Le projectile explosa au sol à l’endroit où se trouvait son pied quelques instants auparavant. Son petit sul’sul accéléra le pas et, appuyé sur son épaule, il fit de son mieux pour la suivre. L’adrénaline ne faisait déjà plus effet et la douleur reprenait ses droits sur son corps puisque l’amesh ne lui injectait plus rien pour la contrer. De toute évidence, le dysfonctionnement de l’amash’atak avait entraîné un problème de dosage des substances, un tel contrecoup n’aurait jamais dû arriver. Il se sentait fébrile et les muscles de ses jambes tremblaient sous son propre poids.
L’humain gagnait du terrain, le bruit de sa course se rapprochait. Ils seraient bientôt rattrapés, tout ça parce qu’il avait été trop stupide pour se séparer de son amesh. Tout ça parce qu’il avait cru pouvoir tout supporter. Maintenant, la jeune femme allait subir la conséquence de ses erreurs.
Il trébucha sur une racine, pas assez maître de ses mouvements pour l’éviter, et entraîna son sul’sul dans sa chute. Pitoyable !
Elle voulut l’aider à se relever, mais il la repoussa.
Que le jugement de sa Déesse dévore son âme si elle se faisait prendre par sa bêtise !
— Cours ! dit-il en activant son traducteur. Je m’occupe de lui.
Elle le regarda, sceptique. Elle ne l’en croyait visiblement pas capable, et elle n’avait pas tout à fait tort.
— Il est tout seul, fais-moi confiance, je peux gérer, ajouta-t-il avec un sourire carnassier aux lèvres. Je te rejoins plus tard. Maintenant, cours !
Un nouveau coup de feu retentit et les manqua d’au moins trois untzu. Il poussa son sul’sul sur le chemin et elle obtempéra enfin. Que le mâle le trouve et il n’aurait plus aucune raison de courir après l’humaine.
Avec soulagement, il vit sa petite silhouette disparaître dans le sous-bois. Il se retourna alors pour faire face à son poursuivant qui arrivait tout juste en ligne de vue. Jeune et athlétique, l’humain à peine essoufflé le mit en joue.
Un coup d’œil à son amash’atak lui confirma que son aura n’était pas rechargée. Un rictus mauvais vint sur ses lèvres. À sa connaissance, l’humain le voulait vivant, Turük avait l’avantage. Du menton, il activa son casque, puis il dégaina ses Shrii’tak avant de s’élancer vers le mâle, ignorant les muscles de son corps qui hurlaient de douleur.
Comme avant chaque combat, son amesh lui injecta une nouvelle dose d’adrénaline. Il n’était pas sûr que son cœur puisse le supporter et sa combinaison n’aurait jamais dû lui en fournir une supplémentaire, mais il ne pouvait pas y faire grand-chose dans l’instant. Au moins, récupéra-t-il temporairement le contrôle de ses membres. Avec leur trajectoire prévisible, il parvint à éviter les deux premiers projectiles de l’humain. Le troisième lui transperça le bras et la brûlure causée par l’activation des bakt’R’ee de régénération lui confirma que l’amesh s’occupait de la plaie.
Un pas de plus et il était sur l’homme terrorisé. D’un geste moins assuré qu’il l’aurait voulu, il lui trancha la gorge. Il se pencha pour suivre le regard apeuré de sa cible, l’accompagnant jusqu’au sol, avant d’entendre dans son dos le bruit caractéristique d’un t’hark’ma’tük qui charge. De panique, il se figea.
— Dabruk tolt am sa, dit une voix calme et pleine d’assurance.
Lentement, il se retourna pour faire face à un humain à la chevelure grisonnante qui pointait sur lui une arme qui n’aurait jamais du être là. C’était la deuxième fois qu’il en croisait une et il ne comprenait toujours pas comment les humains avaient pu mettre la main sur une technologie fabriquée à l’autre bout du cluster. Que le mâle tire et il n’y survivrait pas.
