Les habitants, quelques silhouettes repliées sur elles-mêmes, semblaient m'observer avec une curiosité silencieuse, leurs regards jetés furtivement depuis les fenêtres ou les portes ouvertes. Ils ne s’attardaient pas, mais leur présence pesait dans l’air marin. Je sentis un frisson me parcourir le dos sous cette attention non dite.
Mes jambes me portaient d’une allée à l’autre : je m’étais mise en tête de trouver la maison de Mairead, sans même savoir si elle existait encore. Les rues se ressemblaient toutes, bordées de murets moussus, certains de petits jardins fleuris.
C’est là que m’était revenue la voix de ma mère. Sa certitude tranquille, presque glaciale, quand elle avait lâché : « Grand-mère est morte à ta naissance. »
Et si c’était vrai ? Si je m’étais bercée d’illusions ? Une idée, absurde mais entêtante, s’était alors imposée à moi. Si elle était morte… il y aurait une tombe.
Le cimetière du village était vieux, rongé de lichens, les noms à demi effacés par les embruns et les années. J’y avais erré un long moment, le cœur battant, la gorge sèche. Et je l’avais trouvée.
Mairead Buchanan.
Le nom gravé dans la pierre, froid, définitif.
Je m’étais figée, incapable de bouger. Le vent soufflait fort, faisant danser les herbes hautes entre les tombes, mais je n’entendais plus rien. Juste ce silence intérieur qui n’annonce rien de bon. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, figée devant la dalle. Peut-être des minutes, peut-être une heure. L’idée de rentrer m’effleurait, mais quelque chose résistait. Je n’arrivais pas à croire que ce soit la fin. Que cette histoire s’arrête là, dans ce cimetière perdu.
Alors, dans un dernier élan, j’avais cherché. Pas un prénom, cette fois. Un nom. Buchanan.
Je l’avais trouvé, inscrit en lettres noires sur une boîte aux lettres d'une maison. J’avais hésité, le poing suspendu dans l’air, puis j’avais frappé, sans vraiment y croire.
C’est là que les choses avaient commencé à basculer.
La porte s’ouvrit lentement sur une vieille femme, aux cheveux blancs noués en un chignon serré. Elle avait le visage marqué par l’âge et les intempéries, mais son regard, clair et tranchant, ne laissait place à aucune faiblesse. Je la scrutai, mon cœur battant un peu plus fort. Était-elle de ma famille ? Je ne savais jusqu'alors même pas que le nom de jeune fille de ma mère était Buchanan, c'était dire. Mais me voilà qui recherchait des traits familiers sur son visage, le nez de ma mère, peut-être, son regard ?
La vieille femme me fixa longuement, et un silence lourd s’installa entre nous.
—Je cherche Mairead, me lançai-je sans vraiment y croire étant donné que j'avais vu sa tombe, ma grand-mère. Je m’appelle Brune.
—Elle n’est malheureusement plus ici, depuis quelques temps déjà. Je suis Malvina, sa sœur, et je suis celle qui veille sur Muirbahn.
Un frisson me traversa, quelque chose de glacé dans les mots de Malvina, quelque chose qui suggérait qu’ici, tout était sous contrôle, que ce village et ses habitants ne laissaient pas place à l’imprévu, que chaque geste, chaque parole, portait un sens. Le regard de Malvina m'observai d’une manière presque insoutenable, mais, bien que déstabilisée, je ne détournai pas les yeux.
—Vous êtes la chef du hameau ?
Malvina hocha la tête lentement. « Oui. » Elle laissa un temps de silence, puis ajouta, presque comme un avertissement :
—Muirbahn est un endroit où l’on vit simplement, loin des regards curieux du monde. Si vous êtes ici pour trouver quelque chose… ou quelqu'un, il vous faudra apprendre à accepter les choses telles qu’elles sont.
Je sentis une lourdeur s’installer dans l’air. Les mots de Malvina, lourds de sens, me renvoyaient à mes propres attentes, à mon désir de comprendre ce qui m’avait poussée jusque-là. Mais il n’y avait pas de réponses simples ici. Malvina, avec ses airs de matriarche sévère, semblait être la clef d’un monde que je n’avais pas encore compris.
