— Beryl, tu fais la gueule ?
Je fixai Anna, cette dinde joyeuse, avec un regard froid. À cet instant précis, je la détestais. Elle qui avait couché avec MON boss. J’eus envie de lui répondre que oui, je faisais la gueule, parce qu’il était parti, parce que j’avais mal joué et parce que peut-être que je venais bêtement de niquer toutes mes chances de le draguer de manière convenable. Son sourire stupidement amical me fit soupirer.
— Je fais pas la gueule, mentis-je.
— Ah, si. Tu fais la gueule. C’est parce qu’Ethan est rentré ? s’informa Luc.
Je bus une gorgée de ma bière, inspirai longuement puis affichai un faux air content.
— J’me demande juste pourquoi il a fui comme ça. On discutait tranquillement. Enfin, on va pas se laisser déprimer pour ça.
Je les lançai sur un sujet différent et sus parfaitement jouer au collègue enjoué.
En sortant du bar, deux bonnes heures plus tard, je déambulai d’un pas las vers ma moto. Je m’assis dessus, le casque toujours autour du bras et attrapai mon portable pour lui envoyer un SMS.
« Boss, tu boudes ? Je parie que t’es sexy quand t’es dans cet état. »
J’allais transmettre le message quand je me souvins de ses mots. Comment ça j’étais « lourd » ? Je disais juste ce que je pensais ! Mon humour n’était peut-être pas très fin, mais il était sincère. Finalement, je me forçai à faire un effort et envoyai un simple :
« Ethan, on peut parler ? »
Résigné, j’attendis une réponse de sa part. Les minutes défilèrent sans que je n’aie de nouvelles. Au bout d’une demi-heure, je l’appelai. Au vu de ma situation, autant y aller au culot. Alors que je crus l’entendre décrocher, une voix robotisée déblatéra.
« Le numéro que vous demandez n’est pas attribué. »
L’appel se finit automatiquement et je fixai mon écran, choqué et désespéré. Il m’avait bloqué ?
Durant tout le week-end, je tentai plusieurs fois de le contacter, mais j’avais toujours ce robot qui me répétait inlassablement cette phrase irritante. J’essayai même via Instagram, mais il restreignit mon compte après les premières lignes envoyées. Le dimanche soir, allongé dans mon lit, j’étais furieux. Je me promis que le lendemain, nous aurions une discussion.
Alors, en débarquant à mon étage, je m’assis directement sur mon siège, les yeux braqués sur le bureau d’Ethan. Anna se présenta la première. Elle commença à travailler en silence, un écouteur dans l’oreille, balançant sa tête de temps en temps au rythme d’une musique quelconque. Vers neuf heures trente, je tapotai à côté de sa main dans le but d’attirer son attention.
— Tu sais à quelle heure arrive le boss ?
Elle me sourit.
— T’as pas eu le mail ? Il ne sera pas présent de la journée ni demain. Il a pris tous les rendez-vous clients et il va tous les faire avec Luc. Je crois qu’il veut finir de le former, réfléchit-elle tout haut.
— Quoi ?
Je me sentis vexé. Donc on en était là ? Il m’évitait consciemment. Je pinçai les lèvres, amer, tandis que ma greluche de collègue riait.
— Ben alors t’es jaloux qu’il ait choisi Luc à ta place ?
Je faillis lui répondre que non, j’étais plutôt déçu par le fait qu’il l’ait baisé elle et que moi je n’y avais pas encore eu droit, mais je me retins, mordant ma langue. Comment est-ce qu’il avait pu oser m’abandonner avec elle ? C’était une vengeance ? Si c’était le cas, c’était perfide !
Jusqu’au soir, je fus d’une humeur exécrable et en sortant du bureau, Claire me rejoint.
— Salut Bébé !
Je soupirai.
— Va vraiment falloir que tu arrêtes de m’appeler comme ça. Ça va finir par porter à confusion.
— Quoi ? Tu préfères Ryryl ? se moqua ma meilleure amie tandis que je grognai. Dans ce cas, ben on garde Bébé !