Il lâcha ses shrii’tak qui se plantèrent dans la terre à ses pieds.
— Tot, tot… continua l’humain. Aspan tuk barlto lain.
Un coup d’œil à son traducteur lui apprit qu’il devait enlever sa combinaison.
Il hocha de la tête et ordonna à son amesh de se retrancher. Son casque se résorba d’abord à l’arrière de sa nuque, puis la plante rampa sur son corps pour se regrouper en une boule compacte au sol, entre ses shrii’tak. La tension des anishalak qui se retiraient de sa peau lui laissa une sensation de vide. Ne restait à son bras que son amash’atak à peine utile. La brise fraîche traversa les multiples couches d’amesh’tolkat dont il était recouvert et même leur chaleur ne put retenir les frissons qui le parcouraient. Il se sentait nu et fut pris de tremblements. L’adrénaline quittait une nouvelle fois son corps et la douleur intense de ses blessures revenait en force. Il ne savait combien de temps encore ses jambes seraient capables de le soutenir.
— Deb aspan tuk amati van, reprit l’humain.
Mais Turük ne put savoir ce qu’il lui voulait. Alors qu’il levait les yeux vers son poignet pour lire la traduction, le monde se mit à tourner autour de lui, il se sentit heurter brutalement le sol et tout devint noir.
Tout d’abord, le silence avait été assourdissant. Puis, à mesure que les hommes d’Hugo avaient quitté la forêt, les bruits de la faune avaient repris leurs droits et son sentiment d’abandon n’en fut que plus grand. Lucifer ne l’accompagnait que depuis une semaine tout au plus, mais évoluer à ses côtés lui semblait si naturel qu’elle en avait oublié sa solitude des derniers mois.
Or, elle se retrouvait seule à nouveau, roulée en boule dans le tronc d’un arbre mort. Il avait dit qu’il la rejoindrait. Mais le souvenir de ses yeux affaissés, de ses traits comprimés par la douleur et de ses tremblements qu’il ne parvenait pas à cacher tout à fait, lui rappela qu’il n’avait fait cette promesse que pour la voir partir. Elle le savait.
Et elle s’était tout de même enfuie. Elle s’était enfuie parce que si elle ne le faisait pas, ils se faisaient prendre tous les deux. Elle s’était enfuie parce que c’est en faisant passer sa survie avant tout qu’elle était encore là aujourd’hui. Elle s’était enfuie parce qu’elle ne lui devait rien. Parce que c’était à cause de lui qu’elle s’était retrouvée dans cette situation pourrie en premier lieu !
Alors pourquoi ce sentiment merdique de culpabilité le rongeait-il depuis plusieurs heures ?
Parce qu’il l’avait sauvé non pas d’une, mais de trois fusillades ? Elle aurait fait plus attention en entrant en ville si elle n’avait pas son « rôle d’appât » à jouer. La deuxième n’aurait pas eu lieu s’il n’était pas venu l’enlever sous le nez de Natacha. Et elle n’aurait jamais atterri dans la troisième puisque, sans lui, elle n’avait absolument aucun intérêt à se rapprocher du vaisseau alien.
Les muscles de ses jambes la faisaient souffrir d’être resté trop longtemps dans la même position. Il était temps de partir. Elle s’extirpa de sa cachette et, avant de prendre la route, chercha instinctivement des yeux la combinaison noir et rouge de Lucifer. Nouveau moment de solitude, dans tous les sens du terme. Elle regarda bêtement autour d’elle. Oui, elle allait partir, mais pour aller où ?
Continuer son chemin vers l’autre bout de la vallée ? Avancer comme si rien ne s’était passé ?
Elle se retrouva debout devant son arbre creux, les bras ballants, incapable de savoir dans quelle direction se lancer.
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire de toute façon ? Elle n’allait pas infiltrer le camp d’Hugo, toute seule, dans l’espoir de libérer un alien surveillé par des hommes armés jusqu’aux dents…
Et, en vrai, il leur faudrait au moins deux jours pour rentrer au camp. Sûrement qu’ils s’arrêteraient à l’avant-post pour la nuit.
