Turük n’avait pas besoin d’être habitué à la météo de cette planète pour comprendre que le ciel n’annonçait rien de bon. Le vent soufflait toujours plus fort, l’air était lourd et la lumière quasi inexistante. Son ayatsë ne cessait de jeter des regards inquiets aux nuages et cherchait activement un abri qui les garderait au moins au sec, si pas au chaud.
Elle était douée pour lire le terrain et repérer les endroits où elle serait susceptible d’en trouver un. Aussi la laissait-il faire.
Elle était douée pour beaucoup de choses et, dans d’autres circonstances, il aurait été honoré de payer sa dette de vie. Mais son rejet aujourd’hui était plus douloureux qu’il n’osait se l’avouer. L’amertume le reprit à l’idée qu’il avait tout sacrifié pour se retrouver coincé sur une planète inconnue avec une femelle qui ne voulait pas de lui. Non, il ne regrettait pas le moins du monde de l’avoir sauvée. Mais par les cornes de la Déesse ce qu’il ne donnerait pas pour un guide précis du relationnel humain !
Même si, en vérité, elle ne l’avait pas rejetée à proprement parler… Mais comment interpréter son comportement étrange d’une autre façon ?
Elle voulut grimper sur un petit escarpement rocheux et il se pencha pour l’aider, mais elle le repoussa. Encore une fois.
Depuis qu’il lui avait fait sa déclaration, elle évitait son regard et se sentait gênée à son toucher. Ils ne parlaient pas beaucoup avant, mais ils n’en avaient pas réellement le besoin, leur communication tacite semblait claire pour les deux. Aujourd’hui, la barrière de la langue se faisait terriblement ressentir et chaque utilisation du traducteur qui aurait été superflue auparavant était comme un coup de shrii’tak dans la poitrine de Turük.
Il n’avait pas prévu de lui offrir une telle annonce maintenant. Avant qu’elle ne lui pose la question, il ne comprenait pas non plus la raison de son comportement. Il savait juste que la laisser souffrir lui était insoutenable. Analyser le pourquoi de ce fait était au-delà de ses moyens. Ce n’était qu’un problème de plus dans un cauchemar émotionnel déjà perturbant.
Puis, elle l’avait attrapé avec sa douceur et sa patience habituelle. Elle l’avait regardé avec ses grands yeux bruns emplis d’inquiétude et sa petite ride soucieuse au milieu du front. Il savait que son comportement la faisait souffrir. Et ça, il savait aussi que ça n’était pas acceptable, alors il avait répondu…
— Touruk, appela son ayatsë.
Elle s’était mise à utiliser son prénom et il ne parvenait pas à définir si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Elle lui désigna des entailles profondes dans un arbre. Il en connaissait la signification, ils entraient dans le terrain de chasse d’un prédateur.
— Dangu, dit-elle simplement.
Il n’avait pas besoin de traducteur pour ce mot-là. Le double de sa taille, aussi épais que haut, une fourrure hirsute et une force terrifiante qui avait failli avoir raison de lui, il n’avait pas envie de se frotter à une de ces bêtes une seconde fois.
Shaarlot bifurqua pour contourner la zone et Turük pria pour qu’ils aillent assez loin, mais elle ne semblait pas inquiète le moins du monde.
Une fois de plus, il se demanda comment elle pouvait faire preuve d’autant d’aplomb en étant si fragile.
Encore un paradoxe qu’il ne comprenait pas. Son ayatsë était si directe et sûre d’elle, pourquoi ne pas lui dire franchement que son avance l’avait mise mal à l’aise. Pourquoi continuer à rester près de lui si c’était pour tressaillir au moindre contact ?
Rien dans son comportement n’indiquait la colère. La Dette de Vie n’avait pas de valeur chez les humains et il avait payé la sienne en la récupérant des pattes de Dabrük, donc elle ne lui devait rien.
Avait-elle peur qu’il parte ? Était-elle inquiète de se retrouver seule et sans protection une nouvelle fois ?
Mais il resterait tant qu’elle ne ferait pas la demande explicite de le voir disparaître. Elle était son ayatsë. Son Choix. Il ne pouvait pas revenir sur sa décision, il n’y en aurait pas d’autres qu’elle.
Ce qui voulait dire qu’il lui suffirait d’une explication pour mettre fin à son calvaire. Qu’elle comprenne qu’il ne l’abandonnerait pas et elle n’aurait pas peur de lui répondre. Qu’il parle, et il saurait !
