Le froid avait eu raison de lui au coucher du soleil et il avait fermé sa visière.
— Lussifere, appela son sul’sul.
Avec le temps, il avait compris que ce mot avait pour but d’attirer son attention, mais le traducteur n’en avait pas encore saisi la signification et le traitait comme un prénom.
Se retournant, il vit qu’elle avait du mal à suivre. Il n’avait pas l’habitude de devoir l’attendre et s’en trouva surpris. De quand datait leur dernière pause ?
— Alun massami tiss, reprit-elle en plaçant sa visière étrange sur son front pour lui parler.
« Besoin moi abris, » afficha le traducteur.
— Fatigue ou froid ? demanda-t-il.
— Banta.
«Froid»
Et Turük se sentit bête. Elle semblait tellement habituée à cet environnement qu’il ne s’était pas douté un seul instant que ses vêtements puissent être limités en termes de température. Sans parler du fait qu’il ne côtoyait pratiquement que des soldats en combinaison amesh depuis une vingtaine d’alek.
Elle le toisait, attendant une réaction de sa part.
Mais lui-même ne savait pas trop quoi faire. Comme pour le forcer à prendre une décision, le mécha-parasite accroché à sa tempe relança son appel strident directement dans son crâne. Il avait abandonné l’idée de régler le volume des alarmes, son amsh’atak n’en était plus capable. Il activa les bakr’R’ee qui, pour une fois, obéirent immédiatement et firent taire le mécha-parasite.
Il ne pouvait risquer que quelqu’un capte le signal avant lui alors qu’il espérait des températures plus clémentes. C’était peut-être là sa seule chance de rejoindre la Horde au moment du départ. D’un autre côté, il ne pouvait pas non plus laisser la femelle tomber en hypothermie.
Mieux valait une solution incomplète, que pas de solution du tout. Avec un soupir, il désactiva son casque qui disparut, absorbé par son amesh, et ordonna à sa combinaison de s'ouvrir pour lui permettre d’accéder à sa couche d’isolation et aux vêtements qu’ils portaient en dessous. Il tira sur un morceau d’amesh’tolkat et le froid pénétra le sanctuaire de sa combinaison tandis que la bande de fibre végétale se détachait de ses vêtements. La couche d’isolation restante se répandit à nouveau pour combler le trou qu’il y avait fait. Plus fine, elle serait moins efficace, mais bien suffisante pour les températures à la surface de cette planète. Puis, il ordonna à son amesh de se refermer. Il sépara la fibre en deux et les tendit à son sul’sul qui se contenta de le regarder, les morceaux de tissu dans les mains, ne sachant visiblement pas quoi en faire.
Il l’avait connue plus réactive… Il soupira, reprit un bout d’étoffe et s’agenouilla devant l’humaine qui eut un mouvement de recul.
— Je veux juste t’aider, dit-il avec un signe d’apaisement.
La femelle se détendit et il put déposer le morceau d’isolation sur son petit pied où il s’accrocha de lui-même au revêtement de la chaussure. Turük l’étira doucement le long du mollet et, une fois son genou atteint, la chaleur avait déjà dû se répandre dans ses muscles puisqu’elle eut un hoquet de surprise et entreprit elle-même d’appliquer l’autre moitié sur sa seconde jambe. Elle observait avec attention les gestes précis qu’il utilisait pour élargir le maillage de l’étoffe, l'agrandir, l’appliquer sur son vêtement et elle le reproduisait à la perfection. Arrivée à la taille, elle contemplait, impressionnée, ses jambes parfaitement recouvertes et la quantité de matière qu’il leur restait encore, avant de lever vers lui des yeux ébahis. Il ne put retenir un sourire satisfait et voulut ouvrir la veste de la femelle pour finir le travail, mais celle-ci eut un brusque mouvement de recul.
Il se retrouva interdit, ne comprenant pas ce qu’il avait fait de mal.
— Le reste doit aller sous ta veste, expliqua-t-il en montrant son vêtement trop grand.
Elle le regardait bizarrement. Il pouvait voir la réflexion se dérouler dans le fond de ses petits yeux. À quoi pouvait-elle bien penser ?
Un vent glacial souffla, amenant les odeurs fraîches de la végétation alentour. Sans son casque, il ne put retenir un frisson et pria pour qu’elle se décide avant qu’ils ne gèlent tous deux sur place.
Finalement, elle ouvrit lentement son habit et sa stupidité le frappa enfin. Elle lui semblait jeune et il ne s’était pas dit un seul instant qu’elle puisse se sentir pudique face à lui. Mais les femelles humaines étaient fécondes bien plus tôt que celles de son espèce, elles possédaient donc leurs attributs féminins presque toute leur vie. Encore une fois, dans un milieu militaire comme celui qu’il côtoyait depuis son enfance, les femmes ne se comportaient pas encore comme telles. Il n’y avait pas grand-chose pour les différencier d’un homme.