Elle rit en mettant son casque puis s’installa dans mon dos et je démarrai rapidement. Nous roulâmes une bonne demi-heure afin de rejoindre notre terrain de paintball. Là-bas, nous retrouvâmes notre bande de potes. Bastien, le frère de Claire, nous aperçut en premier. Tous deux étaient des jumeaux blonds aux yeux marron. C’était assez drôle de les voir parler en même temps pour dire exactement la même chose. Je m’en amusais souvent. À ses côtés, Matt, notre rital à la chevelure ébène bouclée et aux muscles disproportionnés était au téléphone. Le dernier était Logan, un grand gaillard dépassant les deux mètres que j’avais rencontré au boulot. Il travaillait au service juridique et était considéré comme un homme dont il ne fallait pas s’approcher.
Rapidement, toute la petite troupe passa aux vestiaires. Je pus enfin m’extirper de ce costard que j’exécrais et vêtais une tenue plus confortable. Durant la partie, que nous disputâmes contre une autre équipe, mon esprit fut trop parasité par le rejet d’Ethan. Au bout de dix minutes, je fus touché et mis out. Je sortis du terrain en grommelant et marmonnant dans ma barbe. Malgré ma pitoyable contribution, mon groupe dégomma nos adversaires, et nous nous retrouvâmes tous devant les vestiaires, une fois changés.
— Ragh ! Je déteste en avoir dans les cheveux, se plaignit Bastien, grattant une mèche de sa crinière afin d’enlever une tache violette.
— Mieux vaut ça que du sperme, rit Claire.
Les deux s’esclaffèrent. Et c’était moi le beauf, hein…
— Au moins le sperme, ça s’en va facilement ! ajouta Matt.
— C’est pas faux et t’en sais quelque chose, pas vrai ? Le railla Claire avant de m’alpaguer tandis que ce dernier gueulait. Bébé, qu’est-ce que tu nous as fait ? T’as été out en dix minutes, même pas !
Une moue râleuse s’esquissa sur mon visage et je haussai les épaules.
— C’pas mon jour.
— Oula, c’est qu’il a l’air ronchon le Beryl. Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est encore ton boss qui te fait tourner la tête ? plaisanta Logan.
Mon regard froid sembla l’amuser.
— À ce point-là ? reprit-il.
Je soupirai, allumant une cigarette.
— J’ai mal joué mon coup. De un, j’me suis grillé tout seul et de deux, il m’a clairement mis une crampe.
— Quoi ? Mais je croyais que vous aviez joué au presse-agrumes dans l’ascenseur ? Pourquoi il te jetterait maintenant ? s’étonna Claire.
— Au « presse-agrume » ? répétai-je.
Elle mima alors le geste de peloter les fesses de quelqu’un et tous partirent dans un rire que je suivis d’un simple sourire forcé. À vrai dire, je me posais la même question…
— Après, il a p’tet juste kiffé son moment et ça lui suffit ? analysa Matt.
— Je sais pas… honnêtement, je pense qu’il y a autre chose.
— Mais vous vous textiez, non ? Tu peux pas lui préparer une belle déclaration dégoulinante de love ? proposa Bastien. « Oh mon boss d’amour, je me languis de toi, reviens que je puisse te prendre le cul ! »
— Il m’a bloqué, grognai-je, coupant les rires gras des autres. Par SMS, sur Insta, il a fait en sorte d’être absent du taf jusqu’à mercredi… Alors je pense pas que ce soit exactement le bon moment pour lui dire que je veux lui prendre le cul.
Claire vint attraper mon bras.
— Si tu lui avoues que tu veux lui prendre le cul avec sérieux et pas juste pour un soir, ça peut marcher, non ?
Je pouffai.
— C’est la pire idée que t’aies jamais eue.
Heureusement, la conversation dévia et ce n’est qu’en rentrant avec Bastien et Claire que le sujet redouté revint. Tous les trois, dans notre appartement que nous louions, nous mangeâmes devant la télé. Sur une coupure pub pendant notre film, Claire se tourna vers moi.
— Du coup, pour de vrai, il se passe quoi avec ton boss ?
Je fis la moue. Je ne m’étais jamais permis d’être totalement honnête avec eux sur le pourquoi du comment j’avais commencé à m’intéresser à lui. Mais clairement, ce soir, j’avais besoin d’aide. Je racontai alors tout à mes meilleurs amis, avec une confiance aveugle. Après mes explications, elle parla en premier.