Plus petit, moins gardé.
Et après quoi ? Se faire choper à son tour et être marquée à vie comme traître à sa race ? La « putain du monstre » ?
Le souvenir de la main de Lucifer, toujours présente pour la relever quand elle trébuchait, la mit devant son égoïsme et son ingratitude.
Un cri de rage naquit de sa frustration qu’elle évacua d’un grand coup de pied dans l’arbre creux.
Il avait chaud et froid tout en même temps. Les échos étouffés d’une réalité distante et distordue agressaient ses oreilles engourdies. Une lumière pâle, cruelle pour ses yeux fatigués perçait sporadiquement l’obscurité oppressante qui enveloppait sa vision. Ses blessures pulsaient au rythme trop rapide des battements de son cœur qui déclenchaient des vagues de douleurs dans tous les muscles de son corps. Le monde tournait autour de lui, embrumé par le nombre incroyable de substances que les humains lui avaient injectaient depuis son réveil. Ses pensées avaient depuis longtemps perdu leur cohérence et il n’avait plus qu’une seule certitude : le ciel nocturne n’avait jamais été aussi beau.
Il voulut à nouveau plonger son regard au milieu des étoiles, mais ses yeux ne trouvèrent que du tissu au-dessus de sa tête. Il lui fallut un moment pour démêler le fil de la réalité de la confusion. Ses sens, noyés dans les drogues qui parcouraient son corps, ne lui étaient d’aucune aide. Il comprit enfin qu’il était sous une tente. Quand l’avait-on déplacé ?
Des voix résonnaient à ses oreilles, assourdies. Il aurait pu se trouver sous l’eau que l’effet n’aurait pas été différent. Au moins, parvenait-il à utiliser sa tête correctement à nouveau. Tout son corps était endolori, mais la blessure à son épaule, compressée par son bras, était de loin la plus éprouvante. C’est quand il voulut ramener ses mains vers l’avant pour soulager la pression qu’il comprit qu’elles étaient attachées dans son dos. Il tenta de desserrer quelque peu ses liens et se retrouva à tirer sur son autre plaie qui lui arracha un grognement de souffrance.
Le bruit dut alerter ses gardes parce que, quelques instants plus tard à peine, une silhouette floue s’approcha et le piqua à l’aide d’une seringue. Il voulut protester, en vain. Son corps tomba vers le côté et il heurta le sol de terre nue. Au moins, la douleur disparut… Et la terre était si confortable… Avait-il déjà dormi sur un lit qui soit si moelleux ?
Turük oscillait entre éveil lancinant et sommeil miséricordieux. Parfois, il pouvait aligner deux pensées, à d’autres moments son esprit nageait dans un brouillard épais. Parfois, la douleur se faisait discrète, à d’autres moments elle était si intense qu’il ne pouvait retenir des grognements rageurs et pathétiques. Chaque fois, cela lui valait une nouvelle injection et une autre perte de conscience.
Il ne pouvait dire combien de fois il était passé d’un état à l’autre. Tout ce qu’il savait actuellement c’était que la douleur s’était tue et que les lumières et l’agitation avaient enfin disparu. Ses yeux ne parvenaient pas encore à faire une mise au point digne de ce nom, mais le monde autour de lui penchait étrangement sur le côté. Ou était-ce lui ? Il tourna la tête et son nez rencontra la terre. Il était couché.
Il ne put retenir un rire face à sa bêtise. Le bruit attirait les injections, mais il n’arrivait pas à l’arrêter. Il s’échappait de ses lèvres sans qu’il ne puisse rien y faire et même plaquer sa bouche contre le sol ne suffisait pas. Au moins, la terre étouffait-elle le bruit. Finalement, son hilarité incontrôlable mourut et il put prendre le temps de regarder autour de lui.
