Cela fait cinq jours que je suis cloîtrée chez le médecin.
Cinq jours d'enfermement, d'immobilité, à attendre que mon corps oublie ce que mon âme, elle, n'oubliera jamais.
Aujourd'hui, on m'autorise à sortir.
Je franchis la porte lentement, comme une revenante.
Chaque regard sur moi est un poignard silencieux.
Les habitants du village m'observent, murmurent peut-être, mais aucun n'ose s'approcher.
Ils voient ce que je suis devenue : un spectre, une plaie béante dans un monde trop lâche pour la soigner.
Je marche, droite, froide, portée par une volonté nue, implacable.
Mes pas me guident vers cette maison, notre maison, désormais vide, plus morte encore que mon regard.
Quand j'arrive, je le vois.
Josh.
Assis sur les marches usées, le chapeau froissé entre ses mains, comme un enfant.
Il lève lentement la tête, me voit, se lève en hâte et ajuste son chapeau, cherchant ses mots, ses gestes.
Il avance vers moi, hésitant, brisé, conscient qu'il foule un sol sacré que nul ne peut réparer.
Je m'approche aussi.
Nos corps se rapprochent, lents, timides, comme deux fantômes tentant un dernier contact avec le monde des vivants.
Je lis dans ses yeux cette envie maladroite de me réconforter, de me tendre une main que je ne peux plus saisir.
Mais je le laisse venir.
Par pitié, ou peut-être pour me rappeler que je ressens encore... quelque chose.
Ses bras m'enserrent doucement.
Mais il n'y a rien.
Pas de chaleur.
Pas de battement dans mon cœur.
Juste ce vide qui pulse dans mes veines, lourd, glaçant, irréversible.
Autrefois, un câlin était une promesse.
Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une étreinte entre un cadavre et un homme encore vivant.
Josh (murmure, d'une voix brisée, presque une prière) :
- Je suis là... Je te laisserai pas tomber.
Ses mots tombent à mes pieds comme des feuilles mortes.
Inutiles.
Trop tard.
Je me dégage lentement, sans violence, sans mot, sans regard.
Je lève les yeux vers lui. Mon visage est un masque lisse, inexpressif, sculpté par la douleur et la colère.
Eryn (d'une voix basse, sans vie) :
- Merci.
- Aide-moi à récupérer mes affaires.
Il acquiesce, incapable de soutenir mon regard vide.
Nous montons les escaliers ensemble, deux ombres glissant dans ce mausolée silencieux, où chaque planche, chaque mur, hurle encore l'écho de ce que j'ai perdu.
Devant la porte d'entrée, une sensation glaciale remonte le long de mon dos.
Un manque.
Un vide si immense qu'il menace d'engloutir ce qu'il reste de moi.
Comme si, en ouvrant cette porte, je laissais derrière moi non seulement mon passé... mais aussi mon âme.
Ma main s'avance lentement, tremblante malgré moi.
Josh, à mes côtés, retient son souffle, le regard fixé sur chacun de mes gestes.
Il sait.
Il sent ce moment sacré, terrible.
Mes doigts effleurent la poignée.
Froide. Rugueuse.
Comme si elle portait encore la mémoire des cris, du sang, des pleurs.
Je serre les dents, ferme les yeux une fraction de seconde.
Un battement de cœur.
Un dernier souffle d'humanité.
Puis je pose ma main entièrement sur le métal.
La poignée tourne dans un grincement sourd, presque un gémissement.
La porte s'ouvre lentement, comme si la maison elle-même hésitait à me laisser entrer.
Une odeur lourde, stagnante, me frappe immédiatement.
Un mélange de sang séché, de poussière et de souvenirs pourrissants.
Je franchis le seuil.
Chaque pas sur le plancher craque sous mes bottes, résonnant comme un coup de feu dans ce silence morbide.
Le salon est figé dans le temps.
La table est renversée, les chaises brisées, les murs griffés par la lutte désespérée qu'il a livrée.
Chaque détail hurle la violence du passé.
Je m'avance, mes yeux se posant partout à la fois.
Chaque respiration est douloureuse, chaque image est un coup de poignard.
Sur le sol, à l'endroit exact où mon père s'est éteint, une trace rouge brunâtre macule encore le sol.