— D’accord, je vois. C’est un peu plus complexe que ce que je croyais… est-ce que… Tu penses que je peux regarder son compte Insta ?
Je lui donnai le nom et elle tapota sur son écran pendant que Bastien reprenait la discussion là où sa sœur l’avait abandonnée.
— Je me dis que c’est p'tet ça qui le bloque…
— De ?
— Ben, que tu sois au courant son secret. Imagine-toi à sa place deux secondes. T’es chef et y a un p’tit con dans ton équipe toute neuve qui te fait du rentre-dedans assez lourd, qui sait pour ton secret le plus inavouable, qui t’envoie des sous-vêtements en se cachant derrière un numéro inconnu. Franchement, si j’étais lui, je flipperais aussi.
— J’avais pas vu ça comme ça…, avouai-je.
— Même s’il était enclin à se rapprocher de toi, le fait de découvrir que tu connais des choses sur lui qu’il souhaitait dissimuler doit le mettre dans un sale état. Maintenant, c’est à toi de lui prouver que t’es quelqu’un de bien. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Mais je suis quelqu’un de bien ! m’indignai-je.
Il rit.
— Moi, je le sais. Mais pas lui. Faut dire que t’as pas brillé par ta bienveillance avec lui.
Alors que j’allais tenter de défendre mon honneur, Claire nous coupa.
— Nan, mais… Ce compte Insta ! Mais je veux le même ! Il prend de trop belles photos ! Et ça, c’est le cul de ton chef d’équipe ? Ah bah, je comprends tout BEAUCOUP mieux ! Regarde ! cria-t-elle en plantant son portable devant son frère.
J’attrapai l’appareil d’un geste vif.
— Que tu voies, c’est OK. Mais pas lui !
— Pourquoi, t’as peur que je te le pique ? ricana Bastien en haussant un sourcil.
— Non. Je ne souhaite juste pas que tu voies ses fesses.
Ils rirent tous les deux alors que je scrollai sur son compte. Il y avait un nouveau post. Je l’affichai, un peu triste. Dire que je ne pouvais même pas en profiter. Les mots de mon boss me revinrent encore en mémoire : « je ne suis pas certain de vouloir me laisser toucher par un pervers qui me demande des photos pour se pignoler tout seul dans son coin. » Je ne pus que faire la moue ; il n’avait pas tort… Cependant, mes sourcils se froncèrent quand je vis qu’il portait l’ensemble que je lui avais acheté. Je pris le temps de détailler le cliché dans son ensemble avant de lire la description.
« Difficile d’être réellement intéressé quand l’autre nous prend pour un con. »
OK, ça, c’était clairement pour moi. Je fis défiler quelques commentaires qui exacerbèrent ma colère.
« Viens me voir et j’te prendrai pas pour un con »
« Y a des connards partout ! Moi j’suis un gars sérieux ! »
« Laisse-le tomber, moi je suis mieux ! »
Mais quelle bande de connards affamés ! Je quittai l’application et rendis son portable à mon amie, comprenant qu’ils me scrutaient tous les deux depuis un moment.
— Ça va, Bébé ? T’as pas l’air bien, s’inquiéta Claire.
— C’est rien… J’ai juste le seum…, marmonnai-je avant de m’énerver. Si au moins il voulait bien me laisser m’expliquer ! Il croit quoi, hein ? Que c’est simple pour moi d’aller le voir et de lui sortir « Hey boss ! Tu sais ton compte Insta, j’le kiffe à mort ! Ça te dit que je t’invite à boire un verre et je t’offre tous les dessous que tu désires parce que je te trouve trop sexy ? » C’est ridicule ! Je suis ridicule ! Je comprends même pas pourquoi je continuerais à me battre ! Il m’a mis la pire crampe qu’on m’a jamais foutue ! Il m’a bloqué de partout, il s’est arrangé pour ne pas être au bureau. Je pense que c’est clair.
Je croisai les bras sur mon buste en soufflant.
— Visiblement, non, c’est pas rien…, dit Bastien alors que sa sœur contournait la table pour me faire un câlin.
— Courage Bébé. Tu verras, il finira par succomber à tes charmes. T’es pas plus con qu’un autre ! Et puis, t’as plusieurs cordes à ton arc !
— Ah oui ? Lesquelles ? Éclaire-moi, s’il te plaît. Parce que de mon point de vue, j’en ai aucune.
