Pour revoir Arthur, Oliver avait trouvé un prétexte. Il était mal à l’aise à l’idée de passer du temps avec une personne qu’il connaissait à peine sans avoir une condition qui justifiait cette rencontre. Avec Manon, ce n’était pas un problème. Elle n’avait qu’à lui envoyer un message composé de trois mots et ils pouvaient se donner rendez-vous n’importe où. C’était sa meilleure amie. Mais concernant Arthur, il n’était pas aussi sûr de voir leur relation de la même manière.
Il admettait volontiers que leurs rapports avaient beaucoup évolué depuis la séance photo. La barrière de la timidité était franchie depuis un moment, mais le jeune homme conservait une distance de sécurité pour préserver les liens qu’il entretenait avec les gens.
Personne au sein du groupe d’étudiants qu’il fréquentait avec Manon n’était au courant au sujet de Simon et tous les deux s’étaient mis d’accord pour ne pas l’aborder en public. D’ailleurs, ils ne l’évoquaient plus du tout. C’était devenu trop difficile et douloureux. Mais au moins, il ne subissait pas leurs regards compatissants ou leur sympathie exagérée. L’omniprésence de sa mère sur son dos tout l’été lui avait suffi.
Les rues de la ville se paraient déjà des premières décorations de Noël lorsqu’il les arpenta. Il avait proposé à Arthur de le rejoindre dans le même Pub que la dernière fois, un peu plus tard à cause de ses cours en ligne. Ils avaient dû négocier l’horaire, car le photographe avait eu une obligation dans la journée, mais il avait affiché avec quelques émojis qu’il était ravi de le revoir.
Oliver s’était installé à une table reculée et avait laissé dans un coin le plateau de jeu d’échecs. C’était son prétexte. Ella avait décidé de jouer la prudence lors de leurs dernières parties et, même s’il parvenait à la mettre en difficulté, elle finissait par trouver une parade.
Il commanda une bière brune et patienta. Arthur était en retard. C’était inhabituel. Il trempa ses lèvres dans la mousse lorsqu’il le vit arriver par la grande baie. Dehors, la pluie s’était abattue en trombes d’eau dès le matin, sans discontinuer. Il n’y avait presque personne pour flâner devant les boutiques, mais quand même un peu de monde dans les bars, au chaud et au sec. Arthur portait un trench-coat et refermait son parapluie dans l’entrée du pub. Après quelques secondes à le chercher du regard, il le rejoignit à sa table.
— Pardon pour le retard. J’ai eu un souci avec mon imprimeur.
Ils ne s’étaient pas serré la main pour se saluer. Oliver trouvait cela trop formel, mais il ne lui fit pas la bise non plus. Il n’était pas certain d’être suffisamment proche de lui.
— Tu veux boire un truc ? Je t’invite, lui proposa Oliver tandis qu’il retirait son trench.
Son ami attrapa la carte sur la table voisine et parcourut rapidement la liste sur les deux faces avant de laisser son regard tomber sur la pinte.
— Quelle bière conseillerais-tu à un néophyte comme moi ?
Se souvenant de sa confession sur le balcon de Ludivine, Oliver lui prit la carte.
— Comme tu as commencé avec quelque chose de pas terrible, il vaudrait mieux mettre la barre plus haut. Je proscris les bières du commerce et te propose une blonde artisanale. Celle-ci.
Il pointa la ligne en question de son index et Arthur se pencha pour la discerner.
— Je te fais confiance. Au fait, j’ai quelque chose pour toi.
Oliver ne l’avait pas vu tout de suite. Le jeune homme transportait une sacoche en daim dont il extirpa une grande enveloppe kraft.
— Le résultat d’un dur labeur, mais qui en valait la peine annonça-t-il fièrement.
