Sortant du pick-up, je me tournai vers Eoghan avec un petit sourire.
—Merci encore de m’avoir déposée, je vais raconter à Malvina ce qu’il s’est passé et… voir avec elle ce que je peux faire.
—Oui, elle devrait pouvoir t’aider ! Prends soin de toi, Brune.
Je le regardai s’éloigner avant de me diriger vers la maison de Malvina. Le vent frais soufflait dans mes cheveux, mais l’air était encore doux, une douceur étrange qui semblait envelopper ce coin reculé du monde. Frappant à la porte, celle-ci ne mit pas longtemps à s’ouvrir sur le visage sérieux de Malvina, qui s’illumina d’un sourire à ma vue.
—Oh, Brune. Entre donc, j’ai fait du thé !
L’intérieur de la maison dégageait une chaleur réconfortante qui contrastait agréablement avec le vent extérieur. Malvina me guida vers le coin du feu, où une théière fumante attendait. Les flammes dansaient dans l’âtre, jetant des ombres mouvantes sur les murs de la pièce.
Je m'installai dans le fauteuil en cuir près du feu, observant Malvina qui s’affairait à remplir deux tasses de thé. La vieille femme me regarda par-dessus son épaule.
– Ça n’a pas l’air d’avoir été une journée facile. Tu veux bien me raconter ce qu'il s’est passé ?
Je pris une longue inspiration, le thé réchauffant mes mains, et lui racontai tout, lentement, de la rencontre d’Eoghan sur la plage jusqu’à l’étrange malaise que j'avais ressenti lorsque j'avais été proche de l’eau. Je parlai de la douleur habituelle que je ressentais, de la sensation de me noyer dans mes émotions, et comment Eoghan était intervenu, pensant bien faire.
—Il m’a demandé d’aller dans l’eau avec lui. Il pensait que ça m’aiderait, qu’il suffisait de respirer et de laisser la mer faire le reste. Mais... la douleur a été trop forte. Je baissai les yeux sur ma tasse, un frisson passant dans mon dos à la pensée de ce moment.
Malvina écouta attentivement, les mains croisées sur son ventre, les yeux pétillants d’une compréhension silencieuse. Il me sembla entendre un « Je ne pensais pas que c’était à ce point… » mais je n’en étais pas sûre. Et après une longue pause, la vieille femme prit la parole, d’une voix douce mais ferme.
—Tu sais, Brune, la mer ici, elle n’est pas seulement un élément naturel, c’est presque une entité à part entière. La mer a une manière de traiter ses enfants, ceux qui viennent d’ici, et ceux qui sont attirés par elle. Elle peut guérir, oui. Mais elle peut aussi rappeler de vieux souvenirs, des douleurs enfouies. Peut-être que c’est ça qui t’a frappée.
J'hochai lentement la tête, mon regard perdu dans les flammes.
—C’est comme si la mer m’avait rejetée, mais en même temps... j’ai l’impression d’avoir rejeté la mer aussi. J’ai peur de m’en approcher, désormais, parce que je redoute ce qu’elle va me faire subir.
—La mer..., elle accueille tous ceux qui viennent à elle. Mais ce n’est pas toujours simple. Malvina la fixa intensément, un sourire doux sur ses lèvres. Peut-être que c’est le moment pour toi de comprendre pourquoi tu te sens ainsi. Et peut-être qu’Eoghan t’a poussé là où tu n’étais pas prête à aller, mais c’était sans malice. Lui, il croit que la mer peut tout réparer, et il veut y croire pour toi aussi. Mais tu as ton propre chemin à faire.
Mon regard s’attarda sur la vieille femme alors que je laissais échapper un léger soupir, presque imperceptible. Malvina était une personne étrange, mais d’une sagesse que je commençais à peine à effleurer. Elle haussait les sourcils de temps à autre, avec cette lueur presque malicieuse dans les yeux.
Malvina se leva et, après un geste pour ajuster les bûches dans le feu, se tourna vers moi.
—Si tu te sens ainsi, Brune, c’est sûrement parce qu’il te manque quelque chose. Un peu de toi-même, peut-être. Elle marqua une pause, comme si elle attendait que je digère ses mots. Tu n’es pas entière, face à la mer.
Je fronçai les sourcils, l’incompréhension visible sur son visage. La mer, encore la mer. Depuis mon arrivée à Muirbahn, la mer avait toujours été là, omniprésente, et pourtant elle restait un mystère insondable. Je m'étais toujours sentie en décalage, perdue, comme si quelque chose m'échappait dans cette relation avec l’océan. Mais là, face à Malvina, ces mots semblaient plus lourds de sens que je ne l’aurais cru.
—Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?, osai-je enfin. C’est... à cause de ma dépression ?
Malvina sourit doucement, secouant la tête avec une lenteur sage.
—Ce n’est qu’un symptôme de tout ça. Elle plongea son regard dans le mien, et il sembla que tout le poids de l’histoire de ce village, de cette mer, et de ses secrets passait entre nos yeux. Mais ne t’en fais pas pour ça. Nous avons tous nos fardeaux. C’est la manière de les porter qui compte.
Un silence s’installa, lourd de non-dits. Je me laissai envahir par les pensées de Malvina, mais quelque chose d’autre, une question, venait tourmenter mon esprit.
—Mais... si ce n’est pas la dépression, qu’est-ce que c’est ? demandai-je, presque sans réfléchir.
Malvina se tut un instant, comme si elle pesait soigneusement ses mots. Puis, dans un éclat de bienveillance, elle prit une profonde inspiration.
—Ce qui te manque, c’est de comprendre qui tu es réellement. Mais tu dois d’abord accepter ce qui est en toi, ce que tu es en train de devenir. Et ça, ça demande du temps.
