Thomas surveilla sa montre.
Deux heures et une vingtaine de minutes.
Heureusement, ils habitaient au pays de l’horlogerie et il n’avait pas été difficile d’en trouver une sans électronique. L’idée qu’il y a quelques années il n’aurait jamais pu s’en payer une comme celle-là le fit amèrement sourire.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda un soldat du nom d’Éric. On garde une caisse à l’intérieur ?
La question n’était pas idiote… Après tout, ils risquaient de se retrouver coincés au milieu d’une armada entière d’aliens, leur destin déterminé par la faculté de Touruk à les protéger. Mais il devait avouer que le taëkh’to ne s’était pas trop merdé sur ce point. Il secoua la tête.
— Non, le sans-visage a dit de vider la capsule de sauvetage et on ne connaît pas sa capacité de charge. Chaque boîte fait presque deux cents kilos pour seulement six armes…
— Est-ce qu’on est à trois ou quatre personnes près pour notre sécurité ?
À peine avait-il posé la question qu’Éric afficha un air honteux. Thomas ne lui en tint pas rigueur, c’était un calcul froid et logique : c’est ce qui les maintiendrait en vie. Et puis, trois hommes contre plus de deux cents individus. Mais…
— Non, on est pas à trois personnes près, avoua Thomas. Mais vous accepteriez des réfugiés ennemis armés au sein de votre base, vous ? Des militaires, qui plus est…
Éric secoua la tête et retourna à la surveillance de ces hommes quand Alex arrivait au bout du corridor avec les premiers civils. Guidé par Charlotte depuis la salle de contrôle, il les plaça dans la capsule active.
À l’instar du reste du vaisseau, la luminosité jaunâtre n’éclairait que très peu les couloirs à la forme arrondie. Si la texture des murs inégaux n’avait pas été si proche du bois, il se serait cru dans les boyaux d’une bête colossale. Il observa les réfugiés, nerveux, se masser au centre du sas de transition, n’osant pénétrer dans la capsule sombre à l’atmosphère oppressante. Pourtant immenses, les sortes de rayonnages à intervalles réguliers qu’elle contenait la rendaient étouffante. Alex leur expliqua qu’il devrait se placer dans les multiples alvéoles de cette bibliothèque si particulière.
Thomas eu un sursaut de panique, il leur faudrait plus d’une heure pour ramener tout le monde et les installer, et Hugo était toujours aux abonnés absents…
Un peu plus loin, les soldats retiraient encore les boîtes lourdes et imposantes qui encombraient la capsule. Si les lumières de la première s’étaient toutes activées à leur entrée, celles de la seconde étaient restées désespérément éteintes et tout le travail s’était effectué à la lampe torche. Tous priaient pour que Touruk soit capable de la redémarrer.
— Charlotte, appela-t-il.
Il ne savait pas comment l’appareil devinait à qui il souhaitait s’adresser, mais il ne se trompait jamais d’interlocuteur et ouvrait systématiquement la communication au bon moment.
— Non, dit-elle calmement, il n’est toujours pas là.
Il ne répondit rien. Inutile de lui partager son angoisse, elle était parfaitement au fait de l’urgence dans laquelle ils étaient.
Si les petites mains de son ayatsë posées sur son amesh n’avaient été si présentes, il aurait pu se croire mort et errant au sein du Kalahum’atsë. Nulle lumière ne lui parvenait, nul son et nulle autre sensation que celle, apaisante, de Shaarlot. Il se sentait dériver au milieu du vide et une quiétude oppressante l’entourait. Disparue, sa haine. Disparue, son impuissance. Disparue, son angoisse. Toute émotion l’avait quitté. Ou presque…
Quelque part, lointain, le désespoir, la trahison, l’abandon.
Abandon ? Il ne s’était jamais cru abandonné. Trahis, oui. Désespéré, aussi. Mais jamais abandonné.
Ces sentiments ne lui appartenaient pas. Il n’était pas seul. Intrigué, il se laissa guider vers eux.
Comme réveillé d’un trop long repos, la conscience qui l’entourait sortie de sa torpeur. Il ne put qu’exister alors qu’elle reprenait peu à peu ses droits sur la réalité. Ses pensées, si différentes de celles de Turük, le bousculaient en tout sens. La pluie fine qui, loin de l’abreuver, l’irritait. Les rayons du soleil, trop rares, qui ne faisaient qu’attiser sa faim. La douleur intense qui remontait de ses racines. Son âme se languissait du vide. Son corps réclamait le retrait de l’apesanteur, avoir un poids était éprouvant.