À l’intérieur, il découvrit qu’Arthur avait fait tirer plusieurs photos de leur séance. Il les passa toute en revue, absorbé par le rendu final. Il n’avait pas remarqué que la serveuse était repassée prendre la commande et n’avait pas vu la bière blonde rejoindre la sienne sur la table. Ce qu’il avait entre les doigts était d’une telle qualité qu’il estimait devoir leur rendre hommage en prenant le temps. Ludivine était rayonnante. La lumière du soleil levant éblouissait sa peau de porcelaine et dévoilait parfois quelques veines sur ses mains. Le couple qu’il découvrait semblait parfaitement à sa place dans ce décor de rêve. On en oublierait presque qu’il s’agissait des ruines proches d’ici.
La toute dernière, il la reconnut immédiatement. C’était celle qu’il avait choisie en prétextant qu’elle n’avait pas besoin de retouches. Il comprenait désormais à quel point il avait tort.
— Tu es vraiment doué !
— Content que ça te plaise, dit Arthur avant de porter son verre à ses lèvres. Oh ! C’est vraiment pas mauvais.
— C’est pour ça l’imprimeur ? Tu aurais pu juste me les envoyer par message.
— Pour qu’elles restent oubliées au fond de ta galerie de téléphone ? Jamais de la vie ! Les photos, c’est fait pour être admiré.
Oliver se mordit la lèvre, embarrassé de ne pas avoir vu les choses sous le même angle.
— Combien je te dois ?
— Rien du tout, assura le photographe.
— Non, j’insiste.
— C’est cadeau.
— Tu as bossé dessus gratuitement et déboursé de l’argent pour ce tirage. Je refuse. Combien ça t’a coûté ?
— Tu m’as déjà payé une bière à cinq balles. On est quittes.
— T’es vraiment buté quand tu t’y mets !
Oliver souffla en s’enfonçant dans son siège tandis que son ami le narguait, invaincu. Mais, sentant qu’il l’était autant que lui, ce dernier tapota l’échiquier de son index.
— Jouons une partie sérieusement. Si tu gagnes, tu paies le tirage.
— Tu as conscience que j’ai zéro chance de te battre ?
— Si tu tiens vraiment à régler l’addition, tu vas devoir déjouer les statistiques.
Arthur rangea les pions avec minutie, tous bien orientés et centrés sur leur case. Il donna les blancs à Oliver et donc le privilège de commencer la partie. Comme d’ordinaire ils ne se fixaient aucune limite de temps et parlaient peu. Les pièces circulaient sur le terrain, certaines attaquaient, d’autres protégeaient, mettaient en garde. Oliver était plutôt content de son placement. Il avait fait en sorte que la Dame d’Arthur ne puisse atteindre son roi grâce à une disposition bien réfléchie de son cavalier et de deux pions. Il en profita pour porter un coup audacieux contre le roi adverse avec sa tour.
— Échec !
Il nota que le photographe qui n’avait pas cillé. Il devait avoir prévu cette éventualité. Avec ses doigts, il faisait vriller l’une de ses multiples boucles brunes, chose qu’il ne faisait que lorsqu’il se concentrait ardemment. Oliver l’avait remarqué. Il s’était surpris lui-même à l’observer de près, se demandant à quel point il avait poussé son style vestimentaire. Est-ce qu’il préférait les films en noir en blanc ? Sa penderie était-elle essentiellement composée de ce genre de tenues ? Se rasait-il aussi à l’ancienne avec un coupe-chou ?
Il déglutit en sentant que son cœur faisait des siennes. Plus il le contemplait, plus il apprenait à le connaître et plus le poids dans son ventre grandissait. Il essuya ses mains moites sur son pantalon et inspira profondément. Une gorgée de sa bière l’aida à reprendre contenance et Arthur défendit son roi avec son fou. Et comme à chaque fois qu’il jouait, il le défiait de son regard d’azur. Oliver allait perdre, malgré toute sa persévérance. Son adversaire n’était pas enclin à le laisser de nouveau se mettre sur sa route.
En quinze minutes c’était plié. Arthur savoura sa victoire avec les dernières gouttes de sa propre bière. Oliver était dépité de voir son roi pris au piège et fronça les sourcils.
