Je m’échappai de la maison d’Eoghan comme une fugitive. Je ne savais même pas pourquoi je partais, ni où j’allais. Tout ce que je savais, c’était qu’il fallait que je parte, maintenant, tout de suite. Mes pas étaient précipités, presque désordonnés, alors que je me glissai entre les rochers, longeant la plage, m’éloignant de plus en plus de la grande maison, de l’eau, de tout ce que je venais de vivre. Mon cœur battait à tout rompre, chaque souffle était une lutte pour ne pas me laisser engloutir par l’angoisse. Je sentais encore la chaleur de la peau de phoque sous mes doigts, la sensation étrange qui me serrait la gorge, et surtout, la façon dont Eoghan avait réagi lorsque je l’avais touchée. Ce grognement, cette tension brutale qui s’était emparée de lui.
Je secouai la tête, balayant ces pensées envahissantes. Ce n’était pas le moment de m’arrêter. Mais mon corps, lui, n’écoutait plus la logique. Je me retrouvai soudain à trébucher sur un gros rocher, m’agrippant à lui pour ne pas tomber. La douleur à ma cheville, l’instant de vertige, me ramenèrent brutalement à la réalité. Je m’assis là un moment, haletante, les mains sur les genoux, les yeux rivés sur le sable humide.
C’était dans ce moment-là, dans cet état de confusion, que je l’aperçus. Sorcha. Elle était là, un peu plus loin, seule, comme si elle avait attendu que je fasse mon apparition. À la vue de la jeune femme, je m’arrêtai net, mes jambes vacillèrent sous moi. Je n’étais même pas surprise de la voir. Sorcha semblait avoir cette façon d’arriver là où on ne l’attendait pas. Elle s’avança, calme, déterminée, mais pas pressée. Elle semblait comprendre sans même que j’aie à lui dire quoi que ce soit.
— Tout va bien ? demanda-t-elle, d’une voix tranquille, mais empreinte d'une inquiétude palpable.
Je voulus répondre, mais aucun mot ne voulait sortir. Je n’arrivais pas à trouver ma voix. Je me contentai de fixer Sorcha, les yeux brillants d’une confusion mêlée à la détresse. Mes lèvres tremblaient, un soupir s’échappa entre mes dents. Mes mains, moites, se crispaient. Je baissai les yeux, honteuse de ne pas être capable de tenir mes propres émotions en laisse.
— Si tu restes ici, je risque de t’exploser dessus…
— Alors fais. Mais permets que je m’installe avant.
C’était adorable et très prévenant de sa part, ça me faisait du bien de voir que, parmi les villageois, il y en avait qui se souciaient vraiment de moi sans même me connaître. J’avais qui plus est bien besoin d’une confidente, quelqu’un à qui étaler mes problèmes, mes doutes et mes suppositions. Quelqu’un qui m’écouterait sans jugement et m’aiderait à y voir plus clair. J’observai Sorcha un petit moment, en silence, essayant de trier mes pensées et mes émotions pour en parler de la meilleure façon... mais c’était difficile : tout se mélangeait sous mon crâne.
— Je crois juste qu’il y a eu beaucoup trop en peu de temps. J’ai... de mauvais souvenirs avec la mer, et Eoghan a voulu m’aider à m’y sentir à l’aise, mais c’était trop rapide pour moi. Ensuite, des villageois m’ont lancé un défi et je me suis retrouvée piégée dans une grotte pour la nuit à cause de la marée. Et aujourd’hui... aujourd’hui, j’ai touché à quelque chose que je n’aurais pas dû chez Eoghan.
