Courant à travers les couloirs de la zone désaffectée, casque fermé et shrii’tak en main, Daë’Umtsë priait pour que son escouade arrive à temps.
Après l’annonce que des humains survivants étaient sur le point de se faire massacrer, Abtë Asantük n’avait pas perdu un instant. La désobéissance était rare parmi les taëkh’to, mais les crimes de guerre l’étaient encore plus et celui-ci ne pouvait pas rester impuni par la Déesse.
À la suite du chef d’escouade, ils atteignirent enfin l’aire d’appontage, plongée dans un silence perturbant. Une trancheuse à plasma gisait non loin de l’opercule d’ouverture découpée et toujours fumante.
Avec l’absence de bruits caractéristiques d’un affrontement, elle s’attendait à découvrir un bain de sang, mais la vision qui s’offrit à eux la prit de court.
Une vingtaine de paires d’yeux la coupèrent dans son élan quand elle pénétra dans la zone de vide à l’entrée du hangar. Le regard haineux braqué sur les nouveaux arrivants, les humains se tenaient debout dans un arc de cercle parfait et acculaient cinq unités en position de défense. Ils n’étaient pourtant pas menacés, les armes des réfugiés pendaient négligemment de leurs gilets tactiques à la manière d’un ornement devenu inutile. Comme si l’escouade d’Ansatük n’était rien de plus qu’une vilaine distraction, les humains s’en détournèrent dans une synchronisation effrayante pour reporter leur attention sur les guerriers qu’ils avaient coincés. Sans un bruit, ceux-ci s’affalèrent au sol avant que quiconque n’ait pu esquisser un geste.
— Da’Hebtük, je réclame un Abak’torkan !
La voix de Turük résonna avec détermination dans le hall devenu silencieux à son apparition.
Une vague de nausée l’envahit et il regretta presque ses paroles. Était-il vraiment en état de combattre ? Son adversaire n’était pas lui-même t’sarogg, la Déesse ne lui prêterait pas sa force durant le rituel. Le souffle calme de Shaarlot derrière lui et la main qu’elle avait posée sur son dos apaisèrent son angoisse. Elle avait toute confiance en lui et ce simple fait lui redonna de l’aplomb.
— Oltar Da’Hebtük ! rectifia le mâle dans un rictus qui dévoila ses canines.
— Tu réclames un titre que tu ne mérites pas !
L’usurpateur tiqua à l’insulte alors qu’un murmure indigné se propageait dans la foule qui les entourait, mais il se contenta pour toute réponse d’un rire méprisant.
Il n’avait guère changé depuis leur dernière rencontre. Imposant, l’allure noble malgré un nez protubérant et une corne brisée qui se dressait autrefois haut sur sa tête, à l’image de la seconde. Mais le mâle semblait avoir bien vieilli en une révolution terrestre.
— Pourquoi t’embêtes-tu avec un Abak’torkan ? demanda-t-il négligemment tout en descendant de son trône. Tu crois vraiment que la Horde suivra un banni si tu parviens à me défaire, t’sarogg ?
Il avait appuyé ce dernier mot et un hoquet de surprise s’empara de la salle. Turük dut reconnaître l’ingéniosité de la manœuvre. En dévoilant son secret, Da’Hebtük avait détourné l’attention de la Horde sur le fait que leur Oltar n’avait pas accepté l’Abak’Torkan. Mais ses pirouettes ne pourraient pas durer bien longtemps. Il devrait l’affronter s’il ne voulait pas perdre son honneur aux yeux de ses subordonnées. Car il n’avait aucune raison valable de refuser…
Turük ordonna à son amesh de laisser sortir sa queue qui battit furieusement l’air derrière lui, tirant une nouvelle exclamation de stupeur des guerriers assez près pour l’apercevoir. Depuis son entrée chez les t’sarogg, c’était la première fois qu’il la dévoilait en public et un malaise étrange s’empara de lui. Il se sentait mis à nu, vulnérable. Un élan de réconfort lui parvint de son Ayatsë. Cette queue, la preuve de son statut de Choisi, donnerait plus de poids à ses propos. Et il ne pouvait qu’acquiescer…
— Apprécies-tu ma décoration, t’sarogg ? reprit Da’Hebtük d’un ton mielleux.