— Revanche ! exigea-t-il en repositionnant les pièces.
Ils en firent trois autres, aussi sérieusement que la première et chaque fois Arthur lui rappelait qu’il était loin d’être un amateur. Leur confrontation attira l’attention d’un duo d’hommes âgés. Ils avaient pris place à la table adjacente et leur conversation avait vite coupé court pour les observer. Leurs chuchotements parvinrent aux oreilles d’Oliver qui se concentra davantage. Il comptait bien mettre son ami face à sa défaite et avoir du public le motivait.
Arthur s’absenta pour soulager un besoin pressant lorsqu’ils en étaient à un moment crucial. Il avait mis en échec Oliver et s’attendait sans doute à le voir abdiquer. C’était probablement la chose à faire, mais un doigt tapota son épaule. Il se redressa pour découvrir que l’un des deux seniors s’était approché.
— Tu joues trop la prudence, mon garçon.
Il désigna la disposition de ses pions et celles d’Arthur.
— Il te laisse des ouvertures et tu ne les vois pas.
— Je suis tout de même foutu.
— Tant que ton roi est sur le plateau, il y a toujours une solution. Tu dois le tenter à prendre des pièces pour mieux avancer vers son roi.
L’autre homme acquiesçait à ses paroles. Lorsqu’Arthur revint à leur table, avec deux nouvelles pintes en prime, il fit comme si de rien n’était. Il voulut d’abord effectuer le déplacement qu’il avait décidé puis repensa au geste de l’homme. Il prit alors le risque de changer de tactique. Il bougea son cavalier et le photographe parut surpris. Après les innombrables parties, il connaissait la méthode d’Oliver. Ce virage n’était pas au programme et il le prit à la légère.
Puis il se décomposa face aux coups qui suivirent. Sa reine lui fut ravie et son rempart contourné. Cette expression sur son visage ressemblait fortement à… de la frustration ? Puis vint la défaite pour Arthur. Oliver lui-même n’en revint pas. Il venait de le battre à la loyale. Il éprouva une indéfinissable satisfaction. Son roi était toujours là, toujours en vie.
— Bien joué petit ! lui dit l’un des seniors.
— C’était une belle dispute, lui assura l’autre.
Il acceptait volontiers les félicitations avec un large sourire. Au moment où il reporta son regard vers Arthur, celui-ci avait toujours une mine concentrée, probablement désappointée d’avoir vu sa confiance ébranlée. Le cœur du jeune homme se serra. Mais quand son ami leva les yeux dans sa direction, il retint son souffle. Ils étaient pétillants de fierté.
— Du coup, tu me dois douze balles.
Durant la période des partiels, Oliver n’avait quasiment plus eu de nouvelles de la part de Manon ni d’aucun de ses camarades. Quand elle était plongée dans ses révisions, il avait eu le droit aux habituelles complaintes sur sa nullité, sa mauvaise mémoire et toutes les pleurnicheries qui allaient avec. La nageuse était une pessimiste. Mais une pessimiste qui réussissait toujours haut la main.
La veille d’un de ses examens, il l’avait convaincu d’aller avec lui au cinéma pour lui faire penser à autre chose. Après un bon film à l’eau de rose comme elle les aimait, ils étaient allés flâner entre les chalets du marché de Noël et manger quelques sucreries.
Manon avait profité de ce tête-à-tête pour lui parler de la fête qu’elle allait organiser chez elle à l’occasion du terme du semestre et des vacances de fin d’années. Comme d’habitude, l’idée de se retrouver entouré d’une multitude de personnes qu’il ne connaissait pas ne l’enchantait qu’à moitié. Il savait néanmoins que plusieurs membres du club de natation avaient répondu positivement, il ne serait alors pas complètement dépaysé. De plus, Arthur serait de la partie. Dorénavant, où que Ludivine aille, son cousin la suivait.
Mais il y avait un hic.