Sans un mot de plus, Malvina se tourna et m'invita à entrer dans la maison. La porte grinça dans un souffle rauque, l’espace à l’intérieur semblait encore plus sombre, plus clos. Le feu crépitait dans l’âtre, offrant une atmosphère plus douce et chaleureuse que ce qu’exsudait – pour l’instant – sa propriétaire.
—Vous êtes donc ma grande-tante... Vous pourriez m'en dire plus sur Mairead ?
Malvina ne répondit pas tout de suite. Elle se contenta de me regarder, son regard acéré scrutant chaque détail de mon visage, comme si elle cherchait à percer un secret. Puis, dans un souffle, elle répondit :
—Dites-moi d’abord ce que vous êtes venue chercher ici, ce que vous savez, et je complèterai.
Le ton de sa voix, impérieux mais pas tout à fait menaçant, me laissa un peu déstabilisée. Je n'étais pas certaine de ce que j'avais attendu de cette rencontre, mais peut-être l’espoir d’une réponse plus chaleureuse, d’une parole rassurante. Malvina ne semblait toutefois pas de cet acabit. Non, elle voulait d'abord me tester, savoir ce que j'avais dans les mains avant de délivrer son propre récit.
J'inspirai profondément. J'avais beau être jeune, encore un peu naïve, je savais que la vérité ne viendrait pas facilement. Et je devais l’affronter, quel qu’en soit le prix.
Je fouillai dans mon sac puis en sortis l’enveloppe jaunie, un peu froissée, qui contenait la lettre de Mairead. Je la tendis silencieusement à Malvina.
La vieille femme la prit d’une main ferme, mais elle ne se hâta pas de l’ouvrir. Elle la tourna entre ses doigts, l'examina longuement, comme si elle pesait chaque mot inscrit sur ce papier, avec une certaine émotion même. Un frisson me parcourut. J'avais l’impression que le simple geste de tendre cette lettre avait déjà changé quelque chose dans l’air.
—Mairead…, murmura Malvina, son regard un instant perdu dans le passé.
Elle posa les yeux sur moi, un éclat de défi brillant dans ses prunelles.
—Vous croyez peut-être que cette lettre vous donnera toutes les réponses ? Qu’elle vous apportera ce que vous cherchez ? Sa voix se fit plus grave, presque menaçante. Mairead était… différente. Ce que vous croyez savoir d’elle est sans doute bien éloigné de la vérité.
Je sentis mon cœur battre plus fort, la tension montant dans mes veines.
—Dites-moi, alors.
Je m’étais redressée, décidée. Je n’étais pas venue jusqu’ici pour entendre des demi-vérités.
Malvina me regarda longuement, puis, lentement, elle se dirigea vers la cheminée. Le crépitement du feu dansait dans la pièce, jetant des ombres mouvantes sur les murs. Elle s’assit sur une chaise en bois usée, ses mains toujours posées sur la lettre, et m'invita à en faire autant. Puis elle glissa des lunettes en demi-lunes sur son nez et prit le temps d’ouvrir la lettre et de la lire. Les secondes passèrent lentement, tandis que je me frottais distraitement les mains en attendant qu’elle ait terminé. Puis enfin :
—C’est tout ce que vous savez, donc. Sa question n'était pas vraiment un reproche, mais plutôt une tristesse. C’est tout ce que vous avez… sur notre famille ?
Lorsque j'hochai la tête, Malvina ferma les yeux un instant, comme si la réponse venait de raviver une vieille douleur. Ses traits se durcirent un peu, mais il y avait quelque chose d'autre dans son regard, une mélancolie qui n’avait plus rien à voir avec l’acier froid qu’elle affichait plus tôt.
—Qu’est-ce que Catriona vous a-t-elle fait…, murmura-t-elle, presque pour elle-même, un léger tremblement dans la voix. Puis, en posant ses yeux sur moi, elle ajouta, plus franchement. Elle ne vous a pas rendu service en dissimulant tout ça.
Intriguée, je me penchai en avant. Je me sentais comme une étrangère dans cette histoire familiale, c'était un véritable puzzle avec des pièces manquantes.
Malvina, elle, n'avait pas l’air de vouloir s’arrêter là. Elle continua, les yeux dans le vague, comme si elle revivait un moment précis du passé.
