que des coups puissants se firent entendre depuis l’opercule d’ouverture. 

— Abtë Turük ! cria une voix. Tu as été déclaré impropre à servir la Déesse, retire ton amesh et rends-toi maintenant !

Il n’eut pas le temps de leur hurler d’aller voir au Kalahum’atsë s’il ne s’y cachait pas, qu’un message s’afficha sur son amash’atak.

« N’ouvre pas, l’ordre a été donné de tirer à vue. »

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