Je n'ai pas réussi à dormir depuis la conversation d'hier avec l'agent Milton. Je sors de ma chambre et, au même moment, je vois mon père avec une canne, en train d'essayer de marcher jusqu'à la salle de bain, sans même me regarder.
Depuis ce qu'il s'est passé, il est distant, il ne me parle plus. On n'a jamais abordé ce sujet... Aucune question de sa part, ni même de renseignements.
Au fond de moi, je me demande si quelque chose a été brisé entre nous, et même en lui.
Pendant que je suis plongée dans mes pensées, j'entends quelqu'un toquer à la porte. Je descends en vitesse, j'ouvre et je vois le médecin, celui qui vient de temps en temps pour vérifier l'état de santé de mon père et discuter avec lui. C'est d'ailleurs la seule personne avec qui il parle. Au fond de moi, je ressens un peu de jalousie.
Je me prépare dans la salle de bain du bas et mange quelque chose. Une fois sortie de la cuisine, je croise le médecin et j'en profite pour lui poser des questions sur l'état de mon père.
Eryn :
- Comment va vraiment mon père ? Je sais qu'il se remet. Mais... est-ce qu'il ne souffre pas trop de ses blessures ?
Le médecin me regarde, un air grave sur le visage. Il prend une inspiration, comme s'il cherchait les mots justes pour répondre.
Médecin :
- Il fait des progrès, mais il y a des choses qu'on ne pourra jamais réparer. Sa jambe, la brûlure... C'est un miracle qu'il n'ait pas perdu plus que ça. Quant à son œil... ça, il devra apprendre à vivre avec.
Je sens une boule se former dans ma gorge. Le regard froid du tueur, la douleur de mon père, tout cela resurgit. Je n'arrive pas à oublier ce qu'il a enduré dans ce moment de violence pure. Il n'aurait jamais dû se retrouver dans cette situation.
Eryn :
- Et... il va pouvoir marcher normalement ?
Le médecin se frotte le menton, son regard fuyant un instant.
Médecin :
- Il faudra du temps. La jambe brulée va guérir, mais il boitera toute sa vie. La douleur sera là, présente à chaque pas. Mais si tu veux savoir, il est plus résistant que tu ne le crois. Il trouvera sa force dans la souffrance.
Le docteur étant le seul du village, il étais un ami proche de la famille, il connaissait bien mon père et m'avais vu grandir. Je savais donc que je pouvais lui faire confiance et qu'il me parlerais sans détour. Je me sens un peu plus rassurée par ses paroles, mais au fond, je sais que cela n'enlève rien à l'enfer que mon père doit endurer. Il a perdu son œil droit, et maintenant il doit apprendre à naviguer dans ce monde avec cette perte.
Je pense au tueur. À ce monstre qui a tout déclenché. Il est enfermé, mais je sais que ce n'est pas fini. Cette histoire n'est pas aussi simple qu'une simple arrestation.
Eryn :
- Il a dit quoi, ce tueur, avant qu'on l'enferme ? Il a donné des informations ?
Le médecin hésite un instant avant de répondre, son regard se posant brièvement sur la porte de l'office.
Médecin :
- Il n'a rien dit. Pas un mot. Mais... il a eu des comportements étranges, surtout après avoir vu ton père. Il est renfermé sur lui-même, comme un cocon vide. Ton père n'est pas encore prêt à parler de ce qu'il a vécu avec le tueur. Laisse-lui du temps.
Un sentiment de culpabilité et de tristesse m'envahit. Le médecin me salue puis sort de la maison.
Je décide d'aller voir Josh. Peut-être qu'il me dira ce qu'il a sur le cœur, ce qu'ils ont vécu avec Le Corbeau.
Je pars en direction de sa maison. Je toque, mais aucune réponse. Je frappe plusieurs fois encore, mais toujours rien.
Je me retourne pour vérifier la présence de son cheval, et il est là.
Eryn :
- C'est Eryn, je sais que tu es là, tu peux m'ouvrir ?
Aucune réponse. Une lourde prise de conscience me frappe : je n'ai pas été une bonne amie. Après tout ce qu'il a traversé, je suis restée auprès de mon père sans penser à lui. Josh a dû affronter tout ça seul.
Je continue de frapper à la porte, l'inquiétude grandissant en moi, quand la voisine de Josh s'approche.
Voisine :
- Il n'est pas là. Je l'ai vu partir en vadrouille.
Je hoche la tête pour la remercier, puis je pars à sa recherche, le cœur lourd.
Je traverse les rues de Whisper Hollow, jetant des regards inquiets à droite et à gauche.
Le village a retrouvé son calme, mais pour moi, tout semble encore en ruine.
Chaque silhouette au loin me fait sursauter, chaque bruit me tend.