—Vous devez savoir que, il y a vingt-cinq ans maintenant, Catriona est partie sans un mot. Elle marqua une pause, un soupir long et lourd, avant de me regarder droit dans les yeux. Elle est partie de Muirbahn, de Ardnamairne… sans rien dire. Elle nous a laissées ici, avec un vide immense, un gouffre. Et votre grand-mère… Mairead… elle en a terriblement souffert.
Je déglutis difficilement, cherchant à comprendre.
—Partir sans rien dire… mais pourquoi ?
C’était une question qui s’était formée dans ma tête dès que j'avais entendu ce nom, Catriona, prononcé de cette manière. Quel genre de départ pouvait être aussi brutal ?
Malvina eut un rictus amer, presque un sourire.
—Elle est partie comme un fantôme, sans explication, sans retour. On ne l’a jamais revue. Elle secoua la tête, comme pour chasser des images qu’elle n’avait pas envie de revoir. Elle n’a pas dit un mot. Et Mairead, elle, elle a dû porter ce fardeau toute seule. Elle marqua un nouveau silence, le visage sombre, avant de souffler lentement, presque comme une confession : Mairead a toujours cru qu’il y avait quelque chose à réparer, quelque chose qu’elles avaient raté. Mais Catriona n’a jamais voulu revenir. Elle a coupé les ponts, définitivement. Et Mairead n’a donc jamais su quel était le problème.
Le silence se fit pesant. Je sentais que des années de douleur et de non-dits pesaient sur ses épaules. J'avais le sentiment qu’une page du passé que j'ignorais se tournait brusquement devant moi, pleine de secrets que je ne soupçonnais pas.
—Mairead ne s’est jamais remise de ça. Elle a vieilli plus vite, perdu de sa lumière. Catriona l’a laissée dans l’ombre de son départ, comme un secret honteux.
Je sentis mon ventre se nouer, un sentiment d'impuissance qui m'envahit. J'avais toujours cru que ma famille avait une histoire simple, claire : des parents qui s'étaient rencontrés au travail et avaient décidé de fonder une famille, qui m'avaient eu moi, et qui se déchiraient maintenant en disputes. Mais tout ça, tout ce que je croyais savoir, s'effondrait lentement autour de moi. Il y avait des fissures, des blessures que je ne pouvais pas comprendre encore.
J'ouvris la bouche, mais les mots restèrent bloqués dans ma gorge. Comment réagir face à une telle révélation ? Pourquoi Catriona avait-elle fait ça ? Et pourquoi Mairead, si aimante, avait-elle continué à espérer, même après toutes ces années ? Et vingt-cinq ans…
—Il y a vingt-cinq ans… Je suis née l’année de son départ ?
—Si c’est le cas, personne ne savait que Catriona était enceinte.
Le silence entre nous se fit plus lourd.
—Mais… J'hésitais, cherchant mes mots. Si personne ne savait, cela veut dire que... elle était enceinte quand elle est partie ?
Malvina hocha lentement la tête, ses yeux se perdant un instant dans les flammes du feu.
—C’est ça, ou bien elle l’est devenue après. Catriona n’était pas quelqu’un qui laissait les gens entrer dans sa vie… surtout pas sur ce genre de sujet.
Je me sentis soudain déstabilisée, envahie par une avalanche de questions sans réponse. Tout était remis en question jusqu’à ma propre naissance. Quand ma mère était-elle tombée enceinte ? Pourquoi était-elle partie sans rien dire de tout ça ? Mon père était-il donc vraiment mon père ? J'inspirai un bon coup en essayant de mettre tout ces questionnements de côté, car je sentais que je risquais de tomber dans une abîme sans fond…
Malvina m'observa avec un regard plus intense, comme si elle mesurait la profondeur de mon trouble. Puis, d’un ton qui marquait une certaine surprise, elle ajouta :
—Je suis … étonnée de vous découvrir, Brune. Vous… Elle secoua la tête doucement, comme si elle peinait à comprendre. Vous ressemblez tellement à Mairead, à cette époque-là.