Enfin, la conscience le vit et elle en fut surprise.
… Je te vois, Choisi…
Elle n’avait pas prononcé un seul mot. Au lieu de quoi, elle avait forcé en lui un mélange d’émotions, de sensations, et l’âme de Turük en avait interprété le message.
— Je te vois aussi, lui dit-il.
Sa voix ne quitta pas ses lèvres, inexistantes. Il n’était qu’un esprit perdu dans celui, plus grand, de l’amesh qu’il avait dérangé.
… Où est mon navigateur ?…
Il n’eut pas besoin de lui répondre. L’abandon et la trahison refirent surface. Plus fort, plus douloureux. La sensation terrible de son Navigateur détruisant ses systèmes vitaux revint, insoutenable. Elle se souvenait et elle en souffrait.
… Pourquoi me réveiller maintenant ?… Y trouves-tu un plaisir malsain ?…
La colère qui bouillonnait dans le fond de sa conscience le brûla et il pria la Divine que l’entité n’y succombe pas. À sa merci, son âme si petite ne pourrait résister si elle décidait de le malmener.
… Es-tu cruel, Choisi de la Déesse ?…
— Je suis beaucoup de chose, mais pas cruel, Voyageuse. Je n’avais pas pour but de te réveiller. Ma situation est délicate et mon esprit a trouvé la seule échappatoire qui s’offrait à lui, je crois…
Son incertitude la fit réagir. Elle sonda ses entrailles, fouilla ses archives, observa ses intrus.
… Tu connais le mauvais secret de mon Navigateur… Et tu le hais pour ça…
Il ne répondit pas, ce n’était pas une question.
… Je suis prête à mourir pour enterrer ces actes honteux… Pourquoi devrais-je te laisser partir, toi et tes petits parasites ?…
Le lien qui unissait une amesh et son porteur dépassait l’amour ou la loyauté. Les deux entités ne faisaient qu’un. Bien que détachés et ayant gagnés une volonté propre, les vaisseaux amesh se souvenaient de ce lien à jamais. Rien de ce qu’il pourrait dire ne la ferait changer d’avis.
— Tu es la seule maîtresse ici, Voyageuse.
Le cœur de Turük saignait pour elle. Il arrivait que des vaisseaux incapables de repartir soient abandonnés, leur âme endormie. Et les vaisseaux détonateur ne possédaient pas de conscience propre. Mais qu’un Navigateur estropie son amesh pour son ambition personnelle… C’était un crime contre nature, à l’encontre même de la Déesse.
… Je n’ai pas besoin de ta pitié, Choisi…
— Ce n’est pas de la pitié.
… Qui est cette petite chose accrochée à ton bras ?…
— Mon ayatsë, Voyageuse. Elle est la raison de ma présence à ton bord.
Un vide immense emplit sa conscience.
… Nous n’avons jamais eu d’ayatsë… Choisi, sais-tu qu’à la jeunesse de nos races… Chacun avait une ayatsë…
Non, il ne le savait pas. Dans leur culture, le choix était loin d’être la norme. Il était vu comme une faiblesse. Les choisis étaient tout à la fois enviés et craints. Toutes leurs décisions paraissent irrationnelles et imprévisibles. Mais Turük comprenait bien mieux maintenant, le choix chamboulait la logique du monde. Les priorités changeaient, les besoins aussi.
… À la jeunesse de nos races… Aucun porteur n’aurait tué son amesh par volonté…
Sa conception du temps était différente de la sienne et, bercé dans la plénitude du lien qu’il avait instinctivement créé, il ignorait la durée de son absence. La tension de son ayatsë le parcourut, lui rappelant l’urgence de sa situation.
— Si tu décides de ne pas me laisser partir, Voyageuse, alors j’ai une faveur à te demander…
Son indignation face à une telle demande était acide.
… Tu as déversé en mon sein la haine que tu portes à mon navigateur… Celle qui a bien failli te détruire…
Le calme revint, si soudain qu’il se crut à nouveau seul. Son irritation n’était qu’une façade, un rôle qu’elle jouait parce que c’était la réaction que l’on attendait d’elle.