Josh est quelque part dehors, seul, meurtri dans son corps autant que dans son âme.
Je demande à quelques villageois s'ils l'ont vu.
On me répond par des gestes vagues, des murmures :
« Vers les champs... », « Près de la rivière... »
Je presse le pas, mon cheval trottant nerveusement à mes côtés.
En approchant de la vieille berge, là où le courant est plus fort, je le vois enfin.
Josh est assis sur un rocher, dos tourné au village, immobile.
Son bras amputé est caché sous un manteau trop large pour lui, son corps marqué par les cicatrices paraît fragile, presque brisé par le vent.
Son chapeau est posé à côté de lui, ses cheveux en bataille, son dos voûté comme si tout le poids du monde l'écrasait.
Je m'approche lentement, mon cœur se serrant à chaque pas.
Eryn :
- Josh...
Il ne bouge pas.
Son regard est figé sur les eaux troubles de la rivière.
Le vent emporte ma voix, et avec elle, un peu de l'espoir qui m'animait.
Je m'assieds à quelques pas de lui, respectant son silence.
La vue de son bras perdu me frappe à nouveau en plein cœur.
Tout ce qu'il était, tout ce qu'il avait été... le tueur a tout piétiné sans pitié.
Après de longues minutes, Josh murmure d'une voix éraillée, presque méconnaissable :
Josh :
- Il m'a tout pris... pas juste mon bras, pas juste mon corps... Il a volé des parties de moi que je retrouverai jamais.
(Il baisse la tête, son seul poing se serrant sur ses genoux.)
- Il savait des choses. Il savait où frapper.
Un frisson glacé me traverse l'échine.
Le Corbeau... ce monstre n'a pas seulement attaqué avec ses armes.
Il a attaqué avec ses mots, avec sa cruauté, avec une précision effrayante.
Eryn :
- Ce n'est pas ta faute. Ce qu'il t'a fait... ce qu'il a dit... ce n'était que du poison.
- Tu es encore toi, Josh.
Il secoue la tête, comme incapable de croire ces paroles.
Ses épaules tremblent légèrement, une colère sourde, terrible, se battant contre une tristesse immense.
Josh (dans un murmure rauque) :
- J'ai peur, Eryn. Pas peur de lui... Peur de ce que je pourrais devenir maintenant. Peur que cette haine me dévore.
Je tends la main, hésitante.
Je n'ose pas toucher ce qu'il reste de lui, pas sans son accord.
Il est comme un verre fêlé, prêt à éclater au moindre geste brusque.
La rivière continue de couler devant nous, indifférente.
Et je comprends alors que Le Corbeau n'a pas seulement laissé des blessures visibles.
Il a planté en nous quelque chose de pire.
Une graine noire.
Quelque chose qui, si on n'y fait pas attention, pourrait tout emporter.
Dans le silence, je comprends que ni lui, ni moi, ne ressortirons jamais indemnes de ce que Le Corbeau a laissé derrière lui.
Je prends une grande inspiration. Je ne peux pas le laisser seul avec ses fantômes.
Josh a toujours aimé les soirées au bar, les rires, la musique, cette illusion que rien ne peut nous atteindre.
Alors je m'approche doucement de lui, un léger sourire sur les lèvres, et je lui propose
Eryn :
- Viens... Allons au bar. Pour changer d'air. Pour essayer, au moins, de retrouver un peu de ce qu'on a perdu. Et se rappeler qu'on est encore vivant.
Josh lève les yeux vers moi, surpris.
Un instant, je vois passer dans son regard l'ombre du garçon insouciant qu'il était avant que tout ne s'effondre.
Il hésite, serre la mâchoire, puis finit par hocher doucement la tête.
Pas un mot de plus. Pas besoin.
Je lui adresse un petit sourire, maladroit mais sincère, et je tends la main vers lui.
Il la regarde, comme s'il ne savait plus quoi en faire, puis finit par la saisir.
Sa poigne est faible, mais elle est là. Présente. Vivante.
Ensemble, sans un mot, nous marchons vers le bar.
Ce soir, ce n'est pas la fête que nous allons chercher.
C'est un peu de lumière au milieu de toute cette nuit.
Quand nous arrivons devant le bar, l'enseigne grince doucement sous le vent, comme un vieux souvenir accroché à la vie.
À travers les fenêtres, je vois des lanternes balancer une lumière chaude et vacillante sur des visages inconnus.
Des rires résonnent, étouffés, mêlés au grincement des chaises et au tintement des verres.
Je sens Josh ralentir.
Je le regarde du coin de l'œil.
Il est tendu, les épaules raides, comme s'il hésitait encore à franchir la porte.
Je pose une main légère sur son dos, un geste simple, sans mots.
