Thomas ne comprenait décidément pas ce qui poussait Charlotte à agir de cette façon. Elle qui était d’ordinaire si réfléchie, si pragmatique…
Il observait sa petite silhouette, noyé dans une veste de ski bien trop grande pour elle, alors qu’elle détachait les mains du prisonnier. Tous les jours en sortant de sa tente, il avait pris l’habitude de chercher ses courts cheveux roux repérables au loin à travers la foule. Quelque chose dans le fait de la savoir présente le rassurait. Puis, un matin, il ne l’avait pas trouvé.
Elle parlait doucement au sans-visage et, comme hypnotisé par le son de sa voix, il suivait du regard chaque mouvement qu’elle faisait. La drogue n’allait pas disparaître de son système avant un moment.
— Restez cachés quelques jours, lui lança-t-il à contrecœur. Trouve un creux quelque part et terrez-vous dedans. Les recherches s’essouffleront assez vite si on ne repère aucune trace de vous.
— Tu crois vraiment qu’ils vont abandonner comme ça ? demanda-t-elle, perplexe.
Elle était venue à bout de la corde qui attachait les mains du sans-visage et celui-ci ne semblait pas s’en être rendu compte. Les paupières lourdes, la respiration sifflante, il s’appuyait sur Charlotte qui le retenait comme elle pouvait.
— Hugo est occupé avec un groupe de pilleurs qui menace le camp, expliqua-t-il en les rejoignant pour l’aider à mettre le prisonnier sur pied. Je suis même pas sûr qu’il soit au courant encore. Sans le chef sur leurs dos, les gars vont pas faire de zèle. Tout le monde s’inquiète pour les proches restés sur place.
À peine conscient, l’alien était affreusement lourd. Et Thomas n’était pas un poids plume lui-même. Comment Charlotte parviendrait-elle à sortir de l’avant-poste ?
Ils le posèrent sur une chaise et il s’affaissa sur la table d’où il continua son ronronnement dérangeant. Ce bruit mettait Thomas mal à l’aise, sans vraiment comprendre pourquoi. Son intensité se modulait en fonction des mouvements de la jeune femme et lui donnait l’impression d’être de trop, d’épier un moment rare et secret.
— Ça va aller, dit Charlotte d’un ton peu convaincu. J’ai trouvé une grotte au fond d’une longue crevasse, c’est là où j’ai laissé mes affaires. La moitié des hommes d’Hugo n’y passerait pas leur bide.
« Les hommes d’Hugo ». Thomas ressentit une étrange satisfaction à voir qu’elle ne le plaçait pas dans le même panier qu’eux. Il n’était pas idiot. Il savait que le mec était un connard. Mais ce connard était actuellement la seule chance de survie pour deux centaines de civils, sans compter sa milice.
— Avoir des responsabilités ça change un homme, dit-il simplement.
Le regard de pitié qu’elle lui lança lui fit mal. Elle le croyait naïf. À ses yeux, il était le grand gentil qui ne voyait que le bien chez les autres. Certes, sa remarque était maladroite après le traitement qu’elle avait reçu à son arrivée, mais elle n’en était pas moins vraie. La milice du camp prenait son job à cœur maintenant qu’ils se battaient pour quelque chose de plus grand qu’eux.
Elle avait reporté son attention sur le prisonnier et réfléchissait à toute allure. Il contempla le haut de son petit nez retroussé se plisser alors qu’elle fronçait les sourcils de consternation. Elle n’était pas apte à comprendre. Ce qui était ironique au vu de son propre changement de comportement à elle. Il jeta un œil mauvais à l’alien. Il ne la connaissait pas aussi altruiste.
Un soupir résigné lui échappa alors qu’il se dirigeait vers le container tactique qui abritait les affaires du prisonnier. Quitte à l’aider à partir, autant qu’elle soit dans les meilleures conditions possible pour survivre.
