Son réveil avait sonné à 6 h. Lorsqu’il s’était rappelé pourquoi, Oliver avait enfoui son visage dans ses mains et maugréé contre lui-même.
— Qu’est-ce qui m’a pris de dire oui ? Mais quel crétin !
Sa nuit avait été courte, trop nerveux pour dormir sereinement. Il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Avant de quitter la soirée, il avait échangé son numéro avec celui d’Arthur. Ce dernier lui avait adressé un message la veille.
Je passe te chercher demain à 7 h. Merci encore.
Il l’avait relu des dizaines de fois, la boule au ventre. Même plusieurs parties d’échecs avec sa sœur n’étaient pas parvenues à le calmer. Il était tellement distrait qu’elle avait réussi à le mettre en difficulté plus rapidement que d’habitude. Lorsqu’il lui avait expliqué la raison, elle s’était montrée plus enthousiaste.
— Mais c’est génial ! Tu seras un peu comme un mannequin.
Il n’était pas sûr que ce soit de cela qu’il retourne réellement, mais elle avait quelque peu fini par le décrisper. Toutefois, pendant qu’il se douchait pour se réveiller, il se dit qu’il aurait l’occasion de voir Arthur dans son milieu professionnel. Même s’il offrait la séance à des amies proches, il avait annoncé vouloir faire les choses le plus sérieusement possible. Ça impliquait du matériel de qualité.
Son estomac était noué, comme les jours de compétitions. Il était généralement stressé lors des moments importants, de peur de se rater. Il se souvint du jour où ses jambes avaient tellement tremblé qu’il en était tombé du plongeoir avant le coup de sifflet. Manon avait ri à en avoir mal aux côtes.
Réglé comme une horloge, Arthur était arrivé chez lui à l’heure prévue. Il avait repris le SUV de son père et arborait toujours une de ses légendaires tenues vintages. Mais à la différence des fois précédentes, il portait un pull tricoté brun d’où dépassait le col de sa chemise, ainsi qu’un nœud de cravate assorti à son pantalon. Sachant qu’il allait devoir enfiler d’autres vêtements que les siens, Oliver avait rapidement passé un jean et un sweat de l’équipe de natation.
La voiture était aussi confortable que dans son souvenir. Une fois installé, il essaya de se détendre.
Arthur lui parla durant le trajet de ses deux amies, Sarah et Pauline. Il les avait connus au lycée alors qu’elles étaient dans le niveau supérieur au sien. Quand elles avaient appris qu’il s’était dévoué corps et âme dans son projet de photographie, elles lui avaient demandé de réaliser un shooting pour leur devoir de fin de semestre. Par amitié, il avait accepté, d’autant que son agenda manquait cruellement de rendez-vous.
— Il y a beaucoup moins de mariages après la saison estivale. Alors j’ai pensé à faire des séances plus intimes avec des couples ou des personnes seules. Ça fera rentrer un peu d’argent.
— Tu arrives à t’en sortir financièrement ?
Arthur serra les dents et fit une grimace qui amusa Oliver.
— Disons que l’été m’a permis de rembourser mes parents pour le matériel. Ils m’encouragent, heureusement, mais je veux rien leur devoir. Au moins, j’ai plus de dettes, tu me diras.
— C’est bien qu’ils te soutiennent. Je peux te demander un truc ?
— Ouais, je t’écoute.
— T’as toujours voulu faire ça ? De la photo ?
Arthur se tourna vers lui, le visage lumineux.
— Tu as déjà été dans une chambre noire ?
Oliver se souvint que c’était dans une pièce sombre qu’étaient développées les vieilles photos, avant l’ère du numérique.
— Développer des pellicules argentiques, c’est tellement fascinant ! C’est une activité reposante, où tu deviens un peu chimiste, parfois magicien. C’est un processus où tu prends ton temps, tu es précis, tu expérimentes. T’es dans une bulle hors de tout et tu assistes à la naissance de ton œuvre. Je pourrais y passer des heures. Ce serait mon havre de paix. Tu vois ce que je veux dire ?