… Elle s’insinue, vicieuse, jusqu’au tréfonds de mon moi… Gluante, collante, insidieuse…
L’amertume et la tristesse infinie qui fit surface le submergèrent et il manqua de s’y perdre, son âme si petite face à un désarroi si grand.
… Dis-moi, Choisi, pourquoi devrais-je répondre à ta requête quand tu ne m’as réveillé que pour faire face à plus de souffrance ?… N’es-tu pas censé être notre gardien ?… Le lien entre nos deux races… Notre protection…
La colère s’ajouta à l’océan de ses sentiments déjà trop agités. Il était l’exutoire de sa fureur, mais elle ne lui était pas destinée. Turük y vit une lueur infime d’espoir. Il pria pour qu’il ne soit pas trop tard.
— Parce que ma haine fait écho à la tienne, Voyageuse.
Toute émotion disparut. La conscience préféra s’effacer plutôt que de faire face à la réalité. Pour un temps qui lui parut infini, il erra, de nouveau seul.
La petite main de son ayatsë luttait contre son amesh pour tenter de l’apaiser, combat perdu d’avance. Ce n’est pas lui qu’elle essayait de calmer, mais la Voyageuse à travers le lien que sa Rage Divine avait créé. Turük voulut la rejoindre, il devait lui dire de partir. Il devait lui dire de prendre la cellule de survie active et de s’enfuir. Il ignorait combien de temps il avait passé en communion avec l’esprit de l’amesh, mais il était certain de ne plus pouvoir stopper le compte à rebours. Il était coincé ici. Elle n’était plus là.
… Je la sens, tu sais… ton ayatsë…
S’il avait eu un corps, il en aurait sursauté.
… Toutes les forces qu’elle met à tenter de m’apaiser… En a-t-elle seulement conscience ?…
— Je ne pense pas, dit-il à regret.
… Elle découvrira le lien qui l’unit à ton amesh bien assez tôt…
Essayait-elle de le rassurer ?
— Pour cela, encore faudrait-il que nous survivions…
La tristesse revint, résignation silencieuse de son sort inéluctable.
… Je vais mourir, Choisi…
Il n’y avait plus de haine, plus de rancœur. Il n’y avait que du soulagement. Son âme aspirait au repos que son trépas lui apporterait. La fin du tourment. L’oubli de cet acte abject commis par la seule personne qui comptait dans son univers.
… Mais tu n’as pas besoin de m’accompagner…
Les lumières s’étaient teintes d’un bleu criard, des alarmes assourdissantes sonnaient dans tout le poste de contrôle, la voix métallique de l’intelligence artificielle répétait en boucle son slogan dont la traduction se perdait au milieu des appels paniqués de Thomas et Alex.
Non, elle ne savait pas ce qui se passait et n’était pas en mesure de les aider.
— Vos gueules ! beugla-t-elle.
Les hommes firent silence et elle put enfin entendre la traduction de l’alerte.
« Quarante-sept minutes avant auto-destruction. »
— Putain ! s’emporta-t-elle. Le décompte a accéléré ou quoi ?
« Non, c’est correct, » répondit Thomas dans la tête de Charlotte.
Touruk n’avait pas bougé d’un poil. Ses yeux, ouverts sur une réalité qu’il était seul à voir, émettaient toujours une lumière vive, presque blanche. Charlotte n’avait aucune idée de comment activer la seconde capsule de sauvetage et ils n’auraient bientôt même plus assez de temps pour les emprunter. La situation pouvait-elle être plus désespérée ?
« Il en est ou ton Roméo ? »
Comme si elle aurait pu oublier de les prévenir s’il avait repris connaissance… Elle allait l’envoyer péter quand Touruk ferma les paupières avant de s’affaler. Elle rattrapa sa tête de justesse pour ne pas qu’elle touche le sol trop brusquement.
« Charlotte ? »
Ses yeux ne luisaient plus de jaune, cette fois il était inconscient. Sauf que ce n’était pas le moment de dormir ! Elle le secoua comme elle put, priant tous les dieux de ciel pour qu’il se réveil.
« Charlotte ! »
— Oui ! Je suis là ! répondit-elle, paniquée, les yeux piquants des larmes qu’elle retenait.
La voix de Thomas se fit plus douce.