Elle voulut le suivre, mais dut empêcher son petit chien fidèle de tomber de sa chaise alors qu’il esquissait un mouvement pour l’accompagner. Elle le rassit, lui parla doucement pour le calmer et rejoint Thomas. Le ronronnement s’était de nouveau changé en un grondement menaçant qui sonna pitoyable aux oreilles de Thomas. Il avait beau savoir que les drogues utilisées pour le rendre docile y étaient pour beaucoup, il n’éprouvait que de la colère pour ce monstre. Une colère qui dépassait de loin les problèmes opposant leurs races. Une colère bien plus personnelle.
Il ouvrit la boîte d’un geste sec qui ne lui ressemblait pas. Il devait se reprendre. Cette rancœur ne le mènerait à rien. Il savait qu’il ne parviendrait pas à la convaincre et, quand bien même l’aurait-il fait, il ne pouvait lui promettre un traitement correct. Hugo l’avait encore mauvaise et criait à qui voulait bien l’entendre qu’elle n’était qu’une garce manipulatrice avide de pouvoir.
Il reporta son attention vers la caisse. Dedans, entreposés sur la mousse alvéolée grise, se trouvaient les deux épées énergétiques du sans-visage ainsi que la sphère de son armure et son brassard. Le sourire qu’elle lui lança se planta comme une dague dans sa poitrine. Non, il n’était pas amoureux d’elle, il ne la connaissait pas assez pour ça. Mais Dieu ! Qu’est-ce qu’il n’était pas en train de faire pour ce sourire…
— C’est quoi ça ? demanda-t-elle en pointant l’objet rond qui émettait une douce pulsation jaune.
— Son armure, répondit-il étonné, et passablement rassuré, qu’elle n’en ait jamais vue sous cette forme.
Il l’attrapa et aida Charlotte à la mettre dans le sac.
— Elle est vivante, expliqua-t-il et il ne put retenir un petit rire devant son regard effaré. Pas vivante comme tu le crois, c’est une plante. De ce qu’on en a compris, chaque soldat à la sienne et ils… l’éduquent, faute de meilleur mot.
La sphère rentrait tout juste dans le sac et ils eurent du mal à le fermer.
— C’est encombrant, mais il faut que tu la prennes. Il ne peut pas en porter une autre, ce serait comme… Baiser la femme d’un autre.
Il sentit ses joues s’embraser et maudit son trouble.
— Comment tu sais ça ? demanda-t-elle.
— Dès qu’un groupe de survivants découvre quelque chose sur eux, les infos circulent. On en voit plus beaucoup par ici, mais dans certains coins ils sont encore nombreux.
Elle se releva pour rejoindre l’alien, et Thomas en profita pour déplacer et ouvrir plusieurs caisses, donnant ainsi l’illusion qu’elles avaient été fouillées à la hâte.
— Leur lien est quasi symbiotique. Ils communiquent grâce aux nervures rouges qui parcourent leur peau, ce sont des sortes de racines qui transmettent des données et leur injectent parfois des substances comme de l’adrénaline.
Il ne savait pas vraiment pourquoi il lui expliquait tout ça, un sentiment diffus lui disait qu’elle avait besoin de connaître ces informations. Les hurlements du sans-visage qui avait servi à la découverte revinrent le hanter et il s’accrocha aux yeux noisette et pleins de gratitude de Charlotte pour les chasser. Quelque part, il était content que le prisonnier s’échappe. Personne ne méritait de subir une telle torture…
— Même les vêtements qu’ils portent sont produits par la plante, reprit-il d’une voix blanche. C’est une partie de leur exosquelette. Aucun soldat ne prêterait ça à un autre, c’est intime.
Charlotte vira au rouge. Thomas suivit son regard jusqu’à ses jambes recouvertes de l’étoffe alien au tissage épais et son cœur rata un battement.
Elle se retourna brusquement avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit et entreprit de fouiller au milieu des seringues. Mais il n’avait rien à dire. La preuve flagrante de leur affection avait créé un trou béant dans sa poitrine. Non, il n’était pas amoureux, mais il était clairement plus attaché à elle qu’il ne voulait bien l’admettre.
