En raccrochant, je soupirai.
— Eh ben, t’as pas l’air de le porter dans ton cœur ton collègue là, rit doucement ma sœur.
— C’est pas… C’est pas que je l’aime pas. C’est juste que je sais pu comment je dois agir avec lui.
— Comment ça ?
Après un énième soufflement, je racontai tout à Fanny. Ma frangine demeurait la seule personne de mon entourage qui connaissait mes goûts. J’avais la chance qu’elle les accepte et me soutienne sans failles. Elle avait toujours été une oreille attentive, faisant de son mieux pour me conseiller. Elle m’écouta, cette fois encore, consciencieusement, ne me coupant que quelques fois pour me demander un éclaircissement et au bout d’un bon quart d’heure, je me tus.
— D’accord, je comprends, marmonna-t-elle. Mais il a pas l’air méchant ! J’veux dire ; il aurait pu te faire chanter, t’obliger à faire des choses pas cool, mais il fait rien à part te courir après. De quoi tu as peur ?
— On est vraiment très différents et puis, c’est un collègue de travail, il est plus jeune que moi…
Elle but une gorgée de son apéritif sans alcool en réfléchissant.
— Être différent, c’est pas une tare, loin de là. Bon, il bosse pour toi, certes, mais justement, ça peut être un bon point ! Et ça veut dire quoi il est plus jeune ?
— Il a vingt-cinq ans.
— Et alors ? T’en as trente et un, pas soixante-quinze. Je crois que tu essaies de te trouver des excuses, frérot. C’est quoi le vrai problème ?
Je bus à mon tour pour gagner du temps.
— J’ai pas aimé sa façon de faire. Jouer sur les deux tableaux en mode « j’te drague au boulot » et « je me déguise en stalker taré », c’est flippant. En plus, il m’a acheté des sous-vêtements, on s’est envoyé des photos, y a eu l’ascenseur…
Fanny se mit à rire.
— Oui, enfin bon. Tout ce que tu me racontes là, c’est que t’as apprécié vos échanges. Puis, même si je saisis ce que tu me dis par rapport aux cadeaux et tout, comment tu voulais qu’il t’aborde ? T’es son boss. Il pouvait pas venir et te dire qu’il flashait sur toi. Moi d’un côté, je le comprends et j’avoue que j’aurais bien aimé avoir ce genre de discussions avec Quentin. C’est sexy les transactions de photos et de messages coquins !
Un petit sourire naquit sur mon visage. Il était vrai que j’avais apprécié ce côté-là… en plus de certains autres…
— Pourquoi tu essaierais pas ? J’ai l’impression qu’il te plaît quand même un peu, alors, laisse-toi porter ! Au pire, ça marche pas et vous redevenez collègues. J’entends que te lâcher à mi-mot qu’il était ton stalker, comme ça, de but en blanc t’ait fait flipper, mais bon… Tu le connais. C’est pas un inconnu dangereux. Et puis, s’il suivait ton compte, ça veut dire qu’il valide tes goûts et qu’en plus il les partage ! Ça lui fait tout de même gagner quelques points, non ?
Je haussai les épaules, incertain. Nous continuâmes à discuter un long moment avant qu’elle ne rentre chez elle, me faisant promettre de ne pas être trop méchant avec Beryl.
Le lendemain, j’arrivai au travail avec quarante minutes d’avance et eus la surprise de trouver mon collègue déjà assis à son bureau. En entendant la porte du petit open space, il se retourna vers moi et me sourit.
— Salut boss ! J’ai pris du café !
Alors que j’avançai vers lui, il me tendit un gobelet que j’attrapai en le remerciant d’une voix ténue. Je bus quelques gorgées, accentuant le silence qui s’installait entre nous, puis secouais la tête pour me remettre les idées en place.
— Pour résumer, on a deux clients à aller voir ce matin et quatre cet après-midi. Je ne suis pas certain qu’on aura le temps de tous les rencontrer aujourd’hui, mais on va faire de notre mieux. Tu es prêt ?
Il acquiesça et nous quittâmes le bureau après que j’eus pris les divers documents dont nous aurions besoin. Une fois installé dans ma voiture, il ne pipa pas mot, restant silencieux jusqu’à ce que nous arrivions, fumant seulement une cigarette. Je me garai dans le parking de l’immeuble où nous devions retrouver notre client et nous sortîmes de l’auto pour rejoindre l’ascenseur.
En tentant de ne pas penser à celui du boulot, j’appuyai sur le chiffre de l’étage et jetai un regard à Beryl avant de soupirer.
— Mais comment tu t’es habillé ce matin ? J’avais dit irréprochable ! râlai-je.
Je lui tendis ma mallette qu’il garda en main tandis que je réajustai le nœud de sa cravate.
— Désolé boss.
— Pour la dernière fois, je m’appelle Ethan.
Il baissa la tête.
— Pardon.
Ayant fini de le rhabiller, je récupérai mon attaché-case et les portes s’ouvrirent. Une gentille demoiselle nous guida jusqu’au bureau de l’homme que nous devions rencontrer. Durant les deux entretiens du matin, Beryl se tint tranquille. Bien trop tranquille. Il était aussi éloquent qu’une statue. Il restait stoïque, ne disant que bonjour et au revoir.