Juste pour lui dire : « Je suis là. »
Il inspire profondément, puis pousse la porte.
Une bouffée d'air chaud, mêlée à l'odeur de tabac et d'alcool, nous enveloppe immédiatement.
Quelques regards se tournent vers nous, mais très vite, chacun retourne à ses affaires.
Ici, personne ne juge.
Ici, tout le monde vient noyer quelque chose.
Je nous installe à une table un peu à l'écart, sous une lanterne.
Josh reste silencieux, les yeux fixés sur le bois usé de la table.
Je commande deux verres sans lui demander.
Pas pour oublier.
Juste pour tenir debout.
Quand le serveur pose les verres devant nous, je lève le mien avec un petit sourire.
Josh finit par lever le sien aussi.
Nos verres s'entrechoquent doucement dans un tintement fragile, presque timide.
Pas besoin de grand discours.
Juste ce moment.
Ce battement de cœur suspendu dans la nuit.
Nous buvons jusqu'à perdre la notion du temps, une ivresse douce qui nous donne une impression de liberté oubliée.
On se regarde en riant, des éclats de vie que je croyais éteints.
On danse avec des inconnus, sans rythme, sans gêne, juste pour rire, juste pour sentir nos cœurs battre à nouveau.
À un moment, Josh et moi finissons même par piquer la place du pianiste, tapant sur les touches comme des gosses, enchaînant des sons absurdes sous les rires du bar entier.
Et pour la première fois depuis longtemps, au fond de nous, on se sent... vivants.
Pas entiers.
Pas guéris.
Mais vivants.
Au bout d'un moment, je perds Josh de vue. Un frisson d'inquiétude me traverse, et je commence à le chercher partout.
Je sors du bar, remarque qu'il pleut sans relâche, le bruit des gouttes battant le sol d'une manière presque hypnotique. Mon cœur s'emballe alors que je fais le tour de la ville, jusqu'à arriver devant la vieille grange.
C'est là, ce lieu où tout a commencé. Où j'ai croisé le tueur, où il m'a attrapée. Des souvenirs me saisissent, et une vague d'angoisse me submerge. Mais je lutte pour garder mon calme. Je dois retrouver Josh.
Je fais le tour de la grange et je le vois, assis sur un banc, immobile.
Je m'approche doucement, mes pas se noyant dans le bruit de la pluie. Je m'assois à côté de lui sans dire un mot.
On se regarde. Et là, je vois les larmes qui roulent sur ses joues, même si la pluie les efface presque instantanément.
On reste là, sans se parler, pendant de longues minutes. Le bruit de la pluie, battant sans relâche, emplit l'air, tandis que l'atmosphère entre nous est lourdement silencieuse, comme un poids qu'on porte sans pouvoir le déposer.
Puis, finalement, Josh prend la parole, sa voix tremblante, brisant le calme de la nuit.
Josh, d'une voix faible :
- Je... Je veux te raconter ce qu'on a vécu. J'ai besoin d'en parler. De te le dire à toi, mais s'il te plaît... Je veux juste que tu écoutes. Je veux juste que tu sois là, sans juger. J'ai besoin de ta présence, plus que tout.
Je tourne mon regard vers lui et je vois la douleur dans ses yeux. Un mélange d'épuisement et de peur. Une souffrance qu'il n'a jamais exprimée, jamais partagée. Je sais qu'il attend quelque chose de simple, quelque chose que je peux lui offrir sans hésitation.
Je hoche lentement la tête, l'encourageant d'un geste silencieux, sans mots. Parce que je sais que, pour lui, mes mots ne peuvent pas être suffisants. Mais ma présence, elle, peut lui donner la force de continuer.
Ses mains tremblantes serrées contre ses genoux, laisse un long silence s'installer avant de commencer à parler. Sa voix est faible, comme s'il avait peur de prononcer les mots. Il prend une profonde inspiration avant de se lancer dans son récit.
- Le tueur nous a enfermés dans ce cabanon. Pas de lumière, à peine de l'air. C'était humide, étouffant. Il nous laissait là, à attendre, à nous demander quand ça finirait... Quand ce serait notre tour. Mais ce que je n'ai jamais pu oublier, c'est ce qu'on a trouvé à l'intérieur. Trois corps suspendus, comme des marionnettes brisées. Leurs visages... inhumains, presque méconnaissables. Ce regard figé, vide, comme si la douleur avait tout effacé, jusqu'à l'âme. Leurs vêtements déchirés pendaient en lambeaux, et autour d'eux, il y avait des symboles bizarres... dessinés avec leur propre sang. Le genre de symboles qu'on ne peut pas oublier, qu'on ne veut pas voir. Ces marques, elles étaient vivantes. Comme un avertissement.