Désormais gêné de son manque de savoir-vivre, il enroula les bandes autour du torse de la jeune femme avec le plus de délicatesse possible, bien trop conscient de ce que le vêtement trop grand lui avait fait ignorer jusque là. Il glissa l’amesh’tolkat sous l’étoffe grise qu’elle portait autour du cou pour faire monter la fibre jusqu’à ses oreilles. Il effleura au passage quelques mèches de sa chevelure orange presque rouge d’une douceur surprenante. Enfin, il referma la veste de son sul’sul, convoqua son casque et reprit sa route, espérant que son trouble soit passé inaperçu.
Éclairés par la lumière de la pleine lune, ils se déplaçaient au milieu de la végétation rase des alpages. Il lui était étrange d’évoluer dans ce paysage enveloppé par l’odeur épicée qui s’échappait de l’étoffe alien et supplantait celle, plus habituelle, de la nature environnante. Elle lui rappelait les étales d’épices des marchés où elle allait une fois par mois avec son père, c’était toujours son passage préféré. Charlotte glissa une nouvelle fois ses doigts sous son écharpe pour caresser la matière rugueuse au tissage large. Bien qu’elle ne comprenne pas comment, la chaleur qu’elle dégageait se répandait dans ses muscles d’une agréable manière. Cela faisait facilement quatre heures que Lucifer l’en avait recouvert et c’est à peine si elle ressentait l’humidité de la nuit. Aussi, avait-elle pu se concentrer sur d’autres problèmes.
Ils avaient pu apercevoir au loin les hommes d’Hugo qui les cherchaient toujours au fond de la vallée. Mais aucun d’entre eux ne regardait si loin.
Elle avait donc eu tout le loisir de calculer leur trajectoire, et ce qu’elle avait compris ne lui plaisait pas.
L’attitude de son petit sul’sul avait changé.
Elle avait pris de la distance, ne le suivant pas à moins d’une cinquantaine d’untzu. Elle prenait grand soin à rester le plus possible dans son dos et tout dans sa posture lui criait qu’elle était sur ses gardes. Il aurait pu placer ça sur le compte de sa visière fermée, mais la temporalité ne coïncidait pas. Quelque chose la dérangeait.
Jusqu’ici, elle n’avait jamais hésité à partager avec lui tout problème. Il avait trouvé ce fait rassurant. Ne connaissant pas bien la physionomie humaine, et encore moins la résistance des civils, il n’avait pas à s’inquiéter de la pousser trop loin. Comme l’aurait fait n’importe quel membre de son escouade, elle était explicite sur ses besoins vitaux et ils pouvaient ainsi prévenir toute difficulté.
Penser à son escouade, même de manière fugace, réveilla la rage qu’il avait réussi à étouffer jusqu’ici et il ne parvint pas à contrôler sa frustration.
Alors qu’il se retournait vers elle, il ouvrit sa visière d’un geste brusque guidé par la colère et laissa la combinaison amesh absorber son casque. Le froid mordant de la nuit s’attaqua à sa peau et il fut parcouru d’un frisson que son amesh’tolkat ne put contenir. Qu’importe, il avait besoin de communiquer avec elle et ils n’arriveraient à rien si tout ce qu’elle voyait était son propre reflet.
— Un problème, sul’sul ? demanda-t-il avant de faire appel au traducteur.
Elle recula de quelques pas, aurait-il crié que le résultat n’aurait pas été bien différent. Il pouvait voir sa colère s’afficher sur tout son petit être. Qu’avait-il fait pour la mériter ? Était-ce parce qu’il avait osé changer de direction ? Tenait-elle à ce point à traverser la vallée ? Elle n’avait qu’à faire demi-tour ! Il ne l’avait jamais forcée à le suivre, au contraire !
L’injustice de sa pensée le frappa et il y reconnut l’emprise de son passé. Son sul’sul n’était en rien responsable de la perte de son escouade. Par les cornes de la Déesse, les humains eux-mêmes n’y étaient pour rien ! Ils avaient payé le prix des ambitions de ce kashuk tout autant que lui…
Elle n’avait pas bougé, la brise de la nuit soufflant sa douce odeur de sous-bois jusqu’à lui. Elle le toisait de sa petite hauteur, toujours à bonne distance, jaugeant sa prochaine action. Elle était prête à fuir, il le savait. S’il percevait sa colère à elle, l’inverse était vrai aussi. Et, tout comme elle ne pouvait pas deviner que cette colère n’était pas dirigée contre elle, peut-être avait-il mal interprété le malaise de la femelle. Il ferma son esprit à sa rage et récita intérieurement le kalahek matuk pour se calmer. Apaisé par les enseignements de la Divine, il tenta une nouvelle approche.