Je reste immobile un moment, incapable de bouger, incapable de pleurer.
Le vide en moi s'élargit encore.
Dans un coin, oublié, gît son chapeau.
Un chapeau de feutre brun, à la bordure large et légèrement déformée par les années passées sous le soleil brûlant et les pluies violentes.
La matière est râpée par endroits, marquée par la vie dure qu'il avait menée.
La bande de cuir sombre qui ceinturait la base du chapeau est craquelée, usée, tachée de poussière et de sang séché.
Je m'agenouille lentement, le prends entre mes mains tremblantes.
Je passe mes doigts sur l'intérieur du bord.
Un petit détail m'arrache un frisson : son nom, Thomas, brodé discrètement à l'intérieur, comme pour s'assurer que jamais il ne soit perdu.
Je le serre contre ma poitrine comme une relique sacrée.
Derrière moi, Josh reste en retrait, silencieux, comprenant que ce voyage là, je devrai le faire seule.
Je me relève, le regard vide.
Plus de larmes.
Plus de cris.
Je tends silencieusement le chapeau à Josh, comme un dernier adieu muet. Il le prend avec précaution.
Chaque pas que je fais résonne dans la maison vide, frappant les murs comme des battements de tambour funèbre.
J'avance lentement vers les escaliers.
En montant, mon regard effleure les tableaux accrochés aux murs, ces souvenirs figés, ces fragments d'une vie que je ne retrouverai jamais.
Un éclat de mémoire me heurte de plein fouet : moi, enfant, faisant semblant de dormir dans les bras de mon père après de longues promenades à cheval, le soleil couchant sur notre dos.
Je ferme les yeux un instant, comme pour retenir ce souvenir avant qu'il ne m'échappe définitivement.
J'atteins ma chambre.
La porte grince légèrement sous ma main.
À l'intérieur, tout semble plus petit, plus terne, comme si l'âme des lieux s'était éteinte avec lui.
Je prends mon sac posé dans un coin, j'y range quelques tenues, des affaires de toilette, le strict nécessaire.
Puis, je m'approche de ma table de chevet.
Deux bagues, offertes par mon père le jour de mes dix-huit ans, reposent là, intactes, témoin silencieux du passé.
Je les enfile avec des gestes lents, presque cérémoniels, comme si en les mettant, je portais à nouveau son amour et sa bénédiction.
Je ressors, et cette fois, je me dirige vers sa chambre.
Cette pièce interdite, ce sanctuaire qu'il m'avait toujours défendu d'ouvrir.
Mon cœur bat lourdement dans ma poitrine.
Je tourne la poignée.
La porte s'ouvre dans un craquement sourd.
Une bouffée d'air saturée de son odeur m'envahit immédiatement, cette odeur de cuir, de tabac, et de ce parfum discret qu'il portait.
Un parfum que j'avais presque oublié.
Tout est resté en place, figé dans le temps.
Je m'avance lentement.
Sur une commode, une photo attire mon regard.
Je la saisis avec précaution.
C'est nous.
Mon père, ma mère, et moi, bébé, souriant dans leurs bras.
Le monde avant qu'il ne bascule dans l'ombre.
Je serre la photo contre ma poitrine, les yeux fermés.
Une pensée me traverse comme une lame, ils sont enfin réunis.
Mon père a rejoint celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer.
Après un moment, je desserre mon étreinte et glisse la photo précieusement dans mon sac.
Je ressors de la chambre en refermant doucement la porte derrière moi, comme on referme un livre qu'on ne rouvrira jamais.
En redescendant, Josh est toujours là, debout, le chapeau dans les mains, son regard planté dans le mien.
Il ne pose pas de questions.
Je m'arrête un instant au seuil de la maison.
Je balaie du regard chaque mur, chaque recoin.
Cette maison où j'ai ri, pleuré, grandi.
Cette maison qui n'est plus qu'une tombe.
Puis, sans un mot, je tourne les talons.
Et je laisse derrière moi tout ce que j'étais.
En sortant, un vent froid me frappe de plein fouet, soulevant mes cheveux et mes vêtements comme s'il voulait m'arracher à cet endroit une bonne fois pour toutes.