Il était sous une toile tendue d’un vert profond. Le plus beau vert qu’il n’est jamais vu. Le même vert foncé que ces arbres à l’odeur piquante. Le souvenir des montagnes qu’il pouvait voir du haut de leur cime s’imposa à son esprit et il n’avait qu’une seule envie, s’oublier dans la contemplation de tant de majesté… Juste encore un peu…
Non. Il devait se concentrer. La tente. Une table en métal. Des chaises. Des boîtes de rangements. Personne. Il était seul. Le silence lui faisait du bien. Le sol chaud et moelleux était confortable et appelait le sommeil. Après tout, de quand datait sa dernière nuit agréable ?
Qu’il se laisse aller et il n’allait pas en connaître beaucoup d’autres, des nuits agréables !
La colère le tenait éveillé, il devait se concentrer dessus.
Du bout des doigts, il palpa ce qui se trouvait derrière lui. Encore des boîtes de rangement. S’il réussissait à en ouvrir une, il serait peut-être capable de dénicher quelque chose d’utile. Des effluves de bois mouillé et de nature sauvage flottaient dans l’air. Il aimait ce parfum, il lui rappelait un souvenir agréable. Mais quoi exactement ?
Pour trouver quelque chose d’utile dans cette boîte, encore fallait-il rester concentrer plus de quelques instants sans divaguer…
Mais l’odeur de sous-bois s’intensifia et il dut se rendre à l’évidence, elle ne venait ni de son imagination ni de la drogue.
Un bruit attira son attention sur un des côtés et la toile se souleva pour laisser passer une petite silhouette encapuchonnée et enroulée dans des vêtement bien trop grands.
— Sul’sul, dit-il d’une voix rauque qu’il ne reconnut pas lui-même.
Son cœur rata un battement alors qu’elle lui sourit et un lourd riu’riuk se fit entendre. Qui était l’utrek qui faisait un tel boucan ? Il chercha autour de lui, mais il était le seul taëkh’to ici et le son venait bel et bien de sa propre poitrine.
La petite femelle s’approcha de lui et l’aida à s’asseoir. Elle lui parlait doucement, sa voix semblait émerger d’un lointain écho, déformé par l’influence des substances analgésiques qui brouillaient sa perception du monde. Il ne comprenait pas ce qu’elle lui disait et s’en fichait bien. L’arôme boisé, mélangé à celui plus subtil de mousse et de végétation qu’elle dégageait, envahissait ses sens et il aurait donné tout ce qu’il lui restait pour s’en imprégner, amesh et shrii’tak compris. Que Da’Hebtük achève chaque membre de son ordre, que sa Déesse lui arrache son âme, mais qu’on le laisse dans les bras de son petit sul’sul encore quelques instants.
Il ne lui avait pas fallu longtemps pour s’apercevoir que quelque chose n’allait pas. Il avait suffi que Lucifer la regarde.
Hagard, les traits tirés, ses yeux d’ordinaire vifs semblaient éteints, ses paupières paraissaient lourdes et chaque battement de cil représentait un défi. Respirer lui demandait visiblement un effort colossal et son souffle sifflait entre ses lèvres desséchées. Les nervures rouges sur sa peau avaient pratiquement disparu, ne laissant plus que de fines lignes carmin, fantôme du motif qu’il affichait naguère. Et, surtout, il tremblait de la tête aux pieds. Le tremblement irrépressible de celui qui n’est plus maître de ses muscles.
— Sul’sul, avait-il murmuré dans une expiration laborieuse, un faible sourire étirant le coin de sa bouche.
Il peinait à se tenir par lui-même, son corps oscillant dans une lutte acharnée contre la fatigue qui menaçait de l’engloutir. Elle devait se dépêcher avant que quelqu’un ne vienne, mais, la tête posée sur son épaule, Lucifer tremblait entre ses bras et elle s’accrochait à lui, autant que lui à elle.
Il dégageait la même odeur épicée que les bandes de tissus qu’il lui avait donné et le souffle chaud de sa respiration sur la peau de son cou lui apportait des frissons de bien-être. Elle n’était plus seule.