Sans aucun doute, Oliver arrivait à visualiser le genre d’endroit qui lui faisait ressentir cette béatitude. Il n’avait jamais été aussi à l’aise que lorsqu’il se jetait à l’eau et qu’il se laissait entraîner par la gestuelle de son corps. La natation lui manquait pour cet aspect, pour le silence et la légèreté. Quand il s’immergeait, il n’y avait plus de pression, plus d’emprise. Il acquiesça aux paroles d’Arthur, doucement.
— Lorsque je gagnerai bien ma vie avec le numérique, je développerai une partie dédiée à l’argentique. J’aurais toute une panoplie d’appareils et je capturerai le monde comme ça me chante. C’est ça mon rêve.
— C’est une belle ambition.
Il n’avait pas vu le temps passer. Arthur était un type bavard, mais il savait se rendre intéressant, même en papotant de choses qu’Oliver ne comprenait pas. Il le sentait passionné. Lorsque la voiture s’arrêtait à plusieurs feux ou stops, il mimait ces explications pour être clair.
Et quand il lui avait retourné la question sur ses possibles passe-temps, Oliver avait contourné le sujet en évoquant ses parties d’échecs avec Ella.
— Ah oui, c’est vrai que tu as une sœur ! La chance ! Je suis fils unique, j’aurais aimé en avoir une, ou un frère, avait-il dit. Elle joue dans un club ?
— Nan, seulement dans le salon. Il n’y a pas de club près de chez nous. Et c’est pas avec moi qu’elle va améliorer son jeu. J’ai pas sa vision des choses.
— Ma mère m’a appris à y jouer quand j’étais au collège. Je pourrais t’apprendre deux trois combines un de ces jours.
L’attention toucha Oliver qui se sentit rougir. Il réalisa alors qu’Arthur envisageait déjà qu’ils se revoient après la séance. Il se doutait bien que, depuis qu’il avait renoué avec Ludivine, il serait plus présent dans le groupe d’étudiants, puisque tout le monde l’appréciait. Mais à la différence des autres, le photographe s’attendait sans doute à le revoir. Oliver ne se présentait jamais de lui-même aux rassemblements, c’était toujours parce que Manon l’y invitait. Alors cela voulait-il dire qu’Arthur le voyait plus que comme une connaissance ? Il ne saurait dire s’il était gêné ou touché. Mais il devait avouer qu’il appréciait le temps passé avec lui.
— On arrive aux ruines.
Troublé par ses pensées, il n’avait pas fait attention à la route qu’ils avaient pris. À une demi-heure de la ville, en pleine campagne, se trouvaient les ruines d’un château médiéval qu’Oliver connaissait pour l’avoir visité en primaire avec sa classe. S’il avait été autrefois grand et habité, il ne restait aujourd’hui que les vestiges d’une tour et quelques murailles affaissées. Quelques parties avaient été restaurées pour la préservation historique, mais ce n’était pas une attraction suffisante dans la région pour qu’on lui accorde plus de moyens. La personne qui était en charge des lieux résidait dans une maison construite tout près. C’est même devant celle-ci qu’Arthur stationna le véhicule. Une petite Twingo jaune se trouvait déjà sur place, pleine de cartons.
À l’extérieur, Oliver perçut plusieurs voix féminines ainsi que celle d’un homme, plutôt mûr. Le ton général était plaisantin.
Il se retourna en entendant l’ouverture du coffre. Arthur s’y baissait pour récupérer son matériel.
— Tu veux de l’aide ? demanda Oliver.
— Ça ira, merci. Va plutôt voir les filles pour la préparation, au cas où il faudrait faire des retouches de dernière minute. On commence à shooter dans…
Il regarda sa montre.
— Quarante minutes.