— Il faut avancer, reprit-il. Tu as toujours parlé des problèmes, pourquoi pas maintenant ?
Elle écouta attentivement la traduction et prit le temps de réfléchir avant de répondre, désignant du doigt la direction qu’ils empruntaient. Sa voix douce s’éleva dans la nuit, la phrase était courte et piquante.
« Là c’est véhicule taëkh’to. »
Ainsi, elle savait… Ce qui expliquait sa méfiance. Mais comment ? Avait-elle déjà voyagé jusqu’ici ?
— Je ne compte pas m’approcher s’il est occupé, répondit-il calmement. Les miens ne veulent pas plus de moi que les tiens ne veulent de toi. Mais je dois savoir si le vaisseau fonctionne.
Le traducteur parut avoir des difficultés, elle était perplexe et dut réfléchir un moment avant de réagir.
« Et si ton peuple présent ? »
— Alors on repart aussi discrètement qu’on est venu.
« Et si ton peuple pas présent ? »
— Je répare le vaisseau, si je peux, et je rejoins ma horde.
« Et moi ? »
— Tu es libre de faire ce qu’il te plaît. Si possible, je t’emmène à l’autre bout de la vallée.
Elle parut se détendre et se mit de nouveau à marcher, comblant la distance entre eux. Ils n’avaient jamais eu de conversation aussi longue, il faut dire aussi qu’ils n'avaient que rarement été en désaccord jusque-là, mais une question le taraudait tout de même.
— Comment tu as su pour le vaisseau ?
Elle s’arrêta à quelques pas de lui et planta ses petits yeux marron dans les siens. Les femmes de chez lui n’étaient pas aussi franches. Elles détournaient toujours le regard et se faisaient petites. Elles voulaient paraître faible, prenaient une voix douce. Tout ça n’était que de l’apparence, bien sûr. Leur but était uniquement d’attiser l’instinct de protection du mâle. Mais son sul’sul n’avait pas besoin de paraître faible, elle…
Sa voix le ramena brutalement à la réalité alors qu’elle lui répondait, dispersant les dernières volutes de sa pensée absurde.
« Entendre discuter base dugo », lui expliqua le traducteur.
Ainsi les humains avaient connaissance de la présence du vaisseau. Voilà qui augmentait les chances d’occupation ennemie.
L’alarme de son amsah’atak était de plus en plus insistante et il avait de plus en plus de difficultés à la faire taire. Au moins avait-il réussi à en diminuer quelque peu le volume.
Couchés au ras d’un promontoire rocheux, ils observaient l’autre versant de la montagne. À mi-hauteur, ils pouvaient voir le vaisseau. Comme Turük l’avait supposé, l’appareil s’était à moitié écrasé sur le sol et la structure ne paraissait pas trop endommagée. Elle ne supporterait sûrement pas un voyage galactique, mais suffirait largement pour rejoindre la horde. Si tant est que l’engin puisse encore démarrer.
Sa lunette de visée en place, il scruta les alentours. Il y vit de nombreuses traces d’activités passées, mais aucun mouvement pour le moment. L’extérieur du vaisseau semblait désert.
Ils s’étaient arrêtés à une distance suffisante pour ne pas apparaître sur leur radar, mais cela voulait aussi dire qu’il n’était pas assez près pour que son amash’atak détecte quoi que ce soit.
L’alarme retentit à nouveau dans sa tête, mais il l’ignora. Bien trop concentré sur ce qu’il faisait, il ne voulait pas perdre de temps à s’acharner sur son brassard.
— Lussifere, chuchota son sul’sul.
Elle lui désigna un creux entre deux escarpements rocheux. Trois soldats en sortaient, combinaisons amesh pressurisées et parriuk armés. Une pointe d’envie le prit, il aurait bien eu besoin d’arme à distance, mais il avait perdu les siennes durant son affrontement avec l’arbuk de Da’Hebtük.
Voilà qui répondait à sa question, le vaisseau était gardé, donc fonctionnel. Ce qui n’arrangeait pas tellement sa situation au final. Il décida de rester encore un peu pour prendre la mesure des forces sur place, puis il leur faudrait partir.