D’un geste grandiloquent, il désigna le mur derrière lui. Le sang de Turük se glaça dans ses veines. Ce qu’il avait pris plus tôt pour une frise ornementale n’était autre qu’un alignement de trophées.
Une centaine de queues clouée à la paroi du hall à intervalles inégale. Une queue pour chacun des t’sarogg de la Horde. Parmis toutes ces fourrures il reconnut celles de son escouade et le souvenir de leur visage, de leur voix, vint le hanter.
La Rage Divine s’empara de son cœur, déclenchant une dose d’adrénaline. Ses sens de nouveau acérés, il perçut le souffle de la garde devenir erratique, emportée par la peur. Les guerriers, qui n’avaient pas bougé jusque-là, reculèrent inconsciemment d’un pas, mal à l’aise, les mains crispées sur leurs parriuk.
Da’Hebtük avait repris la conversation, mais Turük ne l’entendait plus. Il se concentrait sur les enseignements divins du Kahalek Matuk pour se contenir. L’envie de se jeter à la gorge de ce dabtah de kashuk pour y planter ses crocs était bien trop forte et menaçait de l’emporter d’un instant à l’autre. Il s’était engagé pour l’Abak’torkan, attaquer maintenant serait briser sa parole et il serait abattu à vue. C’est exactement pour ça que le traître l’avait provoqué. Il savait que jamais il ne ressortirait vivant d’un affrontement singulier avec un t’sarogg et tentait par tous les moyens de pousser Turük à la faute.
Il se concentra sur le toucher de Shaarlot. Le corps de Turük, noyé dans la drogue et la fatigue, menaçait de s’effondrer. Il ne savait pas quand les données de l’amash’atak se répandraient sur le réseau de communication, si elles n’y parvenaient jamais, il devait donc pousser l’usurpateur à accepter le combat pour gagner du temps. Da’Hebtük continuait son monologue que Turük interrompit sans plus de cérémonie.
— Qu’importe que la Horde me tue à l’issue de l’Abak’torkan, au moins ne sera-t-elle plus menée par un traître !
L’Oltar se laissa emporter par un rire sans joie, repris timidement par des membres de l’assistance. Lentement, l’usurpateur descendit de son trône pour se placer sur le devant de l’estrade, face à Turük.
— Et de quoi m’accuses-tu exactement, banni ? susurra-t-il.
— Trafic d’esclaves non consenti par le consortium, conspiration avec les ennemis de la Déesse pour fournir des informations vitales sur la constitution de notre race, armement de l’ennemi, falsification de preuve pour l’annihilation d’une race enfant non recensé par le consortium dans une tentative de dissimulation de plusieurs crimes de guerre et enfin, mais pas des moindres, le sabotage de ton amesh voyageuse ainsi que son abandon à la mort.
Un silence de plomb s’abattit tandis que la dernière accusation résonnait dans l’immensité de la salle. Plus aucun murmure indigné ou hoquet de surprise. Bien que disciplinés, les taëkh’to n’en étaient pas moins bavards en communauté, principalement dans le hall de doléances où tout était fait pour qu’ils soient entendus. Ce silence grave et profond n’était que la preuve du combat interne qui animait leur allégeance. Ils attendaient une réponse qui viendrait apaiser leurs doutes, ou les raviver.
— Somme toute, reprit l’usurpateur d’une voix presque trop calme, tu débarques ici accompagné d’une humaine, ennemie de la Horde, et tu m’accuses des crimes pour lesquels ton ordre est destitué dans l’espoir de t’en sortir par une pirouette ?
— Les t’sarogg n’ont pas de Voyageuse, répliqua Turük d’un air détaché.
La nonchalance qu’il affichait parut atteindre le traître qui ne put contenir un rictus agacé.
— Et quelles sont tes preuves, banni ?
La pensée fugace de l’amash’atak toujours branchée à la console le traversa. Incapable de connaître la situation dans le hangar, il ne devait pas en parler. La frustration qui bouillonnait dans sa poitrine accéléra le rythme de son cœur et sa vision se brouilla l’espace d’un instant. La colère avait poussé Da’Hebtük à s’avancer un peu plus, il s’était même accroupi au bord de l’estrade pour se mettre à hauteur des yeux du t’sarogg et il ne rata rien de sa faiblesse passagère.