Il ferme un instant les yeux, secouant la tête comme s'il voulait effacer l'image de son esprit.
- J'ai reconnu Stéphane, à sa veste élimée. Puis Marc, avec le médaillon que ton père lui avait offert. Le médaillon pendait toujours, accroché à ce qui restait de sa chemise... Il me semblait que c'était une sorte de message. Un dernier souvenir avant que tout ne parte en ruines. Et le voyageur, ce pauvre homme... Il n'avait rien demandé, il était juste au mauvais endroit, au mauvais moment. C'était insupportable. Ces âmes qu'on n'a pas pu sauver. Tout ça... c'est tout ce qu'on a trouvé dans ce putain de cabanon.
Un silence lourd tombe sur Josh. Il serre ses poings, comme si l'image des trois corps suspendus le rongeait encore. Ses yeux sont fermés, mais on peut voir dans ses traits le poids de l'injustice, la douleur d'avoir été si impuissant.
- Ce moment-là... ce qu'on a vu... C'était comme si la vie nous avait été arrachée. Nous n'étions pas seulement les témoins de l'horreur. Nous étions des victimes dans ce jeu macabre. Et ce putain de tueur... il nous regardait, sans même un sentiment, comme s'il n'avait aucune pitié. Il avait ce sourire... un sourire glacé. Et son regard, oh, ce regard. J'ai eu l'impression qu'il savait tout, qu'il avait déjà prévu chaque étape du chemin qu'on allait emprunter. Comme si tout ça faisait partie d'un plan, un plan dont on ne comprend rien.
Il s'arrête un instant, son regard se perd dans l'obscurité autour de lui. Il semble rechercher quelque chose, un souvenir, une justification, un moyen de comprendre. Mais il sait que certaines choses sont impossibles à comprendre.
- Quand on nous a enfermés dans ce cabanon, c'était... c'était comme être dans une autre dimension, un lieu hors du temps. La douleur... la douleur était partout. Moi, j'ai perdu mon bras gauche là-bas. Ça n'a pas été une simple blessure. Il m'a coupé, lentement, m'observant comme un prédateur. Les entailles qu'il m'a laissées, elles... elles me rappellent à chaque moment que je suis marqué. Et toi, Eryn, ton père... ton père... il a tout enduré pour nous deux.
Il marque une pause, son regard se perd dans le vide. Il semble toucher les cicatrices invisibles de son corps, mais aussi celles qui lui déchirent l'âme. Ses yeux se baissent vers son bras manquant, comme si cela pouvait le ramener à cet instant.
- Ton père... il a pris sur lui tout ce que ce salaud voulait nous faire. Il a perdu son œil droit, il est tout brûlé de ce côté-là, et sa jambe... sa jambe gauche... Elle est... complètement défigurée. Brûlée. C'est à cause de ce putain de tueur. Il n'a pas juste voulu nous tuer, il a voulu briser chaque morceau de nous. Et ce qui est pire, c'est que ton père, malgré tout ça, il est resté fort. Il a toujours essayé de protéger ceux qu'il aimait. Il a essayé de me protéger... alors que moi, je n'étais qu'un fardeau.
Les mots semblent lourds dans la gorge de Josh. Il continue, chaque phrase semblant le rapprocher d'une libération de son propre fardeau.
- Puis le tueur nous a dit d'un air amusé qu'il était parti te chercher, ton père et moi étions complètement inquiets. Ton père a essayé de se libérer de toutes ses forces pour essayer de te sauver, mais il a vite perdu ses forces. C'est lorsque deux hommes nous ont aidés à sortir de ce cabanon et de t'avoir vue dehors, que je me suis senti tellement soulagé... et je pense que ton père aussi l'était.
Il se tait enfin, un silence lourd remplissant l'espace entre nous. Il n'attend pas de réponse, il ne cherche rien d'autre que la paix, même si cela ne semble pas possible. Il a déversé tout ce qu'il avait gardé en lui, tout ce qui l'avait rongé, et maintenant, il attend. Mais ce qu'il ne comprend peut-être pas encore, c'est qu'il n'est pas seul. Pas tout à fait. Parce que moi, je suis là. Et même si la douleur est présente, même si la souffrance a laissé des marques indélébiles, je sais que nous pouvons avancer. Pas dans l'oubli, non. Mais dans l'acceptation, dans la compréhension que tout n'a pas été en vain.
Je pose doucement ma main sur la sienne et pose ma tête sur son épaule. Sous cette pluie battante, on écoute le bruit des gouttes tombant sur le sol, sans bouger.
Les mots de Josh résonnent encore dans ma tête, et je réalise que, même si la pluie efface les traces sur nos visages, il y a des douleurs que le temps ne pourra jamais effacer.