« Tout le monde est installé, il ne manque que toi. »
Comme si ça pouvait changer quelque chose s’il n’était pas là pour les lancer dans l’espace !
Comme si ça pouvait changer quelque chose s’il n’était pas là…
Une douleur aiguë, insoutenable, assaillit Hugo alors qu’il sortait de l’inconscience.
Ses yeux voilés se posèrent sur la masse sombre à côté de lui et il lui fallut quelques secondes avant de parvenir à faire le point. Le sans-visage s’était empalé sur le couteau militaire qu’Hugo lui avait enfoncé dans le dos et son armure ne pulsait plus. Mort.
Un rire douloureux lui échappa, se finissant en une quinte de toux qui faillit le tuer, noyée dans son propre sang. Il tourna son regard sur la falaise, trop haute. Il lui faudrait la contourner pour rejoindre le vaisseau. Il pouvait apercevoir le sommet du bâtiment sur sa droite. Il ne paraissait pas si loin au finale. Il n’avait plus qu’à se lever…
Le visage baigné de larmes, Charlotte eut un mouvement de stupeur alors que Tourruk se redressait d’un bond.
« Quarante-deux minutes avant auto-destruction », les informa aimablement le vaisseau.
Ces cinq dernières minutes avaient été les plus longues de sa vie et elle n’eut pas le temps de se sentir soulagée qu’il se précipitât sur les consoles de la salle de commande.
Elle aurait voulu comprendre ce qu’il lui était arrivé, mais poser des questions ne ferait que leur prendre de précieuses secondes qu’ils ne possédaient pas. De toute évidence, arrêter le compte à rebours n’était plus la priorité. Avec l’angoisse de l’impuissance, elle ne put que l’observer passer d’une interface à l’autre, alors que l’alarme annonçait les minutes perdues.
— Dokh maktoh bah massan poss, Ayatsë. Arbakh manh prot boh.
« Je activer cellules survie, Mon Choix. Prépare affaire de nous. »
Elle fourra dans son sac le matériel qu’ils avaient sorti, lampes torches, gourdes et quelques babioles, ramassa leurs fusils et se tint prête à partir.
— Toma, dosh utrek man prokhto amesh’mak marh. Ush amtar makh, dokh borh amontkah parh man po.
« Toma, cherche enfant qui je soigne amesh. Lui active cellule un, je instructe information pour lui. »
« Trente-huit minutes avant auto-destruction »
Thomas observait avec appréhension le jeune garçon tremblant devant la console murale. Il suivait avec diligence les informations que Thomas lui fournissait, lui-même reçu de l’alien via un traducteur approximatif. Putain de téléphone arabe !
— Tout va bien, faut pas qu’tu t’inquiètes ! murmura-t-il pour lui-même, ironique.
« Trente-sept minutes avant auto-destruction »
Il ne leur rester que dix-sept minutes pour partir en toute sécurité et les soldats avaient mis un peu plus de vingt minutes pour rejoindre les capsules depuis la salle de contrôle…
Charlotte avait atteint un tel niveau de stress, que son corps n’y répondait plus. Les membres cotonneux, elle se sentait flotter sur un nuage de réalité cauchemardesque. Son esprit, détaché de la situation, ne regardait le monde qu’avec le recul de celui qui apprécie un bon film.
« La deuxième capsule est allumée », lui annonça Alex avec excitation.
Au petit cri victorieux que poussa Touruk, il avait également reçu l’information. Mais il n’en avait de toute évidence pas terminé avec les réglages puisqu’il se remit à pianoter sur les différentes commandes.
« Trente-cinq minutes avant auto-destruction »
— Onh toh maëkh ma, Ayatsë, marmona Touruk, visiblement plus pour se convaincre lui-même. Dokh bokh marh. Dokh ab’tahmo. Danh duk’maëh noh, duk’maëh par moh.
« Nous va vivre, Mon Choix. Moi jure. Je règle destination. Si personne sait nous viens, personne sauve nous. »
L’air s’épaissit autour d’elle alors qu’elle luttait pour respirer et elle fit de son mieux pour repousser sa panique, s’accrochant comme elle le pouvait au calme apparent de Touruk qui s’acharnait toujours à les maintenir en vie.
Des pleurs et des prières lui parvenaient depuis l’intérieur de la capsule et la seule chose qui empêchait Thomas d’en faire autant c’était les regards pleins d’espoir qu’il sentait peser sur son dos. S’il était encore serein, c’est qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Voilà ce qu’il voulait leur transmettre.