Le ciel est d'un gris sale, pesant, sans éclat.
Même les nuages semblent pleurer silencieusement, partageant la douleur muette qui règne dans l'air.
Je m'arrête en haut des marches.
Les dernières marches.
Je les fixe, figée, comme si leur simple vue suffisait à faire remonter une dernière vague de souvenirs.
Chaque marche est un adieu, un pas vers l'inconnu, loin de tout ce que j'ai été.
Un dernier regard vers la maison derrière moi..
Je descends lentement les marches, sans me retourner.
À chaque pas, le vent hurle un peu plus fort dans mes oreilles, comme pour emporter les derniers échos de mon ancienne existence.
Une fois mes bottes posées sur la route, un mouvement attire mon regard.
Le pasteur s'avance lentement vers moi, la tête légèrement baissée sous son chapeau usé, les mains croisées devant lui.
Je comprends immédiatement.
L'enterrement.
Il n'a pas besoin de parler.
Son visage parle pour lui : grave, endeuillé, chargé d'une tristesse pudique.
Arrivé face à moi, il s'arrête, laissant une distance respectueuse entre nous, comme si la douleur qui m'habite était une barrière invisible que personne n'ose franchir.
Le vent s'engouffre entre nous deux, faisant claquer les pans de son manteau noir comme un drap mortuaire.
Ses yeux se posent dans les miens, humides, mais il ne pleure pas.
Il sait que ce n'est pas le moment pour les larmes.
Pasteur (voix basse, rauque) :
- Les préparatifs sont terminés... Nous t'attendons quand tu seras prête, Eryn.
Je hoche simplement la tête, incapable de prononcer le moindre mot.
Un simple hochement, lourd comme une condamnation.
Pasteur :
- Suivez-moi
Josh et moi avançons lentement derrière le pasteur, chacun de nos pas résonnant sur le sol poussiéreux du village. Le vent, chargé d'une froideur mordante, semble vouloir nous retenir, mais il est trop tard. Nous sommes déjà là.
L'église, d'un gris vieilli, se dresse devant nous comme un vestige du passé.
Devant la tombe, le cercueil fermé, un silence mortel s'installe.
Les habitants du village arrivent, s'installent autour du cercueil, les visages figés, certains baissant les yeux, d'autres regardant la scène sans émotion, comme des spectateurs habitués à la douleur. Aucun mot ne traverse la foule. Juste des regards vides, marqués par la terreur, ou peut-être par la culpabilité. Ils savaient.
Le pasteur s'avance lentement, sans précipitation. Il se tient là, à côté du cercueil, un homme en noir, une silhouette funèbre qui semble se fondre dans les ombres de l'église. Son regard est fixé sur le cercueil comme s'il priait pour ne pas avoir à dire ce qu'il savait au fond de lui. Que tout cela était vain.
Le silence devient oppressant. La lourdeur de l'instant nous engloutit tous. Le pasteur lève enfin la tête et, d'une voix basse, mais ferme, il commence :
Pasteur (avec une voix d'outre-tombe) :
- Thomas... Thomas Caldwell, shérif de cette ville. Un homme qui a fait son devoir avec une rigueur inébranlable. Il a protégé ceux qui, aujourd'hui, détournent les yeux. Il a juré de défendre la loi, mais, hélas, la loi n'a pas su le défendre. Il est tombé, comme tant d'autres, victime de la violence et de la trahison qui rongent cette terre.
Le pasteur marque une pause, son regard fixé sur le cercueil comme s'il cherchait encore les mots qui n'existent pas. Le silence se fait si lourd qu'on entendrait presque les cœurs battre, chacun au bord de l'éclatement.
Puis, lentement, il se tourne vers quelques hommes du village, ses yeux ternes les appelant silencieusement à agir.
Sans un mot, sans un geste inutile, ils s'avancent.
Le bois du cercueil grince sous leurs mains calleuses lorsqu'ils le soulèvent avec précaution, comme s'ils portaient un fardeau plus lourd que le simple poids d'un corps. C'est une vie entière qu'ils transportent, un passé, un père, une maison détruite.
Leurs pas sont lourds, maladroits presque, sur le sol inégal, et chaque mètre qu'ils parcourent semble durer une éternité.