Son regard se porta sur Shaarlot qui marchait en avant. Encapuchonnée dans son manteau trop grand, il ne voyait rien d’elle, mais il aurait pu dessiner son portrait les yeux fermés. Ainsi fonctionnait le Choix. Son odeur fraîche et enivrante l’appelait et il n’avait pas besoin de la voir pour connaître sa position.
La honte lui noua la gorge. Il se comportait comme un lâche, un kashuk sans honneur. Qu’il parle et elle pourrait être libérée de sa présence si elle le souhaitait… Mais alors il perdrait la seule chose qu’il lui restait dans cette vie.
Un frisson lui parcourut l’épine dorsale de la nuque à la queue alors que tous ses instincts criaient au danger. Il sauta sur Shaarlot pour la plaquer au sol au moment où une gigantesque patte griffue fouettait l’air où elle se trouvait quelques secondes plus tôt.
Charlotte était à terre, sous Touruk, et elle n’avait pas la moindre idée du pourquoi.
Un grondement menaçant se fit entendre au-dessus d’eux et elle fut prise de panique.
Touruk la fit rouler sur le côté et elle se retrouva sous un buisson quelques mètres plus loin. Le temps de se reprendre et elle le vit debout, lames énergétiques en main, faire face à un ours impressionnant.
Que ni elle ni Lucifer ne l’ait remarqué avant son attaque en disait long sur leur état psychologique. La gorge nouée par l’angoisse, elle vit l’ours qui se dressait sur ses pattes arrière. Ce n’était que de la bravade, s’il avait voulu frapper, il l’aurait déjà fait.
La vision de Touruk éventré dans une mare de sang comprima son cœur et sa poitrine serrée l’empêchait de respirer correctement. Elle pria pour que le taëkh’to n’ait pas de geste agressif. Elle pria pour qu’il reste calme.
Elle oubliait souvent qu’il n’était pas un novice en matière de survie. Sans mouvement brusque, il recula jusqu’à elle et lui fit signe de se lever. Tout aussi lentement, elle se mit sur ses pieds en prenant soin de ne pas regarder le monstre en face, mais sans lui tourner le dos pour autant.
L’animal, de nouveau sur ses quatre pattes, les observait en soufflant et grognant.
Lucifer reprit son chemin à reculons tout en faisant bien attention à ce que Charlotte reste derrière lui.
Focaliser sur la bête qui piétinait nerveusement, elle ne vit pas le trou dans lequel elle posa son pied de travers. Bien que Touruk voulut la rattraper, elle s’étala de tout son long et leurs mouvements brusques attisèrent la colère de l’animal qui chargea.
Elle n’eut pas le temps d’avoir peur. Un instant, Lucifer se tenait devant elle, l’instant d’après il était entre les pattes de l’ours, ses armes profondément enfoncées dans son ventre. D’un geste précis, il éventra la bête qui s’effondra dans un dernier sursaut. Qu’il soit capable de se déplacer si vite dépassait l’entendement. Couvert de sang, l’expression féroce, il surplombait la carcasse et regardait Charlotte avec une fierté qu’il peinait à dissimuler. Elle ne put retenir un sourire et, comme répondant à une invitation silencieuse, il parcourut la courte distance qui le séparait d’elle pour la soulever de terre et la serrer contre lui avec force.
Soulagée de sentir sa présence, de le savoir en vie, elle en oublia son malaise et se laissa aller à son étreinte pour y répondre à son tour, faisant abstraction de l’odeur écœurante du sang chaud qui le recouvrait.
Quelques heures plus tard, la tête dans le conduit de cheminée du petit chalet d’alpage qu’ils avaient découvert, Charlotte se tordait le cou pour s’assurait qu’il n’était pas bouché par de la créosote, un nid d’oiseau ou tout autre débris.
Le trajet jusqu’ici avait été étrange. Empli de regards en coin, de sourires incontrôlables et d’effleurements presque involontaires. Elle se sentit rougir à ce simple souvenir. Deux adolescents en émois. La honte.
N’ayant rien trouvé d’inquiétant dans le conduit, elle entreprit d’allumer un feu en attendant Touruk. Celui-ci était descendu à la rivière un peu plus bas pour nettoyer le sang de l’ours de ses vêtements. Il avait également emporté le manteau de Charlotte, taché durant leur étreinte.