L’alarme dans sa tête redoubla d’intensité et tous les poils de son dos se hérissèrent, de sa nuque jusqu’au bout de sa queue alors que ses anishalak resserraient leur emprise sur sa peau. Il eut tout juste le temps d’attraper son sul’sul et de rouler sur le côté qu’un tir explosa à l’endroit où ils se tenaient quelques instants auparavant.
— Ketchekt ! jura-t-il en se redressant.
Il prit la jeune femme par la taille et se jeta derrière une masse rocheuse tandis que son amesh lui injectait une dose d’adrénaline. Il n’avait pas vu exactement d’où venait le tir de parriuk, mais clairement pas du vaisseau en contrebas. Avec prudence, il tenta un coup d’œil par-dessus le rocher, mais un nouveau tir le ramena à couvert. Il leur fallait bouger ou l’ennemi allait les rattraper.
Par réflexe, il caressa les bakt’R’ee responsables de l’alarme, mais ne parvint qu’à en augmenter le son. Comme s’il avait besoin de ça…
Il observa la petite humaine qui tremblait comme une feuille. Il n’aurait guère d’aide de ce côté-ci. Des cris se firent entendre plus loin. Cinq voix au moins.
Il activa le traducteur, ouvrit sa visière, prit le visage de son sul’sul entre ses mains et planta son regard dans celui, terrorisé, de la jeune femme.
— J’ai besoin que tu coures vers la forêt en bas, dit-il, le plus détendue possible. Quand je te le dis, tu cours et tu ne te retournes pas, d’accord ? Tu ne vas pas en ligne droite !
Elle hochait frénétiquement de la tête. Avait-elle seulement compris ? Les voix se rapprochaient, il devait la calmer. Il prit trois grandes inspirations et l’intima à faire de même. Elle obéit, ses deux petites mains accrochées aux siennes, son regard apeuré toujours planté dans celui de Turük.
— Je suis derrière, reprit-il, traduit par la sentience artificielle. Je suis là. Tu cours. Pas droit. Vers la forêt. Je suis là.
À contrecœur, il se détacha de la poigne de la jeune femme pour se concentrer sur leurs alentours, avant d’activer l’aura de son amesh. Une lueur jaunâtre et apaisante lui confirma qu’elle fonctionnait. À cette distance, elle ne supporterait pas plus de quelques tirs, mais son sul’sul, elle, tomberait au premier impact.
— Maintenant ! cria-t-il en se levant d’un bon, entraînant la jeune femme avec lui.
Rassuré, il la vit s’élancer à toute jambe dans la direction qu’il lui avait indiquée. Agile et rapide, elle sautait d’un rocher à l’autre et courait dans une trajectoire si aléatoire qu’il eut du mal à anticiper ses mouvements.
Les tirs de parriuk se mirent à pleuvoir autour d’eux et Turük en sentit plusieurs percuter l’aura de son amesh. L’alarme dans sa tête devint lancinante, et le volume presque insoutenable, alors qu’il essayait comme il pouvait de garder sa trajectoire entre son sul’sul et les kashuk qui les prenaient pour cible.
L’orée de la forêt dense n’était plus très loin, mais la jeune femme commençaient à fatiguer et elle trébucha une ou deux fois, réussissant tant bien que mal à se rattraper. Un autre tire toucha son aura et il la vit vaciller. Elle ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps. Son amesh était parmi les meilleurs, mais il ne l’avait pas entraîné à la résistance. Se retrouver au milieu d’une fusillade ne faisait pas tellement partie de ses attributions.
Tout comme fuir ne faisait pas partie de son conditionnement et chaque fibre de son être lui hurlait de se retourner et de combattre !
Il vit son sul’sul trébucher sur un rocher juste à temps pour la rattraper et la soulever. Il ne restait que quelques untzu pour atteindre le sous-bois, il allait la porter.
Un nouveau tir percuta son aura et le scintillement jaune disparut, déclenchant une alarme supplémentaire dans sa tête. La cacophonie était atroce et c’est à peine s’il pouvait entendre les cris de leurs poursuivants.
Il sentit un impact sur son épaule qui faillit le faire chuter, suivi d’une douleur vive et de la sensation de brûlure familière de ses anilashek qui tentaient de soigner la plaie. Mais il n’y prêta pas attention et continua sa course dans les sous-bois.
La rage avait emporté sa raison. Pourquoi ces kashuk l’avaient-ils attaqué à vue ?
La douleur ravivait sa soif de sang et la frustration de ne pouvoir la soulager le rongeait et attisait sa honte. Les mots du kalahek matuk s’emmelaient sur sa langue et leur sens lui échappait.
