Le jour n'était pas encore levé quand Elijah ouvrit les yeux. Il faisait encore sombre dans la chambre, mais elle sentit la chaleur douce de Charlotte contre elle. La respiration régulière, paisible. Elle ne bougea pas, pas tout de suite. Elle se contenta de regarder.
Charlotte dormait sur le côté, les cheveux un peu en bataille, le visage détendu. Elijah suivit du regard les courbes familières de ses épaules nues, la courbe délicate de sa nuque. Elle ne savait pas encore comment un corps pouvait devenir aussi vite un repère. Mais celui de Charlotte l'était devenu.
Elle se redressa lentement, sans bruit. Enfila un pull, attrapa ses chaussettes. Elle glissa hors du lit, s'étira en silence dans la lumière grise du matin. Elle prépara le café, les gestes encore engourdis mais précis, comme si la routine était déjà ancrée dans ses doigts.
Quand Charlotte entra dans la cuisine, un peu plus tard, elle avait encore le sommeil accroché aux paupières. Elles ne se dirent rien tout de suite. Charlotte s'approcha, frôla Elijah du bout des doigts en passant derrière elle pour attraper une tasse. Elijah sourit à moitié, le cœur un peu serré par la beauté simple de ce moment.
Un café versé. Un soupir doux. Un regard.
Charlotte leva les yeux vers elle, enfin éveillée. Elijah s'approcha. Elle posa sa main sur la hanche de Charlotte, l'attira lentement à elle.
Un baiser. Long. Lent. Comme un silence qu'on laissa durer parce qu'il disait tout.
Quand elles se détachèrent, Charlotte garda les yeux mi-clos, un demi-sourire accroché aux lèvres.
— Bonjour, murmura-t-elle.
Elijah effleura son front du bout des lèvres.
— Bonjour.
L'habitacle était tiède, encore empreint du parfum de Charlotte, celui qui lui collait à la peau, un mélange de propre, de crème hydratante et de quelque chose de plus intime qu'Elijah n'avait pas encore réussi à nommer.
Elle était calée contre la portière, le regard perdu dans les vitres embuées, capuche relevée, les mains dans les poches de son sweat. Elle ne disait rien, mais pensait beaucoup. Elle sentait encore la chaleur du baiser de tout à l'heure, ce moment suspendu dans la cuisine, quand Charlotte avait souri contre sa bouche.
À la radio, une chanson démarra, une vieille ballade française, douce et un peu mélancolique. Elijah esquissa un sourire sans se tourner.
Elle murmura les paroles, à peine audibles.
Charlotte jeta un coup d'œil furtif.
— Tu connais ça ? demanda-t-elle, surprise.
Elijah hocha la tête, les yeux toujours sur la rue.
— Ouais. Ma mère écoutait ça... avant. Avant qu'elle arrête d'y croire, tu vois.
Charlotte ne répondit pas. Elle garda les mains sur le volant, mais quelque chose se serra dans son ventre. Cette manière qu'avait Elijah de lâcher ses vérités sans bruit, presque sans s'en rendre compte.
Le feu passa au rouge. La voiture ralentit. Un silence les enlaça.
Charlotte, sans trop y réfléchir, posa sa main sur la cuisse d'Elijah. Sur le tissu épais de son jean, près de la couture. Elle garda le geste discret, les doigts posés, chauds.
Elijah tourna lentement la tête vers elle. Un petit sourire. Pas moqueur. Plutôt... tendre.
Le feu repassa au vert. Charlotte retira sa main, presque trop vite.
— Pardon... souffla-t-elle, sans la regarder.
Mais Elijah rattrapa ses doigts et les remplaça sur sa cuisse. Cette fois, un peu plus haut. Elle garda les yeux posés sur elle.
— Moi j'aimais bien.
Charlotte mordit un coin de sa lèvre, ses joues se teintèrent d'un rose très léger.
— Tu vas me faire rater un feu.
— C'est pas grave. J'aime quand tu oublies un peu les règles.
Charlotte rit, doucement.
Et cette fois, elle ne lâcha plus sa cuisse. Pas avant d'arriver.
Le service du midi était déjà bien lancé. La cuisine bourdonnait d'activité, les assiettes s'empilaient, les commandes défilaient. Chacun était dans sa bulle, concentré, efficace. Mais entre Elijah et Charlotte, la bulle était à deux.
À l'arrière, derrière les frigos, Elijah s'affairait à replacer des caisses de produits frais. Il faisait frais ici, et calme, loin du bruit des tickets qui tombaient. Elle se baissa pour attraper un bac de légumes quand une silhouette familière s'approcha dans son dos. Charlotte.
Elle la regarda un instant, sans rien dire. Puis s'approcha. Elijah se redressa lentement, un peu trop près, leurs torses presque en contact. Charlotte sentit son souffle.
— Tu t'es trompée sur la date de péremption, murmura-t-elle, les yeux plantés dans les siens.
— C'est vrai ? ou t'avais juste envie de venir vérifier ?
Charlotte ne répondit pas. Ses yeux descendirent sur la bouche d'Elijah.
Et avant qu'elles n'aient le temps d'y penser trop, leurs lèvres se trouvèrent, furtives, rapides, presque comme un vol. Juste un baiser volé entre deux palettes. Mais assez pour faire monter la température malgré le froid ambiant.
— Retourne en cuisine, dit Charlotte doucement, une main encore posée sur la chemise d'Elijah.