Dans le silence oppressant de la tente, un bruit déconcertant se faisait entendre et Charlotte ne parvenait pas à en définir l’origine. Loin de l’inquiéter, ce son la rassurait étrangement. Une sorte de murmure, doux, régulier, profond. Comme un ronronnement, mais émis par un lion plutôt qu’un chat.
Elle comprit enfin. Prise de stupeur, elle déposa sa main sur le dos de l’alien et, sous les tremblements, elle sentit la forte vibration qui produisait ce bruit.
Est-ce qu’il était vraiment en train de ronronner ?
Sidérée, elle en avait presque oublié leur situation, quand elle entendit le garde bouger à l’entrée.
Prise par la panique, son regard s’égara sur la table couverte de matériel médicale et d’artefacts sans-visage. Elle eut tout juste le temps de se redresser pour attraper le premier truc qu’elle y trouva avant qu’une lampe torche n’éclaire l’intérieur de la tente.
Elle devait prendre le devant sur la situation, calmer son angoisse. Elle se concentra sur la vibration profonde qui lui parvenait de derrière son dos. Elle n’était plus seule.
— Tu avances d’un pas doucement et tu refermes derrière toi, ordonna-t-elle au garde, pointant sur lui un fusil taëkh’to qu’elle était bien incapable d’utiliser.
— OK, OK répondit la voix de Thomas. Parle moins fort ou tu vas rameuter tout le quartier.
Et il baissa le faisceau lumineux de sa lampe pour permettre à Charlotte de voir son visage, avant de faire ce qu’elle lui avait demandé.
— Arrête tes conneries, reprit-il. Avec le bloqueur génétique tu peux pas te servir de ce machin de toute façon, pose-le.
L’arme était longue, lourde et Charlotte devait la porter à deux mains quand les sans-visages en utilisaient deux à la fois. De la même matière que leurs combinaisons, les pulsations rouge sombre qui la parcouraient semblaient absorber le peu de lumière alentour.
— J’ai passé assez de temps avec Lucifer pour qu’il m’ait appris un ou deux trucs… répondit-elle le plus calmement possible, priant qu’il ne voit pas son bluff.
— Lucifer ? dit-il, surpris, avant de continuer sur un ton plus agressif. Tu lui as trouvé un p’tit nom ? C’est mignon !
— On peut faire sans les sarcasmes. Maintenant, tu jettes tout doucement ton arme vers moi et tu vas te mettre sur la chaise là-bas que je puisse t’attacher. Et pas de mouvement brusque !
Mais Thomas leva les mains en l’air et prit une grande inspiration.
— Excuse-moi… Je voulais pas… Bon.
Il soupira avant de reprendre la parole d’un ton plus calme.
— Charlotte, je sais que tu ne peux pas utiliser cette arme, dit-il en déchargeant son fusil pour poser le tout sur la table. Elle n’est même pas activée. Si j’avais voulu t’agresser, je l’aurais déjà fait…
Elle l’aurait menacé avec une carotte que son attitude n’aurait pas été plus sereine. Elle laissa échapper un soupir de frustration et posa également son arme sur la table.
— Et maintenant quoi ? Tu vas appeler à l’aide ?
— J’arrive pas à croire que t’aies pu être assez bête pour venir ici désarmée ! s’emporta-t-il à voix basse. Et tout ça pour… pour lui !
Thomas observa Lucifer avec surprise.
— C’est lui qui fait tout ce boucan ? demanda-t-il.
Charlotte trouva la question exagérée. Le bruit profond et régulier était sourd et ne devait pas s’entendre en dehors de la tente.
— Est-ce qu’il… ronronne ? ajouta-t-il, effaré.
Les joues de Charlotte s’embrasèrent et elle se tourna vers l’alien à son tour pour cacher son trouble. Heureusement, dans la pénombre, Thomas ne le voyait certainement pas. Lucifer était toujours à genoux, hagard, le regard braqué sur elle. Elle ne savait pas si sa gêne venait plus du fait que le son ait commencé à l’instant où il avait prononcé ce drôle de nom qu’il lui avait donné, ou bien si c’était parce que ce ronronnement l’avait tant apaisée. Et que, même maintenant, il était la seule chose qui l’empêchait de se noyer dans sa panique.