Après s’être assuré que la cheminée tirait correctement au-dessus de sa petite flambée, elle contempla d’un air satisfait le reste de l’habitat. Le petit chalet n’était constitué que d’un seul espace qui sentait le renfermé et servait de salon, de chambre et de cuisine. À peine possédait-il une salle de bain minuscule avec une douche, qui ne leur serait d’aucune utilité puisque les circuits d’allumage du chauffe-eau avaient cramé à l’arrivée des Taëkh’to, en même temps que tous les autres appareils électroniques. Mais le mobilier, bien que spartiate, paraissait le comble du luxe à ses yeux. Depuis le temps qu’elle errait en pleine nature…
Son visage s’empourpra à l’idée de partager un espace aussi restreint avec Lucifer. Réaction parfaitement saugrenue alors qu’ils dormaient dans un seul sac de couchage depuis une bonne semaine maintenant…
La porte s’ouvrit et un courant d’air glacial précéda Touruk, torse nu, plusieurs vêtements trempés à la main. Les fins motifs rouges créés par son armure accentuaient ses muscles et en soulignaient les courbes. Elle l’avait vu torse nu bien assez souvent pour en connaître les formes, mais prendre soin de lui alors qu’il était malade et blessé ne déclenchait pas chez elle la même émotion que de l’admirer là, après les événements de la journée. Le rictus satisfait qu’il affichait lui indiqua qu’elle avait laissé son regard dériver bien plus longtemps que nécessaire. Les joues en feu, elle lui prit les vêtements des mains d’un geste un peu trop pressés et s’attela à les étendre sur les chaises qui entouraient la petite table ronde. Avec la chaleur du feu, ils seraient secs en un rien de temps. D’ici là, il lui suffirait de détourner les yeux…
Dehors, le ciel se zébra d’une lumière aveuglante qui illumina la pièce depuis la petite fenêtre et, accompagné d’un tonnerre assourdissant, un lourd rideau de pluie s’abattit sur la vallée.
Une bonne heure plus tard, ils avaient fini de manger.
Assise sur le tapis moelleux devant la cheminée, Charlotte s’était adossée au vieux canapé défoncé et fermait doucement les yeux. Ainsi, elle aurait pu se croire de retour dans le chalet au milieu des bois qu’elle partageait avec son père.
Il y a quelques semaines, elle aurait tout donné pour y retourner. Aujourd’hui, elle n’en était plus si sûre…
Oui, son père lui manquait et elle aimerait le retrouver. Mais elle n’avait pas eu de moments aussi paisibles depuis si longtemps…
La pluie tapait fort contre le toit et les fenêtres, le tonnerre résonnait, éclairant la pièce à intervalle régulier, et seul le craquement du bois dans le feu brisait le silence qu’il laissait. À l’abri, au chaud et plus en sécurité qu’elle ne l’avait jamais été depuis le début de la guerre, Charlotte se laissait aller à la douceur de l’instant.
Ce sentiment de sûreté, elle savait à qui elle le devait.
D’un œil discrètement ouvert, elle posa son regard sur Touruk. Assis à contempler les flammes, il jouait machinalement avec son brassard, pensif. Les reflets du feu se dessinaient sur son profil étrangement harmonieux. Oui, ses traits étaient différents, mais ils étaient beaux. Si les circonstances de leurs premiers contacts avaient été autres, Charlotte était certaine qu’un nombre incroyable de films et séries auraient fait d’eux des héros légendaires et immortels. Un nombre incalculable d’histoires d’amour aurait fleuri dans les bibliothèques. Dans lesquels un beau grand et fort guerrier venu de l’espace tomberait sous le charme de la protagoniste, une jeune humaine bien évidemment. Il leur faudrait alors surmonter tout un tas d’épreuves pour se retrouver, mais surtout, apprendre à connaître et comprendre leurs différences. L’ironie de la comparaison avec sa situation la frappa de plein fouet et elle se sentit rougir. Voilà qu’elle se prenait pour l’héroïne d’un livre maintenant…
Touruk avait délaissé son brassard et s’occupait de déplacer une bûche sur le point de s’éteindre pour raviver les flammes.