Sarah, Pauline, ainsi que Ludivine discutaient gaiement avec monsieur Drumont, le gardien des lieux. La cousine d’Arthur était déjà en tenue dans une grande robe rouge par-dessus une autre blanche que l’on devinait au travers d’une fente au niveau de la jupe, et parce que le col remontait sur sa gorge. Il y avait divers appliqués dorés qui donnaient du relief à l’ensemble. Dans son dos, il vit le laçage qui marquait sa taille fine. Et ses cheveux qu’elle portait d’ordinaire en chignon descendaient jusque sous ses épaules, tirés en arrière par deux tresses rassemblées au centre de ses boucles brunes.
Il se présenta à l’équipe, complimenta le costume de Ludivine et fut entraîné à l’intérieur de la chambre d’ami du gardien pour l’essayage. Sarah et Pauline le suivaient les bras chargés d’affaires, l’une avec la tenue, l’autre avec du matériel de couture.
Parce que le temps pressait et parce qu’il n’était pas pudique, avoir passé toute son adolescence en maillots de bain aidait, il retira son pantalon et ses hauts sous les yeux des habilleuses. Elles restèrent bouche bée un moment, les yeux rivés sur son torse.
— Bon sang de bois ! Ludivine nous a pourtant dit que t’étais plutôt maigrichon.
Soudainement gêné d’être scruté de la sorte par les filles, il rougit, ne sachant plus où se mettre.
— Ça va poser problème pour la tenue ?
— Au contraire, intervint Pauline. On avait juste peur de devoir sous-tailler pour que tu ne nages pas dedans, mais tu as l’air d’avoir la carrure parfaite. Tu fais de la muscu ?
Après des années à enchaîner de la natation trois fois par semaine, le corps d’Oliver avait développé une musculature presque digne des athlètes. Comme Manon, il avait les épaules larges et un ventre dénué de graisse. Depuis qu’il avait arrêté, ses bras avaient perdu en muscle, mais il avait toujours la même silhouette.
Elles l’aidèrent en lui passant chaque vêtement. Il y en avait beaucoup et il ignorait le nom de toutes ses pièces. La principale était une tunique qui descendait jusqu’aux genoux. Il portait également une paire de bottes et une cape. Toutes ses couches commençaient rapidement à lui donner chaud, tout comme le fait d’être manipulé de toute part par les costumières. Sarah s’assurait que tout était bien en place et Pauline marquait d’une épingle les parties à reprendre. Par deux fois, il dut tout retirer et tout remettre.
Au troisième essayage, Ludivine avait fait irruption dans la pièce pour annoncer qu’Arthur avait fini son installation et avait louché instantanément sur le torse découvert du jeune homme. Son teint diaphane avait viré au cramoisi.
— Il nous… att… attend.
Quand elle fut repartie, les costumières éclatèrent de rire.
— Je crois que la duchesse aime beaucoup l’allure de son prétendant, s’amusa Sarah entre deux coups d’aiguille sur l’emmanchure.
Pour leur projet, elles devaient réaliser et mettre en scène une tenue d’époque, peu importe laquelle. Il fallait que le rendu soit le plus en accord possible avec la période choisi. Le fait d’avoir recours à un photographe professionnel était totalement optionnel, mais elles espéraient pouvoir capter au mieux l’ambiance voulue grâce à l’expertise d’Arthur. Elles avaient également fait une demande préalable auprès de monsieur Drumont qui avait accepté à la seule condition de surveiller leurs faits et gestes pour s’assurer qu’ils ne détériorent pas davantage les ruines.
Une fois habillé et peigné, Oliver rejoignit Ludivine et son cousin à l’endroit choisi par ce dernier. Il avait installé un appareil photo doté d’un immense objectif sur un trépied et disposé des parapluies réflecteurs à divers endroits. Un peu à l’écart, il avait disposé une bâche au sol sur lequel se trouvait une mallette et un sac à dos contenant d’autres équipements.
Quand il s’approcha de Ludivine, il remarqua qu’elle fuyait son regard, les joues encore roses. Il s’amusa de la voir ainsi. Peut-être était-ce le fait qu’il ne soit pas comme elle l’avait imaginé qui la rendait aussi timide soudainement. Arthur l’observa dans sa tenue de noble seigneur à une époque qu’il était incapable de situer. Sa tête dodelina à la recherche des petits détails techniques puis il lui sourit et approuva la tenue avec un pouce en l’air.