Elle prit la chaise à côté de moi et s’assit, me fixant d’un air sérieux.
— Eh bien, mine de rien, tu connais son secret. Tu sais qui est derrière ce compte. Donc c’est quelque chose qu’il n’aura pas à cacher. En plus, ça te plaît, ça t’excite. Donc avec toi, son fétiche ne sera pas une honte. Et puis, tu bosses avec lui, donc tu peux le voir souvent ! Tous les jours ! Ce que tu considères comme des défauts sont en fait d’énormes qualités ! Il faut juste que tu parviennes à les utiliser à ton avantage et pour ça, je peux t’aider.
Je la fixai, intéressé.
— Dis-m’en plus ?
Et un sourire carnassier se dévoila sur son visage charmeur.
— La dernière fois, tu m’as dit qu’il aimait les lys, non ? Tu attends quoi pour lui faire livrer un gros bouquet ?
— C’est un gars… Je suis pas sûr qu’il apprécie de recevoir des fleurs.
Elle grogna.
— Le problème, c’est pas qu’il les aime ou pas. On s’en branle de ça. Ce qu’il faut que tu lui montres, c’est que tu l’écoutes. Que t’es pas attiré que par son merveilleux fessier, mais tu te soucies aussi de ce qu’il a dans la tête. Tu comprends la différence ?
— Mais c’est pas con ça ! C’est une bonne idée !
— Et avec les fleurs, tu mets soit un mot, soit un petit cadeau, quelque chose qui lui fera plaisir.
Un sourire mauvais s’installa sur ma bouche.
— Tu penses que je peux dévaliser un magasin de sous-vêtement et le noyer sous la dentelle ?
Elle frappa violemment l’arrière de mon crâne.
— J’ai dit quelque chose qui lui fera plaisir. Arrête de réfléchir qu’avec ta bite !
Je lui lançai un regard triste.
— Avec lui j’arrive pas…
— T’es insupportable, soupira-t-elle en ricanant. Franchement, je le plains. Alors, fais fonctionner tes neurones. Qu’est-ce qu’il aime ?
— Je sais qu’il apprécie le bon vin, mais je lui ai déjà offert une bouteille. Je connais ses goûts en matière de dessous…
— C’est tout ? s’insurgea mon amie, secondée par son frère qui secouait la tête d’un air désapprobateur.
— Pour ma défense, il est pas très causant.
Ils soupirèrent de concert. Mon portable vibra plusieurs fois d’affilée. Je l’attrapai pour découvrir que je recevais les accusés de réception des messages que je lui avais envoyés durant le week-end.
— Il m’a débloqué ! leur criai-je soudain euphorique.
Mon espoir grossit à nouveau. C’était une bonne chose ! Il accepterait peut-être de discuter ! Puis la vibration de mon appareil se modifia légèrement et le nom d’Ethan s’inscrivit sur mon écran.
— Merde !
— Quoi ? demanda Claire.
— Il m’appelle ! Mon boss me téléphone ! Je fais quoi ? paniquai-je.
— Ben tu réponds ! crièrent les jumeaux.
Je décrochai, le palpitant battant à tout rompre.
— Allô ?
— Beryl, demain, tu arrives au boulot en avance. Le chef de service m’a contacté, il a décidé que nous ferions les rendez-vous de la journée ensemble. Donc tu viens une demi-heure plus tôt et je te préviens : je veux que tu sois irréprochable pendant nos entretiens. C’est bon pour toi ?
— Oui ! répliquai-je.
— Très bien. À demain alors.
Alors qu’il allait raccrocher, je le retins.
— Boss ?
— Quoi ?
— … Demain midi… ça te tente un resto ? balbutiai-je.
— … Beryl… on va travailler, me dit-il d’une voix légèrement blasée. On aura pas le temps de flâner.
— Certes, mais on doit bien manger ! T’aimes quoi ?
Je l’entendis soupirer.
— Peu importe, du moment que c’est rapide et peu salissant. C’est tout ?
— Oui, je vais nous trouver quelque chose. À demain.
Il raccrocha sans un au revoir et je posai mon téléphone sur la table devant moi.
— Alors ? m’interrogea Bastien.
— Je crois qu’il me déteste…