Sa rêverie bête avait au moins le mérite de soulever un point qu’elle s’était refusé d’aborder jusqu’ici. Elle ne connaissait rien de sa culture à lui. Elle ne savait rien du relationnel de son espèce ou même de son physique sous… Bref, de son physique.
— Touruk ?
Tournant la tête à son appel, il planta ses yeux rouges dans les siens et Charlotte en perdit son souffle. Elle se plaisait à s’imaginer y lire de la tendresse. Un homme l’aurait regardé de cette façon, c’est ce qu’elle y aurait lu. Ce qui la ramena à son sujet principal. Elle lui fit signe d’activer le traducteur et il obtempéra, bien qu’il dut s’y reprendre à deux fois.
— Comment font les tiens pour montrer leur affection ?
Touruk pencha la tête sur le côté, les oreilles en arrière, dans une expression d’incompréhension terriblement attendrissante.
— Dok nodh bë tan ?
« Quand je malade ? »
Surprise, elle ne put retenir un petit rire cristallin.
— Non, chez nous « montrer son affection », c’est montrer qu’on apprécie quelqu’un.
Le coin de la bouche de Touruk tressauta tandis que son regard se baladait un peu partout, sauf dans sa direction à elle. Il essayait visiblement de retenir un sourire et il lui fallut un moment avant de reposer les yeux sur Charlotte.
« Pourquoi demande toi ? »
Ses joues s’embrasèrent à nouveau. Elle avait tourné sa phrase de façon à pouvoir aborder le sujet sans avoir besoin d’être trop directe… Qu’il lui pose cette question ne l’arrangeait pas ! Il ne pouvait pas simplement se contenter d’y répondre ?
— Pour savoir… dit-elle maladroitement avec un haussement d’épaules.
Il l’observa quelques instants. L’expression neutre, elle n’aurait su dire ce qu’il pouvait bien penser de son explication.
— Dok abh nat’man tö. Dabst mak ban abkass, daben dok abh tess.
« Je pas droit montrer intérêt premier. Femelle doit vouloir premier, mâle pas décider, mâle utilisé. »
Ainsi donc, les femelles de son peuple étaient de bonnes grosses connasses !
Mais voilà qui ne l’aidait pas avec son problème. Lui prendre la main ou le toucher n’avait jusqu’ici aucun effet visible sur lui. Il passait son temps à lui caresser les cheveux sans sourciller, et dormir avec elle ne semblait pas le perturber plus que ça… Si elle l'intéressait tant qu’il en avait combattu son peuple, comment toutes ces choses pouvaient-elles le laisser indifférent ? Elle avait besoin de comprendre comment les taëkh’to se montraient affectueux, parce qu’elle était parfaitement incapable de verbaliser son attirance pour lui.
— Comment je… commença-t-elle avant de prendre une grande inspiration pour se donner du courage. Comment je montre mon intérêt si je ne sais pas comment faire ?
Comme si elle lui avait fourni le signal qu’il attendait, il s’avança vers elle d’un mouvement aussi souple que rapide et son parfum suave et épicé la submergea. D’une main douce, il déplaça les mèches oranges qui couvraient une partie de son visage pour les mettre derrière son oreille. Avec délicatesse, il glissa ses doigts dans sa chevelure et le cœur de Charlotte rata un battement alors qu’il s’approchait encore. Il effleura sa joue du bout de son nez avant de l’y presser avec tendresse, il prit plusieurs inspirations lentes, tout en caressant sa tempe de son pouce. Le souffle de Touruk dans son cou déclencha une vague de frissons qui parcourut sa peau. Bien trop vite au goût de Charlotte, il se redressa.
Il n’avait pas retiré sa main et elle pria pour qu’il ne le fasse pas. Il cherchait son regard des yeux, mais elle était incapable de le lui offrir. Les joues rougies, elle essayait de calmer les battements de son cœur. Le geste n’avait rien de commun avec ce qu’elle connaissait, mais la tendresse qu’il y avait mise l’avait rendu bien trop intime et la panique s’était emparée d’elle.
— Akh dun man tok, Ayatsë ? Akh dan abhok ? demanda-t-il dans un souffle.
« Et peuple de toi, Mon Choix ? Comment lui montre ? »
Ses joues s’embrasèrent de plus belle à l’idée des lèvres de Touruk sur les siennes. Elles ne différaient guère de celle d’un humain, il lui était facile d’en imaginer la sensation. Le regard toujours fuyant, elle chercha le courage dont elle avait besoin pour lui répondre.