Dire qu’il aurait suffi d’un bond à Turük pour l’atteindre et lui arracher la gorge…
Seule la main de Shaarlot sur son bras le retint. Ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient, Da’Hebtük était sur le point de céder et d’accepter le défi. Turük comprit soudain que cette certitude lui venait de son Ayatsë et, de surprise, il faillit en oublier de répondre. Le traître allait reprendre la parole, il ne lui en laissa pas l’occasion.
— Je n’en ai pas, dit-il d’une voix assurée, les yeux plantés dans ceux du dabtah de kashuk. C’est pourquoi je réclame l’Abak’torkan.
Un nouveau malaise le prit alors qu’un vertige le forçait à prendre appui sur Shaarlot le temps d’un battement de cil. Suffisant pour que l’Oltar ne le manque pas. Avec un rictus triomphant et un geste théâtral, il se redressa pour faire face à la Horde.
— Très bien ! vociféra-t-il. J’accepte !
Un tonnerre guttural d’acclamations s’éleva de la foule, rassurée par l’attitude enfin raisonnable de leur Oltar.
Daë’Umtsë contemplait les réfugiés rassemblés dans un coin de la pièce avec un malaise grandissant.
En dehors des quelques unités armées qui les avaient accueillis à l’entrée, les deux cents humains qui se tenaient dans le fond du hangar semblaient vidés de toute âme. Même les enfants bougeaient à peine plus qu’un battement de cil de temps en temps. Ils avaient tenté de leur adresser la parole, mais un soldat silencieux leur avait fait signe de les laisser tranquilles.
Certes, ils ne connaissaient pas l’espèce humaine depuis bien longtemps, mais aucun rapport n’avait fait part d’un tel comportement.
Depuis leur arrivée, la situation avait été plus que déroutante.
Dans un état second, Daë’Umtsë avait contemplé les unités éparpillées sur le sol du hangar, incapable de mettre des mots sur ce qu’il venait de se passer.
La voix du chef d’escouade l’avait alors sorti de sa torpeur. Il avait retiré son casque, et leur faisait signe d’en faire autant.
— Dabrük, Da’Skabük, Esamatük, avait-il appelé doucement en rengainant ses shrii’tak. Rangez vos armes et vérifiez la santé des nôtres.
— Oui, Abtë.
Aussi stupéfaits qu’elle l’était, les guerriers avaient acquiescé mollement d’un point sur la poitrine avant de ranger leurs lames et s’engager prudemment dans la gigantesque salle. Inquiète pour ses frères de rage, Daë’Umtsë s’était tourné vers ces humains qui venaient de mettre hors d’état de combattre cinq unités sans même bouger un doigt.
Mais, sans savoir trop comment, le groupe de réfugiés ne les avait pas pris pour une menace puisqu’ils s’étaient laissés tomber au sol les uns après les autres, à grand renfort de soupirs de soulagement. Certains étaient même allés jusqu’à s’allonger, le souffle court, visiblement au bord de l’épuisement.
L’Abtë avait envoyé des guerriers en reconnaissance, pour s’assurer qu’aucun renfort ne les prendrait par surprise et le reste de l’escouade s’était occupé de surveiller l’état des réfugiés.
Et elle en était là, accroupie, à penser la blessure d’un mâle aux cheveux jaune tellement clair, qu’ils en étaient presque blancs. D’une main douce, il avait détourné le visage de Daë’Umtsë du groupe d’humains apathique pour ramener sa concentration sur le bandage qu’elle lui appliquait autour du cou.
Un guerrier avait voulu lui trancher la gorge et Daë’Umtsë ne comprenait pas comment le mâle y avait survécu. Beaucoup de choses lui échappaient de toute façon…
Elle finit d’attacher le ruban d’amesh’mat, les doigts plus tremblants qu’elle ne l’aurait souhaité. Pas un réfugié n’avait encore prononcé un son et l’escouade n’osait pas briser ce silence oppressant. Ils parlaient tous à voix basse, augmentant son malaise.
— C’est un miracle que tu sois en vie… murmura-t-elle plus pour elle-même que pour lui. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ?
Le mâle lui offrit un sourire triste. Il ne répondrait pas. Elle savait qu’il la comprenait, au moins en partie, grâce au communicateur qu’il avait sur la tempe, mais pour une raison inconnue, il était incapable de formuler un mot.