Elle m’écouta en silence, son regard grave, sans jugement. Quand j’eus terminé, elle me fixa un instant, puis prit une profonde inspiration avant de répondre d’une voix calme, mais ferme :
— Brune… Ça doit être beaucoup à digérer, surtout si c’est arrivé à aussi peu d’intervalle. Ou si tu n’étais pas prête pour. Eoghan… Il ne comprend pas toujours les limites des autres. Il agit avec ses propres certitudes, avec sa propre vision du monde. Mais ça ne veut pas dire que tu dois suivre son rythme alors ne te sens pas mal vis-à-vis de ça si c’était le cas, d’accord ? Quant à la grotte, je vois très bien de laquelle tu parles. Je suis désolée que tu aies eu à vivre ça, ça a dû être effrayant... Mais concernant ce qu’il s’est passé avec Eoghan, tu veux m’en dire davantage ?
Comme elle était proche d’Eoghan, je ne savais pas si c’était une bonne idée. D’autant plus qu’il s’agissait de parler aussi de mes doutes et de mes suppositions concernant ce qu’il se passait à Muirbahn. Je croisai le regard bleu de la jeune femme, sérieux et inquiet, et je sus que je pouvais lui raconter. Quelque chose en elle donnait confiance.
— Il y avait une peau de phoque dans sa chambre. Elle m’a aussitôt attirée et je n’ai pas pu m’empêcher de vouloir y toucher. C’est là qu’il est entré, il m’a vue, et il m’a grogné dessus. Il n’avait vraiment pas l’air content. Je suis partie précipitamment...
La rouquine m’observa longuement sans rien dire, le silence n’étant dérangé que par le bruit des vagues. Puis elle réagit en posant une question :
— Et que sais-tu de cette peau de phoque, au juste ?
— Je ne sais pas quoi te répondre… D’un côté, j’ai envie de te dire que ce n’est qu’une peau anodine, qu’elle était simplement décorative... mais d’un autre côté, j’ai bien compris qu’il se passait quelque chose, ici, à Muirbahn, en lien avec la légende des selkies. Mais…
— Mais ?
— C’est difficile à penser, à accepter.
— C’est à toi de voir ce que tu veux, Brune, dit-elle en posant sa main sur ma cuisse, un sourire rassurant aux lèvres. Elle continua toutefois sur sa lancée : En savoir plus, comprendre les choses, mais devoir les accepter... ou rester dans le flou et ne pas avoir à te confronter à tout ça. Mais tu ne vas pas pouvoir rester entre deux.
— Je veux savoir, je veux comprendre. C’est juste... tellement incroyable ? Ça remet en question tellement de choses... ce que je pensais possible ou pas, déjà. Mais surtout pourquoi la peau m’a autant appelée ? Pourquoi la mer m’est si douloureuse ? Le rôle de ma mère dans tout ça, mon rôle à moi...
— Malheureusement je n’ai pas de réponses à ces questions, mais je t’écoute et te guide volontiers comme je peux. Je pense déjà qu’après tout ça, il te faut du repos. Et une bonne discussion avec Malvina, car si quelqu’un peut te répondre au sujet de ta mère, en dehors d’elle-même, c’est bien elle.
J’hochai la tête avant de poser la question qui me brûlait les lèvres, bien que je me doutais déjà de la réponse.
Sorcha ? Es-tu aussi une selkie ?
En guise de réponse, elle me sourit mystérieusement.
— Tu me poses vraiment la question ?
— Non, c’est plus une affirmation qu’autre chose, en vrai. Eoghan, toi, Malvina. Est-ce que c’est pour ça que les gens du village ne veulent pas de moi ?
— Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas de toi, enfin je ne crois pas. Certains ont juste du mal à accueillir de nouvelles têtes ou ont peur pour leur secret. Mais tu n’es pas vraiment une étrangère, dans tout ça... et ils le savent : tu t’es présentée comme la petite-fille de Mairead à ton arrivée.
— Ca ne les a pas empêchés de m’ignorer.
— Je suppose qu’ils te jaugeaient. Attendaient de voir si tu allais rester ou non, ainsi que ce que tu savais du village.
— Et je ne savais rien. Je ne sais toujours rien.