— C’est soirée déguisée, avait-elle précisé entre deux bouchées de pralines encore chaudes. Tu peux venir avec ton vieux costume de clown pour l’occasion. Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu.
En effet, cela aurait été pour lui l’opportunité de revoir la lumière du soleil si sa mère n’avait pas décidé de le jeter un jour de grand tri. Même la perruque verte y était passée à son immense désespoir. Le costume de clown l’avait accompagné dans ses plus glorieuses soirées et avaient connu maintes et maintes tâches de bières et de vomi, sans jamais lui faire défaut. Il repensait à cette époque avec nostalgie. C’était un temps sans complexe, où il n’était pas rongé par sa propre mauvaise humeur.
Il avait même fait défiler les photos sur son téléphone jusqu’à retrouver celles où Simon apparaissait à ses côtés, son bras par-dessus son épaule. C’était un adolescent de grande stature, métissé comme sa mère, avec ses cheveux taillés en brosse. Il avait toujours le mot pour rire, toujours l’idée du siècle qui consistait généralement à enfreindre une ou deux règles régies par les parents ou la municipalité. Et pour la première fois depuis longtemps, il ne se sentit pas triste de repenser à son ami. C’était même très agréable de ressasser ce qui avait fait d’eux de véritables amis que rien ne pouvait séparer. D’une certaine manière, il était constamment là. Son souvenir lui permettait de subsister parmi les vivants.
Mais jusqu’au jour J, il ne trouva pas d’idée de secours. Tandis que Manon planchait en plein amphithéâtre sur des sujets complexes, lui devaient envoyer tous ses devoirs avant la date butoir. Il s’était laissé aller depuis quelque temps, si bien qu’il avait éprouvé quelques difficultés à terminer son problème de maths. Le pessimisme de la nageuse avait fini par l’atteindre, avec l’absolue certitude de ne pas réussir à décrocher la moyenne.
Ella aussi était sur les dents. En bonne élève qui se respecte, elle s’était donnée pour objectif d’obtenir son brevet avec la meilleure de note du collège. Son ambition fascinait Oliver et pour l’y aider, il rédigeait le plus proprement possible quelques fiches de révision. Et c’est en consignant différentes dates historiques à la gloire de la France qu’il eut une idée.
Avant qu’elle ne lui échappe, il avait filé dans sa chambre avec son portable. Minus l’avait suivi en remuant la queue et l’une de ses balles entre les dents.
— Tiens, salut ! l’accueillit la voix d’Arthur à l’autre bout du fil.
— J’ai un service à te demander.
Décidément, la manie d’aller droit au but de Manon avait fini par déteindre sur lui. Le rire d’Arthur lui chauffa la poitrine.
— Est-ce que Sarah ou Pauline aurait un costume en rab par hasard ?
Il s’était souvenu en inscrivant les grandes dates de la guerre de Cent Ans de la séance photo.
— Même un prototype, précisa-t-il. Et j’en prendrais soin. Promis !
— Ah ! C’est pour ce soir chez Manon ?
— Elle va bouder si j’ai rien de potable à mettre.
— Je ne savais pas qu’elle prenait autant la chose au sérieux.
— Tu ne la connais pas autant que moi.
— Le souci c’est que les filles sont rentrées chez leurs parents pour les fêtes. Je ne peux rien pour toi sur ce coup-là.
Oliver observa sa brillante idée s’éteindre comme une ampoule au-dessus de sa tête. Il se laissa choir sur son lit, dépité. Minus en profitant pour déposer sa balle sur ses genoux et patienta sagement que son maître réponde à sa demande.
— Il y a peut-être une solution, lui dit Arthur après un moment de silence.
Oliver sauta de son lit aussitôt et la balle roula jusque dans le couloir, le chien à sa poursuite.
— Mais il faudra que tu passes chez moi pour ça. Ça te poserait un problème ?
— Du tout. Si tu es sur le trajet des bus, je peux faire un détour plutôt que d’aller directement chez elle.
— D’accord. Je t’envoie mon adresse.
