La mer n’avait jamais été une amie, d’aussi loin que je puisse m’en souvenir. Ce n’était pas comme si je l’avais beaucoup fréquentée, j’habitais dans une ville loin des vagues et de tout point d’eau, mais le souvenir de notre rencontre n’était pas agréable. J’avais huit ans, ce jour-là, peut-être neuf. Ce que je me souvenais avec clarté, c’était l’odeur, âpre et salée, qui m’avait griffé la gorge dès que j’avais posé le pied sur le sable.
C’était lors d’un camp de vacances auquel mon père m’avait inscrite, sans que ma mère n’en soit vraiment ravie. On était parti voir la mer pour y passer un long week-end, après avoir pris le bus quelques heures pour y arriver. Je n’avais jamais vu la mer, j’étais donc extatique à l’idée d’en découvrir les vagues brillantes… mais quand je me suis approchée du rivage, enfin, la mer ne m’avait pas accueillie comme je l’avais imaginé. Elle n’avait pas lissé la plage comme une amie attentive, ni murmuré des promesses d’aventures. Non, la mer avait reculé dès qu’elle m’avait vue, comme si elle ne voulait pas de moi. Chaque vague qui venait se briser contre la côte s’était retirée précipitamment, presque repoussée par une force invisible.
Je m’étais arrêtée, le cœur battant, et un malaise sourd s’était emparé de moi. L’eau s’éteignait, se dérobait, fuyait sous mes pieds comme si elle ne m’avait pas autorisée à y poser mon empreinte. Je voulais y mettre les pieds, juste une fois, sentir l’humidité sur ma peau, mais dès que je m’étais penchée, la vague s’était repliée avec violence, me faisant trébucher en arrière. La douleur qui m’avait saisie le ventre n’avait rien eu d’anodin. C’était une douleur profonde, ancrée dans les entrailles ; un rejet silencieux. La mer refusait de m’accueillir, moi, cette petite fille, cette étrangère venue trop tard. Je n’appartenais pas à ce lieu et il semblait quel lui-même m’en voulait d’être là. Ou que quelque chose clochait, manquait.
Je n’avais jamais su pourquoi, mais ce jour-là, la mer m’avait donné l’impression que je n’étais pas la bienvenue. Peut-être était-ce dans ma tête, juste le reflux constant des vagues et le vent qui me jouaient un tour. Peut-être étais-je juste malade et la douleur qui me rongeait l’intérieur en était le symptôme. Mais j’étais restée loin de la mer, recroquevillée sur moi-même, à écouter les rires des autres enfants au loin qui s’amusaient dans les vagues. À désirer rentrer dans le confort du foyer et du connu autant que je désirais rester ici, loin des tensions entre mes parents.
C’est pourquoi, alors que je m’apprêtais à grimper dans le ferry qui devait m’amener sur l’île d’Ardnamairne, en Ecosse, une certaine appréhension me rongeait. Le souvenir de la mer ne m’évoquait rien de bon : seulement une douleur vive, une sensation de vide, de froid, de manque. Mon cœur battait avec la même anxiété qu’à l’époque, ce même poids dans ma poitrine qui ne s’était jamais vraiment dissipé depuis cet été de mon enfance. Le souvenir de la mer qui s’était retirée à mon arrivée restait aussi vif dans mes entrailles, aussi palpable que la douleur d’une vieille blessure. J’avais beau être adulte, je ne pouvais pas effacer ce sentiment étrange qui me rongeait.
Le bateau s’éloignait du port, mais la mer me paraissait toujours aussi vaste, aussi indifférente. Les vagues ondulaient doucement sous la coque, comme des promesses de calme. Une musique qui, paradoxalement, me calmait autant qu’elle me mettait mal à l’aise. Ce bruit, si familier et pourtant si lointain, résonnait comme une répétition hypnotique, un battement de cœur étranger. Chaque mouvement du bateau m’enfonçait un peu plus dans mes pensées, un peu plus dans ce malaise que je n’arrivais pas à expliquer, comme l’écho d’un rejet que je n’avais jamais vraiment accepté.
Puis, alors que je restais là, perdue dans mes pensées, le bateau s’enfonça un peu plus dans les eaux. Un cri d’oiseau, lointain, me tira de ma rêverie. Je levai les yeux, cherchant un point de repère, et j’aperçus un groupe de mouettes planant au-dessus de l’eau. Leur vol désinvolte, leur liberté, semblaient contraster violemment avec la tension que je sentais dans ma propre poitrine.