Elle avait déjà eu des relations. Des copains au lycée et une histoire pas vraiment sérieuse après ses vingt ans. Mais rien ne se comparait à ça, et la proximité n’avait jamais été son fort. Élevée au milieu des bois par un père ex-militaire, les sentiments non plus ne faisaient pas partie de son domaine de prédilection.
Touruk eut un soupir de déception à peine audible avant d’esquisser un mouvement pour aller se réinstaller près du feu. Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait !
Charlotte agit avant que sa tête n’ait le temps de prendre une décision et elle se retrouva à genoux devant lui, les mains autour de son cou et ses lèvres étroitement collées à celles de Touruk.
S’il avait été interloqué par son geste, il n’en montra rien. Il enlaça Charlotte de ses bras et, à la grande surprise de celle-ci, glissa sa langue entre les lèvres de la jeune femme pour aller chercher la sienne. Elle se laissa aller au baiser le plus passionné qu’elle ait partagé jusqu’ici.
Sans pour autant la lâcher, il mit fin à leur baiser pour contempler son visage qui rougit aussitôt. Coincée par son étreinte, elle ne pouvait échapper à son regard, et ne le voulait pas vraiment non plus.
— Das takman park ut man lö, expliqua-t-il avant de coller son front contre celui de Charlotte dans un soupir de satisfaction, les yeux clos.
« Certaines autres espèces partagent amour comme ça »
Le cœur de Charlotte rata un nouveau battement et elle se demanda si ce grand benêt d’alien n’allait pas finir par lui déclencher un infarctus ! Il parlait d’amour avec tellement de facilité…
Ils restèrent quelques instants ainsi. Elle savourait la force de ses bras autour de sa taille, la chaleur de sa main entre ses omoplates, la douceur de son nez contre le sien. Le partage de son souffle…
— Aka dun man prass, Ayatsë ?
« Tu as encore question, Mon Choix ? »
Des questions ? Oui, elle en avait des tas. Et, dans l’instant, toutes tournaient autour d’un seul et unique sujet. Heureusement, il ne la voyait pas. Il ne pouvait être que difficilement plus proche, mais leur position la protégeait de son regard et diminuait sa gêne.
— Comment les tiens envisagent… commença-t-elle sans vraiment trouver les mots.
Son peuple avait-il seulement une notion de couple ?
— Comment est-ce que vous partagez vos vies ? finit-elle par demander de manière maladroite.
L’explication était longue, attendre que le traducteur veuille bien faire son boulot était frustrant.
« Chez nous, relation deux façons. Soit nous trouve Choix et partage vie avec, si Choix réciproque. Soit contrat de famille pour fonder maison et enfants. »
Et tout ça pour une réponse juste assez à côté du sujet pour ne pas l’aider. Quant à savoir si le problème venait de la traduction, ou s’il avait volontairement évité le sujet…
Il n’avait pas bougé, les yeux toujours fermés, le front contre celui de Charlotte, il semblait apprécier l’instant autant qu’elle. Elle aurait voulu se laisser aller à profiter, mais il lui fallait des éclaircissements pour savoir quoi faire de la situation.
— C’est quoi le choix ?
Encore une réponse longue.
« C’est ce que vous appelez amour. Vous avoir un seul mot pour tout. Amour. Je parler amour pour un partenaire. Ça être choix. Choix être à vie. Quand Choix fait, on pas changer. Choix ça c’est physique. Nous dois apprendre vivre avec. »
C’est à ce moment que le cerveau de Charlotte décida de déserter. Elle avait entendu les paroles de Touruk, elle en avait compris chaque terme, mais le sens entier de la phrase lui échappait. Venait-il de lui dire qu’il l’aimerait jusqu’à la fin de ses jours ?
— Akh dun man tok ?
« Et peuple de toi ? »
Elle s’écarta légèrement pour pouvoir le scruter pleinement, brisant leur étreinte, avant de répondre :
— Les humains, en tout cas la majorité de ceux de cette partie du monde, choisissent un partenaire et un seul. Ils aimeraient que ça dure toute une vie, mais parfois…
Charlotte, par son explication hasardeuse, essayait d’aiguiller la conversation vers le sujet qui l’intéressait. Elle avait besoin de savoir ce qu’il attendait. S’engager dans une relation dont on ne connaît pas les paramètres est déjà compliqué en soi entre deux humains de même culture, alors avec cet étranger dont elle ne connaissait pas les mœurs…
Et si la norme, pour les taëkh’to, était d’avoir plusieurs partenaires ? Ou pire… de les partager ?