— On se met en place, annonça-t-il.
La séance dura plus d’une heure. Les premières minutes, les deux modèles crispés étaient incapables de tenir naturellement les positions. Arthur avait essayé de les mettre à l’aise du mieux qu’il put et ce fut Sarah qui y arriva avec son franc-parler mélangé à son impatience.
— Mais sortez donc le balai que vous avez dans le cul !
En l’entendant, Oliver et Ludivine avaient d’abord écarquillé les yeux de surprise, puis leurs rires avaient résonné dans les ruines. Le photographe, en bon professionnel, avait saisi l’occasion d’immortaliser ce moment de complicité. Par la suite, c’était devenu plus facile.
Ludivine avait une sorte de grâce naturelle qui mettait en valeur sa robe. Elle n’était plus gênée par l’idée de poser ses mains sur lui. Le jeune homme avait usé d’une méthode plus simple : il pensait juste à son havre de paix. Après les postures fixes, ils firent un peu de mise en situation afin de capturer l’action. Les costumières leur indiquèrent quoi faire, comment s’adresser l’un à l’autre, et le gardien se permit également une ou deux remarques pour rajouter de l’authenticité. L’idée était de donner l’illusion de voir un couple de fantômes errer à l’endroit où ils se sont aimés. Tout était dans le regard, la gestuelle et l’alchimie des modèles.
Lorsqu’Arthur décréta avoir tout ce dont il avait besoin, tout le monde se lança dans des applaudissements. Le gardien avait les larmes aux yeux et, en grand passionné d’histoire médiévale, avait chaleureusement remercié le duo pour leur prestance.
Ils replièrent tout le matériel, renfilèrent leurs propres vêtements et profitèrent d’une collation bien méritée. Oliver chercha Arthur autour de lui, se rendant compte qu’il s’était éclipsé et l’avait laissé avec les filles qui ne cessait de lui demander d’où il tenait sa stature. Un croissant dans les mains et un café dans l’autre, il partit en quête du photographe dans les alentours des ruines.
Isolé près de la tour, Arthur avait le regard rivé sur son appareil photo. Il faisait défiler les clichés avec une concentration telle qu’il ne remarqua pas l’approche d’Oliver. Ce n’est que lorsqu’il vit une paire de baskets se positionner devant ses chaussures de randonnée qu’il leva les yeux et lui sourit.
— T’es le genre à jamais prendre de pauses, j’imagine, lui dit Oliver. Je peux voir le carnage ?
Arthur se redressa pour se mettre à hauteur et lui présenta l’écran. Alors qu’il avait préparé plusieurs blagues, Oliver contempla dans un silence paisible les images. C’était bien au-delà de ce qu’il avait imaginé.
— C’est un peu brut, mais avec du traitement elles seront bien meilleures.
— Ah parce que là c’est le brouillon ?
Le photographe rit à sa mine éberluée.
— On peut dire ça comme ça.
— Pourtant, elles sont super ! Tiens, regarde.
Il se permit de défiler lui-même les images.
— Celle-là avec le soleil entre les pierres du rempart. Tu as réussi à capter la lumière comme il fallait pour qu’on est l’air de deux anges. Et tu oses me dire qu’il faut encore bosser dessus ?
— Bienvenue dans le monde des photographes professionnels.
À présent qu’il pouvait se voir lui-même sous l’angle de l’objectif, Oliver reconnut que les filles avaient effectué un travail extraordinaire dans la confection des costumes. C’était digne d’un grand film médiéval. Mais Arthur avait su insuffler une magie supplémentaire qui les avait ancrés à tout jamais dans le moment. Il avait réellement l’impression d’observer deux jeunes gens épris d’un amour qui transcendait le temps.
— Tu m’en enverras quelques-unes quand tu auras fini ? lui avait-il demandé dans un murmure.
— Avec plaisir, avait répondu Arthur sur le même ton.