Le regard de l’humain se figea dans le vide, puis il se leva soudainement. Le hoquet de surprise de ses frères de rage attira son attention. Autour d’elle, les soldats qui n’avaient pas encore été emportés par l’épuisement s’étaient redressés également, comme un seul être. Un sourire gêné parcourut leurs visages et ils se rassirent, à l’exception du mâle qu’elle avait soigné et un autre, aux cheveux aussi noirs que la peau d’un nouveau-né.
Celui à la chevelure presque blanche lui fit signe de le suivre. Elle se retrouva devant un terminal de gestion avec Abtë Asantük, quelques membres de l’escouade et les deux humains qui leur désignèrent un amash’atak branché à la console.
Bien trop abîmé, l’appareil tentait vainement de transférer des données, mais la connexion instable entre les deux ne le lui permettait pas. Daë’Umtsë lança un regard suppliant à son Abtë. Si Abtë Turük avait voulu transmettre le contenu de cet amash’atak, ce devait être important.
D’un signe de la main, Asantük ordonna à Dabrük de se mettre au travail et sans plus attendre le guerrier s’empara du brassard défectueux pour en décoder les informations.
Charlotte observait Touruk avec une inquiétude non dissimulée.
Les taëkh’to avaient formé un grand ovale au centre de la salle. Touruk se tenait à un bout, à ses côtés, tandis que Dahébtuk était à l’autre et les toisait d’un regard mauvais.
Quelque chose n’allait pas avec ce taëkh’to. Elle ne savait pas dire ce que c’était, mais son ressenti était différent de ceux qui les entouraient. Elle avait baigné dans leurs émotions tout au long de la conversation et elle en était venue à une constatation étrange : tous les taëkh’to dégageaient plus ou moins la même sensation. Leurs émotions ne se cachaient pas. Elles étaient brutes, pures et entières. Charlotte appréhendait mieux l’attitude franche et directe de Touruk, quel que soit le sujet, même le plus intime. C’était visiblement un trait commun à toute son espèce.
Sauf à cet individu retors qui se tenait en face d’eux.
De ce qu’elle avait compris, le défi était un combat qui ne tarderait pas à débuter.
— Abtu mak dsam, Ayatsë, dit Touruk en lui caressant tendrement la joue. Mork kashuk dahn bokh toh.
« Toi pas t’inquiètes, mon choix, lui traduisit l’intelligence artificielle de la puce accrochée à sa tempe. Ce kashuk pas entraîné comme moi. »
Elle observa les traits de son visage, durci par la fatigue, ses yeux ternes et la vague de nausée qu’il essayait de contenir discrètement. Mais ce kashuk, comme il disait, était en pleine forme, lui.
L’ombre d’un sourire triste passa fugacement sur les lèvres de Touruk. Charlotte avait enfin compris qu’elle n’avait pas besoin de lui transmettre activement quoique ce soit. Il lui suffisait de frôler leur lien et il la comprenait. Tout du moins en partie.
— Dokh man port mah kabtah mah.
« Je bien assez santé pour combattre lui. »
Sauf qu’elle ressentait son incertitude comme si elle lui appartenait…
Elle avait besoin d’en savoir plus.
L’explication qu’il lui fournit était longue, et elle dut attendre la traduction avec impatience.
« Le combat être avec pas d’arme. Si autre chose que moi ou amesh de moi tue lui, je perds le combat, Horde tue moi parce que je trahis le rituel de la Déesse de nous et lui gagne. Inverse pareil. Je défis lui pour prendre titre de lui. Je gagne, je Oltar de la Horde. Je perdre, je meurs. »
Bien que cette partie de l’explication lui soit déjà connue, son cœur se comprima de douleur à cette simple idée. Elle sentit l’envie de Touruk de la réconforter, mais il ne voulait pas lui mentir et s’abstint de parler. Il n’était pas sûr de s’en sortir vivant et ne souhaitait que gagner du temps.
Autour d’eux, la foule hurlait des encouragements à leur Oltar, mais Charlotte savait que leur cœur n’y était qu’à moitié. Seul leur étrange sens de la loyauté les poussait à agir de la sorte. C’était à cette lueur d’espoir qu’elle se raccrochait.
Celle-ci et également la confirmation qui parcourut la toile. La dernière carte de Touruk était entre de bonnes mains. Il n’avait pas pu lui en parler, mais elle avait lu la tension que la mention de possibles preuves avait amenée dans son esprit. Décoder les émotions complexes lui était de plus en plus facile, nul besoin de paroles, les sentiments avaient bien plus de nuances et de subtilités. Les transmettre aux éveillés n’avait pas été bien compliqué.