J’inspirai profondément.
La douleur n’était plus la même qu’autrefois, pas aussi aiguë que dans mes souvenirs — seulement le fantôme d’une émotion, d’un souvenir. Ou peut-être était-ce parce que je n’étais pas dans la mer, mais simplement sur le pont du navire ? Je me surpris à me pencher légèrement sur le garde-corps, observant la mer non sans un poids au fond du ventre, guettant l’horizon à la recherche d’îles, de signes de civilisation. Puis je finis par aller m’asseoir à une place libre. Derrière moi, les conversations des autres passagers mêlées au ronronnement du moteur formaient un fond sonore étonnamment rassurant. Je n’étais pas seule face à cette étendue d’eau.
À mesure que nous approchions de l’île d’Ardnamairne, de petits points blancs et gris commencèrent à apparaître à l’horizon. En y regardant de plus près, je compris qu’il s’agissait de phoques, et quelque chose remua douloureusement en moi à cette vue. Je serrai soudainement la rambarde en grimaçant, sans vraiment comprendre le pic soudain qui venait de m’électriser. La faim ? Les anglais qui débarquaient ? Assurément l’un ou l’autre. Je n’avais qu’une hâte : poser pied à terre et rejoindre l’hôtel que j’avais réservé. Manger un morceau, ou peut-être simplement me jeter dans le lit pour une sieste bien méritée… Après un tel voyage, je ne rêvais que d’une douche et d’un matelas moelleux.
Quand le bateau s’arrêta, un léger soulagement traversa mon corps — mais il ne fit que souligner un autre malaise, plus profond. Je me levai d’un geste automatique, les jambes encore engourdies, et me dirigeai vers la sortie. Mes yeux se fermèrent une fraction de seconde alors que je passais devant les autres passagers, trop absorbés par leurs discussions et leur excitation de découvrir l’endroit. Mais pour moi, ce lieu n’était qu’un décor flou, un simple arrière-plan derrière lequel mon esprit restait englouti.
Je marchai jusqu’à l’hôtel sans vraiment prêter attention aux collines verdoyantes qui surgissaient derrière les maisons colorées. L’odeur de l’air, ce mélange de sel et de terre humide, ne m’était pas familière, mais je n’y prêtais guère attention. La douleur ne disparaissait pas — au contraire, elle me semblait s’amplifier à mesure que je m’enfonçais dans les ruelles étroites du village. Un vertige diffus m’envahissait, cette même sensation que j’avais eue enfant, au bord de la mer, comme si le sol pouvait se dérober à tout moment sous mes pieds.
Je me sentais déconnectée, hors de tout, lessivée. Une fatigue pesante s’était installée dans mes muscles. Arrivée devant l’hôtel, je pris malgré tout un instant pour détailler l’endroit où j’allais crécher : il n’était pas grand, mais il dégageait une intimité discrète, presque comme une maison familiale. Il se dressait fièrement au coin d’une ruelle pavée, ses murs de pierre grise et rugueuse contrastant joliment avec des volets bleu pâle, délavés par les embruns. Une porte d’entrée en bois rouge, bien entretenue, était encadrée de petites fenêtres à carreaux blancs, avec des jardinières de fer forgé d’où pendaient des plantes délicates. J’entrai dans la bâtisse et me présentai à la réception. Une vieille femme aux cheveux blancs et au sourire chaleureux m’accueillit. Son accent écossais était si épais que je ne sus trop comment je fis pour comprendre ce qu’elle me disait, mais je récupérai mes clefs et compris l’étage de ma chambre du premier coup.
Une fois dans la chambre quatre, je posai mes bagages sans réfléchir, sans même les défaire. Je m’avançai vers le lit, m’y effondrant presque. Un soupir lourd m’échappa alors que je me laissais tomber sur le matelas, les jambes encore pendantes dans le vide. Peu m’importait l’endroit, le temps ou les bruits lointains de l’hôtel. Tout ce qui comptait à cet instant, c’était cette douleur sourde qui me dévorait les entrailles, et cette fatigue accablante qui semblait engloutir chaque parcelle de moi.
Je fermai les yeux, la tête légèrement enfoncée dans l’oreiller. Pendant un instant, je ne pensai plus à rien. La mer, le voyage, le port, l’hôtel — tout cela me semblait lointain, insignifiant, perdu dans l’immensité du vide que je ressentais. Il ne restait que cette douleur, ce poids écrasant, et une lassitude profonde que je n’avais même pas envie de nommer.