Il y avait une pointe de mélancolie dans la voix de Malvina, un poids qu’elle semblait porter depuis trop d’années, un fardeau lié à la disparition de Catriona et à ce secret qui s’était étendu comme une ombre sur toute la famille. Elle semblait aussi chercher quelque chose chez moi, un signe, une preuve que l’histoire n’était pas perdue pour toujours.
—Mais pourquoi ne m’a-t-on jamais parlé de tout cela ? Pourquoi tout a été caché ? demandai-je, le cœur battant. Je sentais que la clef de cette histoire résidait quelque part dans ces non-dits, mais où ?
Malvina se leva lentement, s’approchant de la fenêtre. Elle fixa la mer un moment, l’air perdu dans ses pensées. Puis elle tourna à nouveau son regard vers moi, d’une intensité presque poignante.
—Parce que, ma chère, certaines choses ne peuvent pas être dites. Elles ne peuvent pas être partagées. Vous êtes là maintenant, et c’est bien. Mais la vérité a un prix. Elle marqua une pause. Cette famille, ce village, a des secrets qu’il n’est pas facile de comprendre.
—J’ai envie de comprendre, de savoir.
Je la regardais depuis ma chaise, près du feu, le visage empli de volonté. Malvina se contenta de sourire.
—Ce n’est pas si facile. Je vous propose de déjà vous familiariser avec les lieux, avec les gens, avec moi.
Je fronçai les sourcils, sentant la profondeur de cette réponse. Ce n'était pas une simple invitation à explorer le village, mais un défi silencieux. Comme si, derrière les murs de Muirbahn et les regards des habitants, se cachait quelque chose que je ne pouvais saisir immédiatement.
— Vous me dites de rester ici, mais... pourquoi ? Pourquoi ne pas me dire ce que je dois savoir ? Pourquoi me faire attendre ? Je m'efforçai de ne pas laisser ma frustration transparaître, mais il était évident que la patience n’était pas mon fort. La vérité, celle que je recherchais désespérément, m'échappait encore, et l’incertitude me rongeait.
Malvina se dirigea alors vers une petite table en bois où traînait un carnet usé. Elle le prit avec une délicatesse presque irréelle et, tout en le feuilletant lentement, parla d'une voix qui semblait vouloir se fondre dans le crépitement du feu.
— Parce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas saisir d’un coup, Brune. Pas ici. Pas avec nous. Elle tourna une page, comme si les souvenirs qu'elle manipulait étaient aussi fragiles que du verre. Il y a des liens, des regards, des silences… des choses qui prennent du temps. Et vous, vous ne pouvez pas comprendre tout ça du jour au lendemain.
Je me levai à mon tour, en proie à une agitation que je ne pouvais plus contenir. Chaque mot de Malvina semblait me repousser encore plus loin, comme si je n’étais qu’un spectateur, qu'une étrangère dans l’histoire que je voulais pourtant ardemment connaître.
— Mais j’ai le droit de savoir ! m’exclamai-je. C’est ma famille, je dois comprendre pourquoi… pourquoi Catriona a disparu, pourquoi Mairead a souffert. Pourquoi tout ça est resté secret ! Qu’est-ce qui est resté secret là-dedans !
Malvina leva les yeux vers moi, un éclat de compréhension passant furtivement dans son regard. Elle s’approcha lentement, posant doucement le carnet sur la table, puis croisa les bras. Le feu dans la cheminée jetait une lumière tremblante sur ses traits marqués par les années.
— Je ne vous fais pas attendre pour vous torturer, Brune. dit-elle d’une voix plus douce, mais toujours empreinte de cette même gravité. Je vous fais attendre parce qu’il n’y a pas de réponse facile à vos questions. Et surtout parce que ce que vous cherchez… vous devrez le découvrir par vous-même.
— Je comprends. Je soufflai, plus pour moi-même que pour Malvina. Mais je ne vais pas m’arrêter là. Je me dirigeai vers la porte, décidée. Je vais découvrir ce qu'il s’est passé. Et vous, vous m’aiderez à le faire.
Malvina resta un moment immobile, les bras toujours croisés. Un sourire, presque imperceptible, se dessina sur ses lèvres.
— Si vous êtes prête à accepter ce qui vous attend… dit-elle enfin, dans un murmure plus proche du vent que de la parole. Alors, allons-y.