— Apparemment… répondit-elle en reportant son regard sur un Thomas sidéré. Plus si effrayant, n’est-ce pas ?
— T’es sérieuse en fait…
— Je sais pas quoi te dire… Si tu crois que j’avais prévu de venir le chercher jusqu’ici, tu te trompes ! Mais j’aurais pas survécu à cette dernière semaine sans lui.
— Tu as survécu presque un an seule ! s’emporta le jeune homme d’une voix sourde. Et tu as eu plus d’emmerdes en une semaine que depuis le début de la putain de guerre.
Il avait raison. La vérité c’est qu’elle-même ne comprenait pas bien cet attachement qu’elle avait créé. Elle y voyait sa peur de la solitude. Et c’est précisément parce qu’elle avait survécu un an seule que les ennuis des derniers jours ne comptaient que si peu dans la balance.
— On fait quoi ? demanda-t-elle calmement. De toute évidence, tu n’as pas l’intention de réveiller le camp ou tu l’aurais déjà fait. Et il est blessé, drogué, épuisé. Si je le sors pas d’ici maintenant je vais devoir traîner un sans-visage inconscient et, franchement… T’as vu sa taille ?
Contrarié et visiblement encore indécis sur la marche à suivre, Thomas se passa les mains sur le visage avec force.
— Qu’est-ce que tu veux de moi là ? dit-il rageusement. On attend cette chance depuis le début de la guerre ! Tu sais à quel point c’est important… Imagine tout ce qu’on pourra faire avec les infos tirées de son fichu brassard. Tu as la moindre idée de ce qu’Hugo va me faire s’il sait que je l’ai laissé partir ?
— Il n’est pas obligé de le savoir…
— On est pas dans un film ! Si tu te foires en voulant m’assommer tu peux me tuer. Sans parler qu’il me faudra des jours pour m’en remettre.
— Qui a parlé d’assommer ? dit-elle en pointant du doigt les seringues disposées sur la table.
Thomas la regarda comme si elle avait perdu la raison.
— Ce truc est super condensé. Il a fallu trois fois et demie la dose d’un humain pour endormir ton petit animal de compagnie.
Thomas n’avait pas quitté son air sidéré quand il ajouta, plus pour lui même que pour Charlotte :
— Et dire qu’on doit quand même lui injecter une fiole de ce mélange corsé toutes les deux heures quasiment…
— Dose de cheval, compris, je mets pas plus qu’un tiers de la seringue.
Thomas s’agita un moment, elle lui laissa le temps dont il avait besoin pour réfléchir. Elle savait qu’il allait accepter. Il ne lui voulait pas de mal et, contrairement à ce qu’il montrait, il connaissait les travers d’Hugo et se refusait à la lui livrer.
Il se décida enfin. En trois pas, il était sur Charlotte et lui avait pris les mains pour planter son regard dans le sien. Derrière elle, le ronronnement s’était transformé en un grondement sourd. Sérieusement ?
Thomas l’ignora.
— Charlotte, c’est ta dernière chance, dit-il dans un souffle. Tu pourrais rester ici. Je plaiderai ta cause, on expliquera que le sans-visage t’a forcée à venir avec lui. On rendra l’histoire aussi convaincante que nécessaire…
Son ton était tombé dans le désespoir alors que Charlotte refusait déjà d’un signe de tête.
— S’il te plaît, insista-t-il, écoute-moi au moins… Qu’est-ce que tu vas faire après l’avoir libéré ? Ta place est avec les tiens, c’est de la folie !
Elle repoussa gentiment ses mains.
— Tu m’aides, ou pas ? demanda-t-elle, décidée.
Il laissa échapper un soupir de frustration et lui tourna le dos avant d’acquiescer.