— Ça va venir, promis.
Je poussai un profond soupir en observant l’horizon, le poids que je sentais sur les épaules depuis mon arrivée s’évanouissant peu à peu. Bien sûr, la vérité n’était pas facile à entendre ni à imaginer ; des selkies, vraiment ? Mais c’était mieux que d’être dans l’ignorance, à l’écart.
— Merci beaucoup de m’avoir écoutée, vraiment.
— Avec plaisir ! Oh, regarde qui voilà.
Je tournai la tête vers Sorcha et aperçus Eoghan arriver sur la plage, marchant à grands pas en notre direction, le visage fermé. Une boule d’appréhension au ventre, je me relevai en même temps qu’elle. Elle m’offrit un petit sourire d’encouragement.
— Je vais vous laisser discuter. N’hésite jamais à venir vers moi si tu as besoin de parler un peu, d’accord ? Tu n’es pas seule.
— Merci Sorcha...
Et sur ces mots, elle me laissa seule avec les vagues, et avec Eoghan qui arriva à mon niveau. Je n’eus pas le temps de paniquer davantage qu’une grande main, chaude et calleuse, se posa sur mon épaule. Mon regard se plongea bientôt dans celui de l’Écossais et je m’attendais à tout sauf à ça :
— Excuse-moi d’avoir réagi comme je l’ai fait tout à l’heure.
C’était plutôt à moi de m’excuser de mon intrusion, de mon indiscrétion. Pinçant les lèvres, je secouai doucement la tête, mes boucles brunes voletant au vent. Le regard d’Eoghan sembla suivre un instant le mouvement.
— Non, non, c’est à moi de m’excuser. Je n’aurais pas dû entrer dans ta chambre, ni toucher à tes... affaires.
Échappant un rire, il poursuivit :
— On est vraiment en train de s’excuser l’un à l’autre pour des bêtises ? Laissons ça derrière, tu veux bien ?
À ça, je me contentai d’acquiescer, un petit sourire venant jouer sur mes lèvres. Et nous nous mîmes à marcher au bord de la mer, Eoghan près des vagues et moi à ses côtés. Le silence s’installa naturellement entre nous, mais aucunement désagréable. Juste le bruit de l’eau, des mouettes, de la nature qui bruissait doucement. Je le perçai soudain de ma révélation :
— Je sais. Pour toi, pour Sorcha...
— Ce n’était qu’une question de temps avant que tu ne devines. Alors ?
— Je ne sais pas encore quoi en penser. Je ne l’ai pas non plus vu en vrai, c’est difficile d’y croire... enfin, de vous imaginer vous transformer, je veux dire ? J’ai tellement de questions...
Je m’arrêtai, observant sa silhouette devant la mer et la lumière aveuglante du soleil. Au hochement de tête qu’il m’adressa, je posai ma première question, celle qui me taraudait, qui me faisait me demander si j’étais si différente ici.
— Tous les villageois sont-ils des selkies ?
— Pas tous, mais beaucoup d’entre eux le sont, oui.
Pas tous. C’était étrangement rassurant, de ne pas être la seule humaine au milieu de tous.
— Et les phoques, là-bas ? Ce sont des selkies ou de vrais animaux ?
— Si tu veux savoir un secret, les selkies sont souvent un peu plus grands que des phoques standards sous leur forme animale.
Il m’offrit un clin d’œil amusé.
— À toi de savoir les différencier.
Bougonnant doucement, j’observai longuement les animaux au loin sous les sourires d’Eoghan, qui s’amusait visiblement de la situation. J’en repérai bien un, qui était plus grand et plus gros que les autres, d’un gris très foncé, mais c’était là la seule différence que je voyais.
— C’est un selkie, lui ? Le gris foncé tout à droite.
— Non, il est juste particulièrement gros, lui.
Et sous mes airs exaspérés, Eoghan ne put qu’éclater de rire.