La voix hésitante de Touruk la ramena à la réalité.
— Dok as’mö nam… aya ?
« Tu choisir moi ? »
Le regard plein d’espoir qu’il lui lança transperça la poitrine de Charlotte et elle en perdit son souffle. Ses joues s’embrasèrent dans le court laps de temps qu’il fallut à son cerveau pour comprendre pourquoi il en était arrivé à cette question. Elle venait de lui dire que les humains choisissent un partenaire qu’ils souhaitent aimer toute leur vie. Sans le vouloir, elle lui avait tout bonnement dit ce qu’elle évitait de dire en tournant autour du pot depuis le début de la conversation.
Son absence de réponse le déçut de toute évidence. Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas, mais son cœur battait à lui rompre les côtes et elle ne parvenait pas à trouver assez de souffle pour remplir ses poumons… Alors prononcer un mot lui semblait bien au-delà de ses capacités.
Mais cette fois, Tourruk ne recula pas. Au lieu de quoi il reprit la parole, le regard décidé :
— Dok nat’man bass tan daben ?
« Comment vous savoir vous intérêt pour mâle ? »
Il était hors de question qu’il prenne à nouveau son silence pour un refus. Elle réfléchit à toutes ces choses que le toucher de Touruk déclenchait chez elle. Ou son regard. Ou sa voix. Ou sa simple présence…
— Le cœur s’emballe, on a du mal à se souvenir de comment respirer, nos joues rougissent… On a des frissons parfois et, dans ma langue, on dit qu’on a des papillons dans l’estomac…
Elle pouvait sentir deux yeux rouges braqués sur elle. Le regard rivé sur ses propres mains qui gigotaient bêtement, elle essayait de se donner bonne contenance. Mais l’idée qu’il analyse ses réactions pour y déceler chacun des signes dont elle parlait ne faisait que les exacerber.
Elle aurait voulu disparaître sous terre.
Des lèvres douces se plaquèrent contre les siennes et mirent fin à son embarras… Tout du moins en partie. Il la laissa reprendre son souffle, sans pour autant briser leur contact, sa bouche frôlant celles de Charlotte.
— Exactement comme ça… murmura-t-elle.
Il rit, entre surprise et satisfaction. De toute évidence, il savait parfaitement de quoi elle parlait…
Oui, il était facile d’énoncer tous les symptômes que son corps déployait pour la trahir au moindre effleurement de Touruk, mais ils étaient encore très loin de ce qu’elle ressentit dans l’instant. Envolés, les papillons… À la place, c’était une décharge électrique puissante qui se répandait dans sa poitrine, vite remplacée par une chaleur vive et intense. Jamais elle n’avait réagi de la sorte. Et elle savait que jamais elle ne réagirait ainsi à nouveau. Cette sensation était là pour lui, et pour lui seul. C’était leur connexion qui l’avait créée.
Elle n’était plus mal à l’aise. Son choix était tout tracé. Il avait tout perdu pour elle. Aimer cet homme ne lui paraissait plus si difficile désormais.
Tendrement, elle glissa sa main dans les tresses de Touruk, comme il l’avait fait pour elle quelques instants plus tôt, puis elle appuya son nez contre sa joue et inspira lentement son odeur musquée. Avec un soupir de soulagement profond, il serra ses bras autour du corps de la jeune femme une nouvelle fois, et enfouit son visage dans son cou pour y déposer un baiser qui déclencha une vague de frissons sur la peau de Charlotte.
Elle avait tellement de questions, mais rien ne pressait dans l’instant et, avec un peu de chance, certaines trouveraient une réponse d’elles-mêmes.
Elle chercha les lèvres de Touruk, tandis que ses mains à lui allèrent à la rencontre de sa peau sous ses vêtements. La sensation de ses doigts sur son dos était délicieuse et la poussa à se coller toujours plus contre son torse.
— Ayatsë, murmura-t-il dans un souffle, tanum makh an tan’van.
« Dis si je fais quoi il faut pas »
Pour toute réponse, elle retira son T-shirt et déposa un nouveau baiser sur ses lèvres.