Trois ans plus tôt
En sortant de chez mes parents, Félix bombait le torse, fier à outrance du repas que nous avions partagé avec Fanny et mes parents. Ce n’était pas la première fois que nous passions du temps tous ensemble, mais aujourd’hui, nous leur avions annoncé que non, nous n’étions pas que des amis proches. Je n’avais pas eu peur de leur réaction, ma famille était au fait de mon orientation sexuelle depuis mon adolescence. À défaut de pouvoir dévoiler la moindre parcelle de mes goûts avec eux, je leur avais exprimé le maximum qu’ils pouvaient entendre et accepter.
Dans la voiture, je m’installai côté passager, puis me retournai pour attraper un sac en papier cartonné, ce qui fit soupirer mon amant.
— T’en as encore acheté ? me demanda-t-il d’un ton emprunt de fatigue.
Mes sourcils se froncèrent imperceptiblement, l’espace d’une toute petite seconde avant de s’élever, affichant mon étonnement.
— Oui. Mais…
— Faudrait que t’arrête, me coupa-t-il d’un ton abrupt, ne laissant aucune place à la discussion que j’aurais voulu instaurer. Les enfantillages, ça va deux secondes. À partir de maintenant, tu t’habilleras comme un homme. Je vais te commander des boxers. J’en ai marre que tu portes ce genre de chose. C’est dégradant, autant pour toi que pour moi.
Mes doigts s’agrippèrent aux petites anses en carton en même temps que des milliards de questions assaillaient mon cerveau englué dans une incompréhension teintée de gêne.
— Mais j’aime porter ces dessous.
Un nouveau soupir las répondit à ma maigre défense.
— Oui de temps en temps c’est sympa. Mais je suis gay, je veux pas vivre avec une femme.
Sa phrase me fit l’effet d’une gifle, cinglante, humiliante. Je me rembrunis inexorablement.
— Je ne suis pas une femme !
— Alors, tâche d’arrêter de porter leurs sous-vêtements. Tu sais, t’es pas le genre de gay efféminé qui se balade la main en l’air et en roulant du cul. Encore si t’avais l’air d’un travelo, j’aurais compris, mais là, c’est juste bizarre.
Mon cœur s’effrita en se compressant trop fort. C’était la première fois qu’il me disait ces choses ignobles. Je croyais qu’il m’acceptait, qu’il me soutenait, mais à voir son comportement et ses mots à l’instant, ce n’était pas le cas. Sa main caressa l’arrière de ma tête à un feu rouge alors que je gardais ma vision fixée sur le petit sac.
— Je te dis ça parce que je t’aime, Ethan. Tu sais bien qu’il faut grandir et te conduire comme un homme. Je ne veux pas passer ma vie avec un gars qui se déguise et qui cache ça tous les jours sous ses vêtements. C’est la honte.
Mes épaules tressaillirent pendant que je retenais difficilement des larmes. Mes poings se fermèrent, blessant mes paumes et je baissai la tête, comprenant ce qu’il me commandait implicitement de faire.
— En arrivant, on jettera tout et tu porteras mes boxers en attendant les tiens.
Je ne répondis pas. Je n’aurais pas été capable de contenir ma détresse. Je m’étais gravement fourvoyé. Il ne m’aimait pas, il ne me comprenait pas, pire, il avait honte de moi, de ce qui me rendait heureux.
Nous arrivâmes chez nous, au terme de la demi-heure la plus longue de ma vie dans cette voiture où j’avais eu l’impression d’étouffer une bonne dizaine de fois. Gravir les marches jusqu’au second fut une telle épreuve que mes jambes en compote menaçaient de se dérober sous mon poids. Je me voyais avancer vers la guillotine que j’avais réussi à éviter durant des années. Celle de la honte, du rejet, du dégoût. Il ouvrit la porte et plaça une main dans mon dos qui se voulut tendre, pourtant, je m’écartai un peu violemment.
— Allez, viens, ce sera vite fait.
Devant l’évidence de son attaque silencieuse, je le suivis la mort dans l’âme jusque dans notre chambre. Presque en dehors de mon corps, je le vis ouvrir notre penderie, attraper un sac plastique et commencer à vider mes étagères. Chaque froissement du tissu en plastique se traduisait par un coup de couteau profondément planté dans mon estomac et bientôt, je fus incapable de soutenir cette vision. Je lâchai mon dernier achat, ressortais de la chambre le cœur au bord des lèvres et courus jusque dans la salle de bain où je vomis longuement, laissant enfin les larmes dévaler mes joues.
Il me rejoignit rapidement et tapota le haut de mon dos.
— Mince, t’as dû manger un truc pas frais. J’espère que je ne vais pas être malade aussi.
Effleurant mes cheveux d’un geste de douceur approximative, il quitta la salle de bain et je l’entendis emprunter la porte d’entrer. Mon cœur en morceau entendit la porte des escaliers grincer puis se refermer avec fracas. Mes expectations devinrent plus violentes, tant physiquement que psychologiquement. Il réapparut quelques minutes plus tard, l’air embêté.
— Il va falloir que tu me donnes aussi celle que tu portes.
Je me redressai, m’essuyant la bouche et me déshabillai, pour la première fois depuis longtemps honteux de lui montrer mon corps. La culotte glissa sur mes hanches, mes cuisses et finit sa course au sol, amorphe. Il la saisit immédiatement et la jeta dans la petite poubelle de notre salle de bain, complètement inconscient du traumatisme qu’il venait de m’imposer. Pire que ça, il me sourit, fier de ce que nous venions d’accomplir.