Du coin de l’œil, elle observait Dahébtuk retirer ses lames de leurs fourreaux pour les déposer sur une table avant de glisser un regard satisfait vers Touruk. Un mauvais pressentiment déclencha une vague de frissons dans le creux du dos de Charlotte. Le traître dégageait une aura de confiance très malvenue pour quelqu’un sur le point d’affronter un guerrier d’élite, même affaibli.
Touruk se baissa pour embrasser son Ayatsë et elle s’accrocha à son cou avec désespoir. Dahébtuk avait trouvé un moyen de tricher, elle le savait.
— Amark dokh ban tük marh, dit-il avec un sourire qu’il voulut rassurant. Atsum man pokh doh.
« Peuple de moi capable de beaucoup, mais lui pas triche dans un rituel sacré. »
Mais cet enfoiré n’était pas un taëkh’to ! Elle en était sûre désormais. Il en avait l’apparence, certes, mais rien dans sa façon de penser ne s’apparentait à un taëkh’to !
L’assurance de Touruk se troubla alors que l’horreur de la compréhension voilait ses traits. Il y avait quelque chose que Charlotte ignorait, quelque chose qui venait de changer le point de vue de Touruk sur la situation.
Un son de corne étrange retentit et le regard de Touruk se durcit. Il serra son Ayatsë contre lui et l’idée que ce pouvait être la dernière fois leur brisa le cœur. Le nez dans son cou, Charlotte s’enivra de son odeur épicée avant qu’il ne la dépose pour se diriger vers le centre de l’arène.
La Horde hurlait sa soif de sang et Turük n’était que trop heureux d’y répondre.
Il s’avança jusqu’au centre du dokban pour faire face au traître et attendit le signal.
Les muscles de ses jambes n’étaient pas aussi fermes sur leur position qu’il l’aurait voulu, son rythme cardiaque était trop rapide et il ne parvenait que difficilement à retenir le tremblement de ses mains, mais toute son âme était prête pour ce combat. Il se laissa entraîner par l’appel à la violence de la Horde et plaça toute sa haine, contenue jusqu’ici, dans le regard qu’il offrit à Da’Hebtük.
Le traître recula d’un pas et une ombre d’incertitude glissa sur ses traits.
Turük dévoila ses canines dans un sourire aussi satisfait que cruel.
Il était affaibli, certes, mais n’en était pas moins craint.
L’Oltar se reprit vite. Il se jeta sur lui et le b’tamek sonna une seconde fois.
L’imbécile…
Turük l’esquiva avec une simplicité enfantine tandis que son amesh, conditionnée par le son de la corne, lui injectait déjà une dose d’adrénaline. Les hurlements de la foule s’estompèrent alors que tous ses sens se focalisaient sur son ennemi. Da’Hebtük lui fît à nouveau face, le regard mauvais. Il avait agi un battement de cil avant que la corne ne sonne. Parfait, que ce kashuk expose donc aux yeux de tous ce qu’il était vraiment !
Impatient, l’Oltar lui porta un nouvel assaut que Turük dévia tout aussi facilement. Profitant de l’avoir déséquilibré, il lui donna un puissant coup dans le bas du dos que l’amesh du traître absorba en partie. Ils échangèrent encore quelques passes. Le kashuk tenta plusieurs approches que Turük détourna, les unes après les autres. Cet imbécile lui dévoilait l’entièreté de son style de combat et le t’sarogg en profitait.
— Bats-toi ! hurla Da’Hebtük dont la frustration comprimait les traits.
Ce kashuk était peut-être un guerrier, mais il se battait comme un utrek. Impatient, imprudent et aucune maîtrise de ses émotions. L’écart de niveau en devenait presque risible…
Alors, pour faire bonne mesure, Turük s’élança. Dans un enchaînement rapide, il envoya le traître au sol, puis il lui laissa le temps de se relever sous les cris de la foule.
Certes, l’humiliation était voulue, que tous voient quel piètre guerrier ils avaient élu pour les représenter, mais le t’sarogg ne pouvait mettre fin au combat trop vite. Qu’il gagne si tôt et la garde l’exécuterait sur le champ pour tous les chefs d’accusation qui l’accablaient, bien qu’infondées. Les ordres du dernier Oltar seraient toujours en vigueur et aucune Horde n’accepterait un banni comme dirigeant. Non, il devait attendre le plus longtemps possible que les informations de l’amash’atak circulent librement sur le réseau.