Il ne savait pas depuis combien de temps il courrait, son sul’sul toujours accroché à son cou, l’air métallique renvoyés par les bakt’R’ee lui asséchant la gorge, milles alarmes hurlant dans sa tête à le rendre fou, quand une petite voix perça le brouillard qui envahissait ses pensées.
- Lussifere ! lui criait-elle à répétition.
Il prit alors conscience de la forêt autour de lui, du petit corps qu’il tenait dans ses bras et de la panique dans la voix de la jeune femme.
Lucifer ralentit enfin. Il la posa au sol et retira son casque. Les sans-visage ne les avaient pas suivis et le taëkh'to ne semblait pas s’en être aperçu. Il ne semblait pas capable de s’apercevoir de grand-chose et les rainures rouges sur sa peau pulsaient d’une aura sombre. Les traits tirés, le regard hagard, il s’acharnait avec désespoir sur son brassard.
Charlotte aurait voulu l’aider, mais l’appareil ne répondait qu’à l’ADN des sans-visage. Enfin, Lucifer poussa un profond soupir de soulagement et s’adossa contre un tronc d’arbre pour reprendre son souffle.
Haletante, Charlotte sentit ses jambes céder sous elle et ses genoux heurter le sol. Ses mains ne cessaient de trembler. Elle essaya de les serrer l’une contre l’autre, mais rien n’y fit.
« Princesse, quand ta tête se perd, tiens-la trop occupée pour réfléchir, » lui rappela son père.
OK. Il lui fallait trouver quelque chose à faire.
Sauf qu’elle n’en eut pas le temps.
— Ils sont là ! cria une voix quelque part sur sa droite.
— Rha ! Mais c’est une blague ! jura-t-elle tandis que Lucifer se mettait sur pied avec difficulté.
Ce n’est qu’à ce moment là qu’elle remarqua le trou dans la combinaison du taëkh'to, au niveau de l’épaule. La chair brûlée en dessous était recouverte d’une substance gluante et jaunâtre. Elle se précipita vers lui pour l’aider, mais il refusa.
— Shtot ! l’intima-t-il en la poussant vers le chemin et ils se mirent à courir, encore.
Le son des battements de son cœur emplissait ses oreilles, l’air qu’elle aspirait lui brûlait la gorge et les poumons. Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait tenir à ce rythme, et encore moins combien de temps Lucifer pourrait tenir. Il l’avait portée, blessé, pendant près d’une heure en se déplaçant à une vitesse improbable et il en subissait visiblement le contrecoup.
Ils pouvaient entendre leurs poursuivants derrière eux. Tout d’abord qu’une dizaine, leur nombre augmentait d’instant en instant. Parfois, un coup de feu retentissait, causant chez Charlotte une mini crise cardiaque ou la faisant trébucher. Chaque fois, la main de Lucifer était là pour la remettre sur pied.
Une balle siffla à ses oreilles et le tronc d’un arbre mort explosa à quelques pas d’elle. Lucifer la plaqua au sol alors qu’un autre tir retentit. Ils roulèrent un moment, puis le taëkh'to resserra ses bras autour d’elle et elle se sentit tomber dans le vide.
Elle eut tout juste le temps de pousser un long cri d’angoisse quand elle entendit le bruit de soupape de la combinaison. L’atterrissage fut plus rude que lorsqu'ils avaient dû sauter du balcon et les jambes de Lucifer ne purent le soutenir alors qu’il voulut se redresser. Charlotte le retint comme elle put et le traîna à l’abri des regards, sous le promontoire rocheux duquel ils venaient de tomber une bonne dizaine de mètres au-dessus d’eux.
— Bordel ! Je crois que j’l’ai touché ! dit une voix.
— Le sans-visage ou la fille ? demanda un autre.
— La fille. Comment on va les choper maintenant ?
— T’es bigleux mec, s’insurgea la seconde voix qui s’était rapprochée. Tu vois du sang quelque part ?
Quelques rires moqueurs s’élevèrent.
— Préviens Rémi, reprit l’homme. Je sais où débouche ce ravin, si on fait le tour on devrait les rattraper.
Ils ne pouvaient pas rester là, mais la chute leur avait au moins fait gagner un peu de temps. Peut-être pourraient-ils même souffler quelques minutes ?
Un raclement se fit entendre, puis le bruit d’une petite course.
La réponse était non.
Lucifer se redressa difficilement et Charlotte dut le soutenir. Cette fois, il ne la repoussa pas. Il avancèrent le long de la paroi aussi vite qu’ils le pouvaient sans attirer l’attention.
Le bruit d’une chute leur parvint, suivi d’un grognement de douleur et de bruit de pas.
Sans réfléchir plus, ils se mirent de nouveau à courir.
Un coup de feu retentit.