Charlotte savait que Lucifer lui avait prêté le vêtement par nécessité pour atteindre son propre but et uniquement pour ça. Mais Thomas n’avait aucun moyen de le savoir. Lui expliquer maintenant ne ferait qu’attirer son attention sur le sujet et se justifier donnerait l’illusion qu’il y avait réellement quelque chose à cacher.
Elle tomba enfin sur ce qu’elle cherchait. D’une main devenue experte par l’habitude, elle perça l’opercule du premier flacon avec la seringue, retourna le tout, et en aspira le contenu. Sa connaissance approfondie des gestes de premiers secours l’avait envoyé, par la force des choses, dans les hôpitaux de campagne, sur les zones de conflits au début de la guerre. Là, elle y avait appris toutes sortes d’astuces dont elle ne pensait plus jamais avoir besoin.
Elle pinça légèrement le bras de Lucifer et leva l’aiguille pour la lui planter dans le muscle, mais il lui attrapa brusquement le poignet. Thomas voulut s’interposer et Charlotte lui fit un signe pressant de ne pas s’approcher. Elle n’avait pas peur, le geste de l’alien n’était motivé que par le désespoir.
— Acht nut pork, murmura férocement Lucifer, les traits déformés par la colère.
L’effort intense qu’il déployait pour concentrer son regard sur elle était affiché sur son visage. Les brumes de son esprit l’emportaient par intermittence et ses mots, prononcés d’une voix faible, sonnaient fort dans le silence soudain de la tente. Elle pouvait lire la panique dans le fond de ses yeux et aurait voulu lui épargner cette injection, mais s’il ne tenait pas sur ses jambes elle ne serait pas capable de le traîner.
— Ça va aller, dit-elle d’un ton calme et rassurant. J’ai besoin que tu sois éveillé si tu veux qu’on sorte d’ici… Fais-moi confiance s’il te plaît…
Il ne bougea pas d’un poil. Qu’allait-il se passer s’il ne se laissait pas faire ? Dans son état, certainement que Thomas pourrait le maintenir, mais Charlotte ne voyait pas cette solution comme viable. La confiance entre eux était tacite, mais le forcer de cette façon lui faisait l’effet d’une violation irréversible.
Les yeux rouges de Lucifer ne parvenaient plus à se focaliser et son regard se voila à nouveau, mais sa main était encore fermement attachée au poignet de Charlotte. Elle ne pourrait s’en défaire s’il ne lâchait pas de lui-même.
— Sul’sul… murmura-t-elle, à court d’option.
Elle ne savait toujours pas ce que signifiait ce mot, mais c’était celui qu’il avait choisi pour la nommer, et c’était celui qu’il avait prononcé avec soulagement alors qu’elle avait pénétré dans la tente.
Lucifer reporta son attention sur elle et leva un sourcil surpris, comme s’il la voyait pour la première fois.
— Sul’sul, répéta-t-il alors que ses doigts se détendaient légèrement.
Charlotte en profita pour lui faire lâcher prise, la main du taëkh’to retomba sur la table, libérant son poignet.
Le doux ronronnement se fit entendre à nouveau et elle lui injecta l’adrénaline dans le bras. Ça ne ferait pas effet tout de suite, si ça avait un quelconque effet tout court, mais le temps qu’elle donne ses instructions à Thomas, Lucifer devrait s’être assez réveillé pour pouvoir marcher.
Elle prépara ensuite la deuxième seringue qu’elle montra à Thomas. Resté en retrait, il l’observait avec une expression sur le visage qu’elle ne comprit pas tout à fait.
— Tiens, lui dit-elle maladroitement. J’ai mis un quart du dosage prévu pour Luc… Pour le sans-visage.
Prononcer le nom qu’elle lui avait choisi sous-entendait une proximité sur laquelle elle ne voulait pas mettre l’emphase.