À peine redressé, Da’Hebtük lui envoya un crochet du droit que Turük para. Un frisson lui parcourut l’échine. Il se baissa juste à temps pour esquiver le deuxième que le traître avait lancé sur sa gauche et le combat commença vraiment.
Les guerriers, augmentés par leur armure, se déplaçaient si vite que Charlotte peinait à les suivre du regard.
Mais la frustration de Dahébtuk ne laissait aucun doute sur qui avait l’avantage. De Touruk, Charlotte ne percevait qu’un calme impressionnant et une détermination sans faille. Elle en venait presque à retrouver espoir.
L’affrontement durait depuis de longues minutes, Dahébtuk n’avait pas encore touché son adversaire une seule fois et il adoptait désormais une posture plus défensive. Charlotte y discerna de l’attente. Il savait Touruk amoindri et patientait jusqu’à ce qu’il se fatigue…
Une douleur vive s’était emparée de ses poumons et Turük était tiraillé. Il ne pouvait terminer le combat trop tôt, mais son corps montrait déjà les premiers signes de faiblesse et c’était exactement ce que l’usurpateur espérait.
Ils enchaînaient les assauts et le t’sarogg, dont les muscles criaient au supplice, avait de plus en plus de mal à les esquiver. Da’Hebtük, lui, jubilait.
Alors que Turük passait derrière le traître dans un mouvement agile, il ne vit que trop tard le coude de Da’Hebtük qui vint s’écraser avec force sur sa tempe et sa vision se brouilla.
Il s’éloigna d’un bond sous les huées de la Horde. Un rictus mauvais lui échappa et le goût du sang se répandit dans sa bouche. Une bouffée de chaleur le prit. L’effet de la drogue refluait déjà et la sueur poisseuse qui le couvrait n’était pas due à l’effort…
Il n’avait plus le choix. Que ce dabtah de kashuk incompétent soit parvenu à le toucher n’augurait rien de bon pour la suite. Une infime chance de parlementer avec la Horde après avoir tué l’Oltar existait toujours, mais mort il ne convaincrait personne. Dans la même optique, Da’Hebtük éliminé, les humains seraient en sécurité. Son Ayatsë aussi.
Avec une résolution nouvelle, il reprit l’affrontement.
Il comprit bien vite son erreur, il avait attendu trop longtemps.
Le traître lui rendait coup sur coup et la plupart le touchait. Turük ne parvenait pas à reprendre son souffle, ses poumons le faisaient souffrir et prévenir les frappes devenait difficile tant sa vision diminuait.
Il devait lui asséner le coup de grâce dans l’instant ou il ne serait plus jamais en état de le faire. Il jeta un rapide regard vers son Ayatsë pour se donner du courage, son petit visage plissé par l’inquiétude, puis il reporta son attention sur le sourire triomphant du traître. Il le lui ferait avaler…
Du plat de la main, il frappa le creux du torse de l’Oltar, qui en perdit son souffle. De son pied habilement placé, il lui fit perdre l’équilibre, et… sa vision se troubla.
Il avait bougé trop vite, son corps fragilisé ne l’avait pas supporté. Da’Hebtük s’accrocha à l’épaule de Turük pour l’emmener dans sa chute. Profitant de la faiblesse de son ennemi, le traître se plaça au-dessus de lui, avant bras sur sa gorge et pressa de tout son poids.
Charlotte se battait contre des bras qui l’empêchaient de rejoindre Touruk. Sa rage faillit lui échapper. Elle ne souhaitait qu’une seule chose, que toute sa haine percute ce connard de plein fouet et qu’il s’effondre à ses pieds, que Touruk puisse enfin respirer. Mais la toile s’était révoltée et l’avait muselée. Chaque conscience liée à elle se battait pour l’empêcher d’agir.
Et ils avaient raison. Qu’elle intervienne et Dahébtuk serait en droit d’exécuter Touruk pour avoir triché. Et lui de son côté n’avait toujours pas baissé les bras. Il luttait encore, sa détermination plus féroce que jamais. Elle était coincée, incapable de le sauver de la mort sous peine de… Le condamner à mourir ?