— Je suis fier de toi. Maintenant, je peux totalement assumer que je suis ton compagnon.
Six mois plus tard
— Ethan, dis-moi la vérité. Qu’est-ce qui se passe ?
La main réconfortante de ma grande sœur s’étendit dans mon dos, me partageant sa chaleur remplie d’un amour inconditionnel. Je secouai la tête, les yeux autant rougis et gonflés que ma joue.
— Dis-moi ce qu’il t’a fait ! m’ordonna-t-elle.
Mes souvenirs du début de soirée m’engloutirent de nouveau. Depuis un mois, je rachetais des dessous féminins en cachette et ce soir, il les avait découverts. Nous nous étions disputés très fort, trop fort. Les insultes s’étaient enchaînées, toujours plus affreuses, toujours plus culpabilisantes. « Tu me fais honte. Si t’as tant envie que ça d’être une femme t’as qu’à changer de sexe ! De toute façon, t’es bon qu’à te faire baiser, comme ces gonzesses qui provoquent les hommes et viennent se plaindre de s’être fait violer. Comment t’as pu me trahir à ce point ? Je t’avais dit que c’était terminé ces merdes. Je le supporte plus, je te supporte plus ! Tu me dégoûtes. Tu t’investis pas dans notre relation, tu ne fais pas d’efforts ! Tout ce qui compte pour toi, c’est ton délire bizarre de travelo dégueulasse. » Cette fois, j’avais répondu, violemment, avec l’acharnement du désespoir. Et au moment où je lui avais dit que je n’avais jamais été d’accord pour me débarrasser de mes dessous, il m’avait frappé. La douleur lancinante de la gifle s’était répercutée dans l’ensemble de mon corps. Il avait hurlé encore et encore et avait fini par claquer la porte, définitivement.
— Il a rompu avec moi, dis-je simplement.
Quentin s’assit près de moi, me tendant une poche de gel de thermothérapie froide que j’appliquai sur mon visage. Il posa sa main sur mon épaule dans un geste de soutien qui me réchauffa le cœur.
— C’est la première fois qu’il te frappe ?
J’acquiesçai en hochant la tête, incapable de parler sans fondre en larmes. Je ne tardai pas à investir leur chambre d’amis, m’allongeant sur les draps sans même prendre le temps de me dévêtir. Mes pleurs ne se tarir pas de la nuit, mon esprit était à bout.
Plusieurs jours plus tard, ma sœur m’envoya chez son psychologue qui diagnostiqua une dépression avancée. Il me prescrivit du repos et m’encouragea à revenir. Après ça, je le vis trois fois par semaine. Un mois après ma rupture, j’acceptais enfin de retourner dans notre appartement et ce que j’y découvris finit de me briser tout entier. Entre-temps, Félix avait déménagé, il avait aussi pris grand soin à emporter tout le matériel électrique et électroménager que nous avions acheté ensemble. Il ne me restait que mon ordinateur portable, mais quand je l’ouvris, je me rendis rapidement compte qu’il avait cassé l’écran et arraché plusieurs touches. L’appartement était dans un désordre apocalyptique, mes affaires jonchant le sol, brisées, déchirées. Il ne me restait rien.
Quelques semaines plus tard, j’avais essayé de l’appeler, mais ce fut une femme d’âge mûr qui me répondit. Après quelques instants d’une communication hasardeuse, je dus me rendre à l’évidence qu’il avait changé de numéro.
Trois mois après ma rupture, j’avais acheté mon appartement actuel, sous les conseils de mon psychologue. J’allais un peu mieux, en surface, mais ma confiance en moi était encore brisée et ses morceaux épars que je tentais vainement de recoller se désolidarisaient de nouveau après quelques heures.
Les premières semaines furent très dures pour moi. Me retrouver seul était un calvaire, une invitation à la dépression profonde, alors, j’avais commencé à sortir, à trouver des camarades de jeux de nuit pour ne pas dormir seul. Ces rencontres éphémères rassemblaient mon cœur et mon esprit pour quelques heures, sous le coup des gestes tendres de mes amant.e.s. Mais ils finissaient indéniablement par partir, avec un sourire, une promesse de retrouvailles et je retombais plus profond dans les abîmes d’une souffrance dont je ne parvenais plus à me dépêtrer.
Durant encore un an, j’oscillais régulièrement entre des phases de violent désespoir et des semaines de rehausse de mon moral. Pendant une de ces phases de remonte, j’avais, sur un coup de tête, ouvert mon compte Instagram. Au début, je n’avais que quelques pervers qui me proposaient des sommes folles pour des photos régulières. Puis, petit à petit, des abonnés plus sérieux étaient venus. Je recevais du soutien, des mots doux, des compliments sur ce qui me faisait le plus honte.
Dans un même temps, sur les six mois qui suivirent, à force de m’enfermer dans le travail, mes résultats avaient fini par épater mes supérieurs et ils avaient décidé de me mettre à la tête d’une petite équipe de nouveaux employés. M’enfoncer dans le travail m’avait aidé. Plus que je ne l’aurais cru et j’avais peu à peu refait surface. Dans une attitude cependant bien plus morne et paranoïaque qu’avant.