— D'accord... Je ne suis pas sûre de voir, d'avoir l'impression de changer, mais je vais attendre de voir.
Malvina hocha la tête, visiblement satisfaite de ma réponse. Je me surpris à repenser aux légendes que j'avais lues sur un site web et, curieuse, me décidai à lui en parler.
— Je suis tombée sur de nombreuses légendes, en cherchant des informations sur l'Ecosse sur internet... dont la légende des selkies. C'est un mythe que vous avez aussi ici, à Muirbahn ?
— C'est une légende intéressante, pas vrai ? Ces femmes qui se changent en phoques...
Il y avait beaucoup de phoques par ici, je ne pouvais pas sortir sans en voir un. Avec leurs petites têtes adorables...
— Si tu veux, tu peux rester ici ce soir, me proposa-t-elle en changeant de conversation, son regard presque complice. Il y a toujours de la place, et la nuit ici a une manière de mettre les choses en perspective.
J'avais besoin de temps pour réfléchir, pour digérer toutes les informations reçues depuis mon arrivée à Muirbahn, mais je n'étais pas contre passer la nuit ici et m'éviter, à nouveau, le trajet.
—Merci, mais je crois que j’ai besoin de prendre un peu l’air avant.
Malvina sembla comprendre et acquiesça, me laissant sortir. Récupérant mes quelques affaires, je sortis de la maison de Malvina mais, avant que je ne puisse faire un pas, j'aperçus quatre villageois, immobiles à quelques mètres de moi. Leurs regards, fixés sur moi, étaient aussi froids que l’air de la mer. Quatre sentinelles.
—Qu’est-ce que tu fais ici, lassie ? La voix de l'un d'eux était rugueuse, tranchante. Le mot "lassie", d’habitude si anodin, vibrait cette fois d’une hostilité palpable.
—Tu n’as rien à faire ici, répéta un autre, un peu plus jeune, ses bras croisés sur son torse, comme pour signifier que cette conversation était déjà terminée. Tu n’es pas la bienvenue.
Les mots me frappèrent de plein fouet, plus dur que je ne l’aurais cru. Un froid s’insinua en moi, mais je me forçai à ne pas montrer de faiblesse.
J'inspirai profondément, levant la tête malgré la lourdeur de la situation.
—Alors, que puis-je faire pour être un peu plus bienvenue ici ? demandai-je, la voix plus ferme que je ne le ressentais. Je savais que je ne pouvais pas me permettre de flancher, pas ici, pas devant eux.
Les regards des villageois s’échangèrent, un silence pesant s’installa. Aucun ne répondit immédiatement, mais je sentis qu’une part d’eux hésitait, comme si la question était un défi qu’ils n’avaient pas anticipé.
L’un d’eux, plus jeune, avec un air de défi dans le regard, s’avança un peu. Il était grand, avec des cheveux bruns emmêlés et une barbe de trois jours qui lui donnait un air rude.
—Il y a une grotte, pas très loin d’ici, dit-il d’un ton hésitant, comme s’il avait pesé le pour et le contre avant de se lancer. C’est un endroit secret. Tu peux y aller à marée basse. Il y a quelque chose à chercher là-bas. C’est un rite de passage, tu vois... Ce que les jeunes font pour prouver qu’ils font partie de cette terre, de cette mer. Va chercher ce que tu y trouveras, ramène-le. Et après, peut-être que tu seras un peu plus... des nôtres, ajouta-t-il en insistant sur les derniers mots.
Les autres hommes ne dirent rien, mais leurs regards étaient chargés d’une sorte de défi. Je n'étais pas sûre de ce que cela signifiait, mais il semblait que c’était une sorte de test, une épreuve qu’on me proposait pour me faire accepter, ou peut-être juste pour voir si j'avais le courage d’aller jusqu’au bout de ce que je cherchais ici. Peut-être était-ce qu'une blague de leur part, qu'une épreuve sans fondement, mais quelque chose en moi me poussa à accepter malgré tout.
—D’accord, je vais chercher cette grotte.
L’un des villageois me lança un regard presque indifférent, puis fit un petit geste de la main, comme pour lui indiquer la direction.
—Tu ne peux y aller que quand la mer se retire, précisa-t-il. N’oublie pas.
Je tournai les talons et m'éloignai lentement, une nouvelle question se formait dans mon esprit : qu’allais-je trouver là-bas ? Un objet, un symbole, ou simplement un espace où la mer me laisserait enfin être ? Tout cela restait flou, mais je savais que c’était le seul chemin qu’on m'offrait pour peut-être enfin me rapprocher de Muirbahn et de ses habitants.
Je n'avais jamais grandi près de la mer, et bien que j'en aie toujours admiré la beauté sauvage, je n’en connaissais pas les mystères. De mémoire, je me souvins que la mer suivait un cycle, avec des marées hautes et basses, mais je n’avais aucune idée des horaires précis, ici, en Écosse. Je sortis mon téléphone et cherchai rapidement sur Internet.
Après quelques secondes, je trouvai l’information sur un site local : la mer suivait un cycle de 24 heures, avec deux marées hautes et deux marées basses par jour. La prochaine marée basse serait à 18h00. Je notai l’heure dans ma tête, réalisant que cela me laissait une fenêtre de temps pour atteindre la grotte et en ressortir avant que la mer ne remonte. J'avais largement le temps avant de devoir me déplacer vers la plage pour trouver cette fameuse ouverture.
—J'ai le temps, pensai-je.
J'essayai de me convaincre que tout allait bien se passer, mais l'inquiétude, je la sentais toujours tapie dans un coin de mon esprit. Plus qu’à attendre …