Au début, il passait régulièrement entre les rayonnages pour rassurer, conforter, soulager. Désormais, il n’en avait plus la force…
« Trente-cinq minutes avant auto-destruction »
« Tibo lance départ cellule un dans deux minutes. Un réfugié par habitacle, bébé avec maman. Personne dans zone de vacuité avant couloir. »
Alex beugla les instructions aux civils à l’intérieur tandis que l’enfant effectuait la dernière manipulation, après quoi Alex le souleva du sol pour courir s’installer à leurs places.
Quelques instants plus tard, l’iris de la porte se referma dans un claquement sec. Un bruit de soupape qui se vide envahit la galerie, suivit d’un grondement sourd, puis plus rien.
Thomas laissa échapper un soupir de soulagement.
« Trente-deux minutes avant auto-destruction »
Debout à l’entrée du sas de transition, il observait nerveusement le bout du couloir éclairé de bleu par intermittence.
« On arrive », lui annonça la voix de Charlotte.
Mais c’était trop tard… Même sans les détours causés par les erreurs de guidage de Charlotte, jamais ils ne les rejoindraient à temps. Thomas aurait voulu faire une prière, mais la religion n’avait jamais vraiment fait partie de sa vie et il n’en connaissait aucune. Alors il se mit à marmonner les paroles d’une vieille chanson qu’il aimait. Au moins son cerveau se focalisait-il sur autre chose.
Ballottée dans tous les sens par la course effrénée de Touruk, Charlotte s’accrochait de toutes ses forces à ses épaules.
Touruk l’avait d’abord entraîné par la main dans les couloirs, mais de toute évidence elle n’avançait pas assez vite pour lui. Il avait alors abandonné le sac et les fusils avant de la prendre sur son dos.
Il circulait à une telle vitesse qu’il devait s’aider des murs pour tourner aux embranchements. Sous ses doigts, elle sentait l’armure lui injecter toutes sortes de drogues qui lui permettaient de garder son rythme tout en supportant son poids à elle. Elle aurait voulu protester, mais à quoi bon s’ils n’arrivaient pas à temps de toute façon ?
« Vingt et une minutes avant auto-destruction »
Thomas comptait les secondes depuis la dernière annonce.
Cinquante-sept.
Cinquante-huit.
Cinquante-neuf.
« Vingt minutes avant auto-destruction »
On y était… La limite de sécurité à ne pas dépasser.
L’air se coinça dans sa gorge alors que la réalité de sa situation le frappait de plein fouet. S’il avait réussi à la repousser jusqu’ici, c’est uniquement parce qu’ils avaient une chance de s’en sortir. Désormais, il ne voyait que les vingt minutes d’appréhension et de désespoir intense que serait la fin de sa vie. Sa vision se troubla et ses jambes étaient sur le point de céder sous son poids quand un bruit de cavalcade lui parvint depuis le fond du couloir.
Touruk déboula à une allure folle, Charlotte sur son dos. Trop rapides, ils finirent leur course contre une paroi. L’alien se redressa en un instant pour se précipiter sur la console murale, laissant à Thomas le soin d’aider Charlotte à se relever.
« Dix-neuf minutes avant auto-destruction »
Le cœur de Thomas ce serra, était-il même nécessaire de lutter ? Il lança un coup d’œil résigné à l’alien qui répondit à sa question muette.
— Abtor mekh sam par nuk, dit-il précipitamment. Porkh man par massam, ab’rash men prkhman soh.
« Vingt minutes c’est limite sécurité. Vol de nous sera plus secousse, mais nous encore peut vivre. »
L’annonce lui fit comme un coup de fouet et il se rua à l’intérieur de la capsule pour y beugler les instructions fournies au départ de la première, avant de s’installer lui-même dans une alcôve.
Une lumière jaune pâle illumina la petite niche alors qu’il prenait place.
« Dix-huit minutes avant auto-destruction »
Le claquement sec de l’entrée qui se ferme retentit quelques instants plus tard et une membrane rouge et translucide se forma devant lui, bloquant la sortie de l’alvéole. À travers, il put deviner la rangée de réfugiés en face de lui aux tâches de lueurs rougeâtres. Un grondement sourd envahit l’habitacle alors que les moteurs démarraient. Tout du moins, ce qui servait de moteur.