— Il faut faire l’injection dans ton cou, reprit-elle en lui mimant le geste. Ici, pour que l’on croie que je t’ai approché par derrière. Pense à lâcher la seringue avant de tomber au sol…
Un silence gêné s’installa, Charlotte ne savait pas vraiment quoi ajouter et Thomas n’avait pas quitté cet air étrange. Ce n’était pas du reproche, ce n’était pas de la colère non plus. Du dépit peut-être ?
Elle lui tendit maladroitement la seringue qu’il attrapa sans un mot.
— Merci, murmura-t-elle.
Il soupira une nouvelle fois.
— Juste… réfléchi bien à ce que tu fais s’il te plaît, dit-il d’une voix sourde.
Il allait reprendre quand la main de Lucifer se posa sur l’épaule de Charlotte.
Turük était enfin parvenu à faire taire ce foutu riu’riuk. Le monde autour de lui tournait toujours de façon désagréable et il ne savait pas combien de temps ses jambes le soutiendraient, mais il pouvait aligner deux pensées… Ou presque.
Son petit sul’sul avait passé un bras autour de sa taille et l’aidait de son mieux. Il essayait de ne pas trop peser sur sa petite figure, mais avec son corps qui ne répondait que de manière aléatoire…
La jeune femme discutait avec le mâle croisé dans la ville quelques jours plus tôt. Ou était-ce quelques vies plus tôt ?
Ils n’en finissaient pas de parler et Turük se sentit partir. Il devait bouger et activer son flux sanguin s’il voulait que l’adrénaline qu’elle lui avait injectée fasse effet.
— Sul’sul…
Il ne put prononcer un mot de plus, mais cela suffit pour attirer son attention. Il vit ses lèvres remuer, seulement le son de sa voix ne parvenait pas à ses oreilles. L’humain posa sa main sur l’épaule de son sul’sul pour la presser affectueusement et un grondement sourd s’échappa de la poitrine de Turük avant qu’il ne puisse le retenir. Foutus instincts, foutu mâle qui se permettait trop de chose et foutues drogues qui le laissaient avec autant de contrôle sur son propre corps qu’un utrek !
Enfin, la jeune femme se mit en marche, l’emportant avec elle. Ses yeux avaient déjà du mal à faire une mise au point quand ils ne bougeaient pas, alors avec le mouvement Turük se retrouva perdu dans un brouillard écœurant de formes et de couleurs. Une lueur jaune à la pulsation familière attira son attention et il parvint de justesse à attraper son amash’atak, posé sur une surface informe, avant qu’ils ne se retrouvent en extérieur.
L’air frais de la nuit lui déclencha des frissons, mais sa nausée reflua enfin et le monde se stabilisa quelque peu. Le froid ambiant avait accéléré son pouls et dissipé en partie le brouillard qui occultait ses sens. Il voyait désormais où poser les pieds.
Quelques minutes plus tard, Thomas regardait Charlotte et le prisonnier s’éloigner entre les habitations de fortune.
Le sans-visage ne semblait pas beaucoup plus lucide qu’auparavant, mais au moins tenait-il debout. Plié en deux, il mettait toute l’énergie qu’il lui restait à ne pas s’affaler sur la jeune femme.
Thomas laissa retomber la toile arrière de la tente et contempla le désordre ambiant avec une satisfaction teintée d’amertume. Non, personne ne penserait qu’il était de mèche avec le fugitif. Tout du moins personne d’important. Natacha pourrait bien beugler ce qu’il lui plairait, peu de gens la supportaient assez pour l’écouter de toute façon.
Las et fatigué par la situation, il alla récupérer son arme et son chargeur sur la table, remonta le tout et se mit dos à l’entrée. Il enfonça l’aiguille dans son cou, s’injecta le contenu de la seringue et la jeta au loin.
Il espérait lui avoir donné assez de temps.
Il sentit ses jambes céder sous son poids et rencontra le sol.
Il aurait dû faire plus pour la convaincre de rester, mais quoi ?
Le souvenir de son sourire encore en tête, le sommeil s’empara de son esprit et il s’endormit.