Dans l’heure qui suivit, Oliver avait embrassé sa mère et sa sœur, en promettant de ne pas faire trop de bruit en rentrant et d’être raisonnable. Il prit un bus pour le centre-ville puis effectua un changement vers la gare. Arthur n’habitait pas très loin de la vieille ville et il ne lui fallut pas plus d’un quart d’heure à pied pour arriver devant la maison.
C’était dans un quartier résidentiel, comme la ville en avait vu émerger dans les années 1980. Chaque maison avait son muret, son portail et sa modeste pelouse bien tondue agrémentée d’arbustes. Celle d’Arthur ne faisait pas exception. Il y avait une petite allée qui menait à l’entrée. Celle-ci ne donnait pas sur la rue, il eut quelque peu l’impression d’être un intrus sur ce nouveau territoire. En même temps, son cœur battait la chamade. Il se trouvait chez lui. Il allait s’introduire dans sa maison, voir sa chambre, son univers. Pourquoi était-il si nerveux ?
Arthur l’accueillit comme toujours avec enthousiasme et un sourire qui faisait se dresser les poils de sa moustache. L’intérieur de la résidence n’avait pas grand-chose à voir avec l’idée qu’il avait imaginé. C’était globalement moderne, digne d’une maison témoin avec une décoration épurée et très impersonnelle. Peu de souvenirs marquaient les lieux. Il avait beau regarder partout, il ne trouva aucune photo de famille. Pour un photographe, il était un peu déçu.
Arthur l’entraîna à l’étage. Par une porte entrebâillée, il aperçut le lit impeccable de la chambre parentale et il se souvint que son ami n’habitait pas seul, faute d’indépendance financière. Néanmoins il considéra qu’il dénotait dans ce décor.
— Ne fais pas attention au désordre, le prévint Arthur en l’invitant dans sa chambre.
C’était comme s’il avait changé d’univers. Il y avait des meubles partout, des murs tellement jonchés de photos et d’affiches qu’on en distinguait à peine la tapisserie dessous. Son pied heurta un livre qui traînait par terre, puis une mallette. Le chaos régnait dans cet espace si bien qu’Oliver se sentit oppressé. Sa propre chambre était toujours ordonnée, sa mère mettant un point d’honneur à ce que tout soit à sa place. Le souci ici n’était pas uniquement le désordre, c’était qu’il possédait bien trop de choses et si peu de rangement pour les contenir. Son matériel de photographie était entassé dans un coin dans de multiples caisses, des livres en cachaient d’autres sur des étagères, certains avaient même élu domicile sur un vieux fauteuil plutôt imposant et quelques plantes vertes égayaient le lieu.
Avant qu’il ne s’en rende compte, Arthur s’était éclipsé pour le laisser seul dans son élément. Il resta stoïque, par peur de rajouter du bazar ou d’abîmer quelque chose. Son attention fut tout de même attirée par l’ordinateur posé sur le bureau. L’écran était allumé sur une sorte de logiciel et l’image à traiter était un paysage forestier qu’il trouvait immédiatement magnifique. L’image avait saisi le moment exact où le soleil se fondait dans l’horizon, laissant une fine ligne orange séparer le ciel de la terre.
— On doit faire à peu près la même taille, donc tout devrait t’aller normalement.
Oliver fit volte-face, les joues rouges. Son ami venait de revenir, les bras chargés d’une multitude de cintres auxquels étaient suspendus des vêtements dont il reconnut le style. Il les étala sur son lit et les arrangea de manière à créer des ensembles. Ce n’est qu’avec un train de retard qu’il comprit ce qu’Arthur avait prévu pour lui.
— Tu veux que je porte tes fringues ?
— L’idée c’est que tu ne ressembles pas au toi de tous les jours. On pourra dire que tu te fais passer pour un dandy.