« Dix-sept minutes avant auto-destruction »
Thomas sentit quelque chose ramper le long de sa jambe et la panique le saisit quand plusieurs tentacules noirs s’enroulèrent autour de son corps. Aux hurlements de détresse qu’il perçut, il n’était pas le seul. Il essaya de s’en défaire, mais plus il se débattait et plus les lianes se resserraient. Finalement, un tentacule épais se terminant par une bouche béante se dressa devant lui à la manière d’un serpent. L’idée absurde que la capsule puisse les utiliser comme combustible, comme nourriture, lui vint et il ne put retenir un cri de désespoir, repris en cœur par tous. Après tout ce qu’ils avaient enduré, ils allaient crever dévoré vivant !
Thomas ferma les yeux quand le serpent frappa.
Il s’était attendu à de la douleur, mais le large orifice s’était plaqué avec délicatesse sur son nez et sa bouche, enserrant légèrement l’arrière de son crâne, puis une douce torpeur l’envahit alors que les cris cessaient autour de lui.
Il ouvrit les paupières avec appréhension pour se retrouver face à un écran qui prenait toute la rondeur de l’habitacle et il se sentit terriblement bête. Les lianes avaient formé un harnais autour de son torse, sa taille et son cou le relia aux paroies. Ce qu’il avait pris pour un serpent lui maintenait la tête et lui fournissait de quoi respirer. Ils avaient eu peur du système de sécurité qui les garderait en vie.
L’écran devant lui affichait une retranscription étrange des alentours du vaisseau. Assis en tailleur, l’image qui l’encerclait lui donnait la sensation de voler, seul, au-dessus du paysage. Il voulut le toucher du bout des doigts, mais sa main passa au travers, créant des ronds aqueux à sa surface et il ne rencontra que le mur, lisse et tiède.
« Seize minutes avant auto-destruction »
Il aurait du se sentir pris de panique, mais non. Toute son angoisse avait disparu, il était apaisé, calme. Il se souvint des propriétés étranges des armures taëkh’to et comprit que le vaisseau avait dû les droguer. L’inquiétude hors de sa portée, il s’installa confortablement quand les vibrations se firent plus intenses.
Une alarme forte résonna alors dans l’habitacle et les secousses cessèrent.
Les yeux posés sur la couverture nuageuse, baigné par la pluie, Hugo regrettait de ne pas voir le soleil une dernière fois.
Il avait bien essayé de se lever, mais plus il s’agitait, moins il avait de force. Il sentait la boue se réchauffer alors que son sang s’y déversait. Au moins la douleur l’avait-elle quitté.
C’était la fin, il le savait.
Mais ça n’avait pas d’importance, même sans cet affrontement il n’en aurait de toute façon pas eu pour longtemps à vivre. Quelques semaines, tout au plus.
Non, il ne s’inquiétait pas pour lui. Il espérait seulement que l’alien ait réussi. Il restait combien de temps avant l’explosion ?
Il voulut regarder sa montre ridiculement luxueuse qu’il n’avait pas eu besoin de payer, mais son bras ne lui obéissait plus. Alors il tourna son attention vers le haut du vaisseau qu’il pouvait apercevoir entre les arbres. Une boule noir et rouge se retrouva projetée depuis l’arrière. L’alien avait échoué.
Combien d’entre eux étaient tombés durant l’affrontement ?
Il n’avait aucun moyen de savoir si cette capsule contenait l’escouade de sans-visage, ou ses hommes à lui.
Mais si une deuxième partait, ce ne pouvait être que les humains.
Hugo patienta… Il sentait le froid intense de la mort ramper le long de son corps.
Allez ! Allez ! Allez ! pria-t-il silencieusement.
Sa vision déjà vitreuse se couvrit de taches sombres, mais il lutta contre l’oubli, s’accrochant comme il le pouvait à cet espoir qui s’amenuisait. Il ne se laisserait pas aller avant d’avoir vu la deuxième capsule. Ils n’avaient pas pu faire tout ça pour rien…
Une deuxième boule noire démesurée traversa le ciel et le soulagement l’envahit.
Cet enfoiré d’alien avait au moins sauvé les siens.
Dans un sourire, il poussa son dernier soupir. De satisfaction, pour une fois…