Quand nous fûmes de retour dans la voiture avant la pause du midi, je me tournai vers lui.
— Il va falloir parler un peu par contre. Tu es supposé apprendre comment conclure un contrat, c’est pour ça que je te prends avec moi aujourd’hui. Pour l’instant, tu n’as fait que des visites de contrôle chez nos clients, mais là, c’est un autre level. Tu dois t’investir !
Il hocha la tête, sans pour autant me porter la moindre attention. Son dépit me fit un peu de peine et je radoucis mon ton.
— Qu’est-ce qui se passe, Beryl ?
Il releva un regard attristé vers moi.
— Est-ce que tu me détestes ?
Je fus surpris par sa question sans détour et un brin déstabilisé par le fait de devoir lui répondre. Alors, je décidai d’écouter ma grande sœur et d’être sincère.
— Non. Cependant, je ne sais pas comment je peux agir avec toi. La situation est un peu compliquée de mon côté.
Il tritura ses mains, puis sortit une cigarette qu’il me tendit. Pendant que je l’allumai, il parla d’une voix douce.
— Je voulais pas te faire peur. Je souhaitais juste pouvoir me rapprocher de toi, parce que… Je suis désolé de t’avoir bousculé vendredi soir. C’était pas mon but. Je pensais que tu serais content de savoir que les cadeaux venaient de moi et pas d’un inconnu, mais j’ai seulement l’impression d’accumuler les erreurs.
Je détournai le regard, plus embarrassé qu’autre chose.
— Écoute, ce n’est ni le lieu ni le moment d’en discuter. Pour l’instant, allons manger.
Il ne répliqua pas, mais attrapa mon portable sur le tableau de bord afin d’entrer une adresse dans le GPS. Alors que nous arrivions devant le restaurant, mon téléphone sonna. Je répondis rapidement à mon chef de service qui m’indiqua que notre prochain rendez-vous venait d’être avancé d’une heure. En raccrochant, je bougonnai.
— Bon, on a pas le temps de manger, on doit enchaîner immédiatement.
— Quoi ? Mais j’avais réservé ! se plaignit mon collègue.
— Je sais. Ce n’est pas de ma faute. Le client a une urgence, il peut nous recevoir maintenant ou pas du tout. Alors on fait l’impasse sur le repas. On pourra toujours grignoter avant le suivant.
Tandis que je démarrai à nouveau, je le vis se rembrunir, ce qui me navra. J’étais aussi peiné que nous ne puissions pas partager ce repas ensemble, mais j’avais pour projet de l’inviter ce soir, donc ce n’était que partie remise.
Finalement, de toute l’après-midi, nous n’eûmes pas un moment tranquille. Le premier client expédia nos propositions et nous dûmes prévoir un autre rendez-vous afin d’approfondir ses demandes. Le second nous fit patienter une grosse heure dans une salle d’attente surchargée avant de daigner nous recevoir, nous écouter pour conclure que nos services ne l’intéressaient pas. Pendant notre pause grignotage autour d’un sandwich détrempé, Anna m’appela en panique et je dus régler plusieurs problèmes à distance. Chez notre client suivant, nous fûmes accueillis par une gentille secrétaire qui eut la merveilleuse initiative de nous apporter deux cafés revigorants et durant l’entretien, Beryl se montra un peu plus impliqué et il me surprit en débloquant une situation que je n’avais pas prévue. Notre dernier rendez-vous nous tint la jambe pendant deux bonnes heures, répétant inlassablement les mêmes questions, ne comprenant pas les réponses, notre vocabulaire professionnel et demandant des éclaircissements avec une certaine régularité. Nous ne fûmes de retour dans les locaux de l’entreprise qu’aux environs de vingt heures, tous deux fatigués et soûlés de cet enchaînement de problèmes.
J’allais m’affaler dans le fauteuil de mon bureau, épuisé par cette journée interminable puis j’allumai mon ordinateur et débutai la rédaction des comptes-rendus grossiers de nos entretiens.
Beryl toqua à ma porte, il passa la tête dans l’embrasure.
— Tu fais quoi ?
— Je commence les CR. Ça nous avancera pour demain. Tu peux rentrer si tu veux.
Je n’allais pas lui imposer de rester. Il était déjà tard, alors l’inviter au restaurant pourrait se faire une autre fois.
— Non, t’inquiète, je vais en faire aussi, ça ira plus vite. J’en fais juste des sommaires, c’est ça ?
— Oui, c’est vraiment histoire de prendre de l’avance. Noter les choses importantes et on peaufinera ça demain en réunion. Merci.
— Y a pas de mal.
Il sortit du bureau et du coin de l’œil, je le vis s’installer devant son ordinateur et commencer à travailler. Durant encore deux heures, nous amorçâmes nos écrits, discutant dans le tchat du service régulièrement pour nous poser des questions et nous entraider. Finalement, vers vingt-deux heures, nous rangeâmes nos affaires et nous retrouvâmes pour rentrer chez nous.
Une fois dans l’ascenseur, je bâillai avec force. Dire que nous n’étions que mardi… La semaine allait être longue. Les étages défilaient avec une lenteur insupportable, puis soudain, une secousse nous fit tanguer. Les lumières s’éteignirent et la cage de fer se stoppa.