Je reste figée, incapable de détourner les yeux, incapable de bouger.
Le vent souffle plus fort, comme si le monde lui-même pleurait cet instant.
Le cercueil approche du bord béant de la tombe.
Un abîme noir.
Froid.
Sans fond.
Ils se penchent avec lenteur, cordes tendues entre leurs mains tremblantes, et, dans un grincement lugubre, le cercueil descend lentement vers les ténèbres.
Chaque centimètre qui l'éloigne de moi m'arrache un peu plus ce qui me restait d'humanité.
Josh reste à mes côtés, muet, respectueux de mon silence glacé.
Quand enfin le cercueil atteint le fond du trou, un vide résonne en moi, plus terrible que tous les coups encaissés, plus violent que tous les cris étouffés.
Chacun à leur tour, les habitants s'approchent en silence.
Chacun prend la pelle, recueille une poignée de terre froide et la laisse tomber dans la tombe.
Un geste simple. Un geste ancien.
Un adieu que les mots ne peuvent porter.
Chaque pelletée s'écrase contre le bois du cercueil avec un bruit sourd, brutal, résonnant dans le vide béant de mon cœur.
Puis vient le tour de Josh.
Il avance, ses épaules raides, son visage fermé.
Il prend la pelle avec une lenteur respectueuse, comme s'il craignait de briser quelque chose d'invisible.
Il jette la terre, baisse la tête, reste un instant figé... puis recule, me laissant seule face à ce gouffre.
Mon tour.
Je m'avance, chaque pas me déchirant un peu plus.
Mes jambes sont lourdes, mes bras tremblants.
Quand mes doigts se referment sur le manche rugueux de la pelle, je sens tout le poids de mes regrets, de mon impuissance, de ma rage muette.
La pelle est plus lourde que n'importe quelle arme que j'ai jamais portée.
Elle est le reflet de ce que j'ai perdu, de ce que je ne pourrai jamais réparer.
Je plante la pelle dans la terre.
Le choc me traverse tout entière.
C'est comme si je me plantais moi-même, comme si je plantais mon père une seconde fois.
La terre, d'un brun grisâtre sans vie, colle à la pelle comme la culpabilité colle à mon âme.
Je la soulève, lentement, douloureusement.
Et dans un geste hésitant, je la laisse tomber.
Le son de la terre frappant le bois me brise.
Un coup sec. Un coup de plus dans mon cœur vide.
Je reste là, un moment, figée, incapable de bouger.
Puis je lâche la pelle, incapable de supporter son poids un instant de plus.
Le vent souffle contre moi, hurlant dans mes oreilles comme pour m'arracher ce dernier lien au passé.
Maintenant je suis seule, pour de bon, et le ciel lui-même, d'un gris lourd et menaçant, semble vouloir enterrer avec lui tout ce qu'il restait d'espoir.
Je fixe l'endroit où repose son cercueil, là-dessous, sous cette terre froide qui l'engloutit.
Je sens ma gorge se serrer, mes lèvres trembler, mais je refuse de pleurer.
Je n'ai plus de larmes.
Plus de lumière.
Seulement ce vide, béant, dévorant.
Je pose ma main sur la terre fraîchement retournée, comme si je pouvais encore sentir sa chaleur, comme si je pouvais, juste une dernière fois, m'accrocher à lui.
Eryn (murmure d'une voix brisée) :
- Papa...
- Je suis désolée.
- Je n'ai pas pu te sauver...
Je ferme les yeux, ma poitrine se soulevant difficilement sous l'effort.
Un souffle rauque m'échappe, presque un sanglot.
Eryn (murmure, la voix pleine d'une rage sourde) :
- Mais je te le promets...
- Je ne laisserai pas ta mort rester sans réponse.
- Ils paieront. Chaque. Un. D'eux.
Le vent siffle entre les pierres tombales, emportant ma promesse au loin comme une prière noire.
Je me relève lentement, chaque muscle criant sous la douleur, sous le poids de cet instant.
Je jette un dernier regard à cette terre qui l'enferme, à cette part de moi enterrée avec lui.
Eryn (d'une voix brisée) :
- Au revoir papa...