Rien n’avait de sens et un hurlement de frustration primaire lui déchira la gorge.
Turük tentait de repousser le traître, mais les soubresauts de ses muscles tenaient plus de la convulsion que du tremblement et le mâle était bien trop lourd. Sa vision déjà trouble se voila de noir alors que l’air n’atteignait plus ses poumons et le cri de son Ayatsë qui perça le silence ne lui parvint que de très loin.
Le silence ?
La Horde s’était tue. Da’Hebtük ne s’était aperçu de rien, mais les guerriers qui les entouraient ne l’acclamaient plus. Sur le point de sombrer dans l’inconscience, Turük les vit consulter leur amash’atak, incrédules.
Da’Hebtük avait enfin compris que quelque chose n’allait pas et, préoccupé, il desserra involontairement sa prise. Juste assez pour que Turük profite de sa confusion. Avec souplesse, il repoussa le traître et s’éloigna. Son corps ne lui permettait guère plus que de ramper et il s’arrêta à quelques pas de l’Oltar pour reprendre péniblement son souffle.
Une sévère quinte de toux mit à mal sa trachée déjà meurtrie et il put voir la haine pure qui s’épanouissait sur les traits de Da’Hebtük.
— Quel mensonge as-tu encore invoqué, traître à la Déesse ? lui hurla-t-il.
La voix de l’usurpateur, dont la détresse lui donnait des accents aigus, n’avait plus rien de posée.
Des cris de rage et des insultes commençaient à animer la foule. Da’Hebtük entreprit un discours dont la seule défense était d’accuser Turük de diffamation, encore et encore. Un grondement colérique s’éleva masquant presque le rire de Turük. Un rire libérateur, un rire de soulagement. Les preuves étaient enfin parvenues aux membres de la Horde. Irréfutables. Sorties tout droit de l’amash’atak du kashuk, elles portaient ses empreintes biométriques et celles de son amesh…
L’Oltar bientôt destitué l’attrapa par le col de son armure pour le soulever à hauteur de ses yeux.
— Qu’est-ce que tu as fait, dabtah de kashuk ! gronda-t-il, menaçant.
La vision trouble, la respiration courte, son cœur sur le point d’exploser sous le rythme que lui imposait son corps en manque de drogue, Turük ne put que laisser échapper un ricanement sinistre. Le traître le lâcha et, ses jambes incapables de le soutenir, il tomba à genoux. Dans un dernier effort, il rassembla son souffle et prit la parole :
— Ma horde ! appela-t-il alors que tous se taisaient, pendus à ses lèvres. Vous ne pouvez pas en vouloir à ce pauvre Oltar… Élevé dans un orphelinat du consortium… Il ne peut pas connaître la valeur de l’honneur… Il n’est pas l’un des nôtres…
Sa vision se troubla à nouveau et les convulsions reprirent de plus belle, le jetant à moitié dans l’inconscience.
Touruk avait murmuré ces derniers mots dans un hoquet de douleur, mais le lourd silence qui emplissait la salle les fit résonner.
Dahébtuk poussa un hurlement de rage et Charlotte sut ce qu’il allait faire avant qu’il n’esquisse le moindre mouvement. Le combat n’était pas fini, alors elle se libéra des bras qui ne l’enserraient plus que machinalement et se rua sur Touruk tandis que l’Oltar saisissait un poignard caché sous son armure. Elle eut tout juste le temps de se jeter entre le couteau et l’homme qu’elle aimait.
L’amesh de Touruk lui obéit à la seconde où elle l’effleurait du bout des doigts et la plante se précipita en une longue lance vers le cœur de Dahébtuk.
Puis une douleur atroce s’empara du flanc de Charlotte.
À peine conscient, Turük vit son Ayatsë s’élancer sur lui avant que son armure ne quitte une partie de son corps pour bondir vers le traître, qu’elle empala brutalement. Une fierté sauvage et primaire l’envahit, son Ayatsë venait de lui offrir la victoire.
Dans le silence qui suivit, son amesh reprit sa forme originelle et Shaarlot s’affala contre lui. Il la retint comme il put avec le peu de force qu’il lui restait. Le visage pâle, les yeux vitreux, elle lui souriait. Un hurlement de désespoir lui échappa quand sa main se posa sur le manche du shrii’tak qui dépassait entre les côtes de Shaarlot.