Amusé par cette perspective qui dénotait de son costume de clown, il observa chaque vêtement. Arthur avait sélectionné de belles pièces, si bien qu’il n’osait les toucher. À l’entendre, chaque élément avait sa petite histoire. Il lui raconta les brocantes et les friperies qu’il avait arpentées pour en trouver la perle rare. Certains étaient neufs, d’autres raccommodés proprement pour faire illusion. Le photographe portait un attachement particulier à chacun d’eux.
Oliver se décida pour une tenue simple, avec une chemise écrue, un pantalon de velours côtelé marron dont les jeux de plis sur l’avant donnaient un peu de structure à sa silhouette. Il revint de la salle de bain d’un pas timide, peu à l’aise dans un tissu aussi près du corps. Si tout le monde l’avait jugé malingre comme l’avait fait Ludivine, le doute ici n’était plus permis. Arthur accueillit son relooking d’un sifflement. Il le fit tourner sur lui-même pour s’assurer que tout était bien en place et à la bonne taille. Pour que l’illusion soit totale, il l’agrémenta d’une cravate avec une pince dorée et lui prêta également une veste assortie au pantalon, dans un ton légèrement plus clair.
À chaque fois que les mains d’Arthur se fixaient sur lui pour lisser des plis ou ajuster des positionnements, il pouvant sentir son sang pulser dans ses veines. Il se tenait si près qu’il pouvait percevoir son souffle sur lui. Ce genre de proximité n’avait pourtant rien de nouveau, mais jamais elle ne l’avait mis autant mal à l’aise. Il voulait à la fois être ailleurs et au même endroit.
— Qu’est-ce que tu vas porter ? demanda-t-il pour briser le silence.
Un des sourcils d’Arthur se dressa, surpris et incrédule.
— J’avais pensé y aller comme toi.
Un rire à moitié étouffé échappa à Oliver.
— T’as pas compris ce que Manon voulait, toi !
— Aux yeux des gens, je serais dans le thème.
— C’est tes fringues de tous les jours, ça compte pas, rétorqua Oliver. T’aurais pas un déguisement ? Un truc pour Halloween ?
Arthur secoua la tête, puis réfléchit avec une petite moue concentrée. Pendant ce temps, Oliver enfila les richelieus qu’il lui prêtait, abandonnant ses converses dans un coin. Un claquement de doigts lui fit relever la tête. Son ami avait, semble-t-il, trouvé une solution.
— J’ai qu’à porter tes vêtements.
Oliver écarquilla les yeux, pris de court.
— Je les ai portés toute la journée, c’est peut-être pas une bonne idée.
— Ce n’est pas grave. On a qu’à dire qu’on a échangé nos rôles. Ce soir tu es moi et je suis toi.
Sur ses entrefaites, Arthur attrapa la pile informe qu’Oliver avait laissé traîner sur le dossier du fauteuil et s’éclipsa à son tour dans la salle de bain. Il en revint à peine deux minutes plus tard, métamorphosé. Et le mot était faible. Le jeune homme paraissait avoir perdu dix ans en un instant. L’épais sweat à capuche et le pantalon kaki aux multiples poches camouflaient toutes les formes de son corps. Il adoptait même une posture nonchalante bien différente de sa prestance habituelle. Oliver déglutit. Ses cheveux avaient retrouvé leur liberté et ses larges boucles se promenaient partout sur sa tête. Certes, ce changement était très contrasté, mais il n’enlevait rien à son charme naturel.
— J’ai l’impression d’avoir de nouveau 14 ans, déclara Arthur en enfouissant les mains dans sa poche ventrale.
— Je doute qu’à cet âge-là tu avais autant de moustache.
— C’est vrai. Je devrais peut-être la raser.
— Non, non ! objecta Oliver. Ne la sacrifie pas juste pour une soirée.
Il s’était levé et rapproché de lui comme pour protéger une potentielle victime d’agression. Arthur rit de son attitude.
— T’inquiète, je plaisantais. À quelle heure on doit être chez Manon ?
Oliver consulta l’heure sur son téléphone et constata par la même que la nuit était tombée dehors. Ils étaient carrément en retard.