— Tu m'as suivie la première, répliqua Elijah avec un sourire en coin.
Plus tard, dans le feu du service, Charlotte passa derrière Elijah pour attraper une assiette. Sa main effleura sa taille. Pas par erreur. Juste assez lentement pour que ça fasse frissonner.
— Pardon, souffla-t-elle à son oreille.
Elijah ne répondit pas, mais elle eut un sourire qu'elle cacha mal en dressant une assiette.
À un autre moment, Elijah se trompa dans le dressage. Charlotte s'approcha derrière elle, glissa sa main autour de son poignet.
— Regarde. Pas comme ça.
Elle guida son geste. Lentement. Elle garda sa main un peu trop longtemps. Elijah ne bougea pas.
— C'est mieux ? murmura-t-elle.
Charlotte ne dit rien. Juste un hochement de tête. Mais son regard parla pour elle.
Plus tard encore, elles se retrouvèrent brièvement dans la réserve, seules quelques secondes. Les regards se croisèrent, se cherchèrent. Aucun mot. Mais tout était là.
Il y avait une tension dans l'air. Une envie qui se construisait en silence. Un désir qui n'avait pas besoin de gestes grands ou bruyants pour exister. Juste des regards. Des frôlements. Et cette certitude brûlante : elles savaient.
Le rush du midi se termina enfin. Les bruits s'adoucirent. Les voix redevinrent humaines. Les corps relâchèrent la pression, les visages s'animèrent à nouveau.
Elijah s'assit un instant sur une caisse vide, un torchon sur l'épaule, le souffle encore un peu court. Ses mains sentaient la friture et les épices, mais elle s'en fichait. Elle rit.
Nono venait de faire une imitation ridicule d'un client difficile, la voix haut perchée, les mains en l'air comme un mime échappé d'un vieux cabaret. Elijah éclata de rire, le genre de rire qui surprend même ceux qui l'écoutent. Un rire entier. Vrai.
— T'as un vrai rire, toi, remarqua Sabrina, un sourcil levé. Genre, pas un truc pour faire bien. Ça surprend, mais ça fait du bien.
Elijah haussait les épaules, un peu gênée, mais son sourire restait.
— Faut bien compenser quand on sait pas parler aux gens.
— Arrête. T'es plus à l'aise qu'au début, ajouta Nono en lui tapant sur l'épaule.
Elijah sourit encore, plus douce cette fois. Elle sentit que ça changeait. Que les regards sur elle étaient différents. Plus légers. Moins méfiants. Elle ne se sentait plus comme une étrangère qui devait faire ses preuves. Juste... comme quelqu'un qui était là.
Et Charlotte, elle, semblait plus détendue aussi. Moins raide, moins dans le contrôle. On la voyait sourire plus souvent. Elle jetait parfois un coup d'œil vers Elijah, et ça suffisait. Un simple regard. Une brèche.
Alors que tout le monde se dispersait, Sabrina passa à côté d'Elijah, un gobelet à la main. Elle s'arrêta, l'observa une seconde.
— Vous êtes mignonnes, dit-elle à voix basse. Même si vous croyez que personne ne voit rien.
Elijah figea.
— Je sais pas de quoi tu parles, tenta-t-elle, un peu trop vite.
Sabrina éclata d'un rire sec.
— Ouais, ouais. Et moi j'ai pas vu Charlotte sourire comme ça depuis qu'elle est née.
Nono arriva, une pomme dans la bouche.
— J'vous jure, c'est comme dans un film... "Le Goût de l'Amour – Service Continu" !
Il mime un cœur avec les mains.
— Ta gueule, Nono, lança Sabrina, sans méchanceté.
Elijah secoua la tête, un peu rouge, un peu amusée. Elle joua la surprise, mais au fond, une chaleur lui monta dans le ventre. Pas de honte. Pas de malaise. Juste... cette drôle de sensation d'être vue, et que ce n'était pas grave.
Le bruit du service était déjà loin. Elles traversèrent la ville sans dire grand-chose, un peu fatiguées, un peu rincées, mais bien. Elijah se laissa aller contre la vitre du côté passager, les yeux mi-clos, comme si elle se rechargeait juste à sentir Charlotte respirer à côté.
Une fois chez elles, les gestes se firent sans y penser.
Charlotte retira ses chaussures à l'entrée, attacha ses cheveux en un chignon rapide, et s'installa au salon, une pile de papiers à trier devant elle. Des plannings, des fiches de stock, quelques notes griffonnées à la va-vite.
Elijah, elle, s'affairait dans la petite cuisine. Elle coupa des légumes, fit revenir un peu d'ail dans une poêle. L'odeur envahit doucement l'appartement, familière, enveloppante. Elles ne parlèrent pas. Pas besoin.
Charlotte leva parfois les yeux vers elle. Elle l'observa en silence, les manches retroussées, concentrée sur ses gestes. Il y avait quelque chose d'intime dans cette façon qu'avait Elijah de prendre soin d'elle sans jamais le dire. Elle cuisina comme on murmure une promesse.
Charlotte rassembla les dernières feuilles, les glissa dans son sac à main, posé à côté du canapé. Elle s'apprêtait à rejoindre Elijah dans la cuisine, quand son regard s'arrêta net sur le buffet. La photo.
Un cadre discret, posé là depuis longtemps. Un homme, elle à son bras. Sourires figés dans une lumière trop lisse. Thomas. Une autre époque. Un autre elle.
Elle resta là, une seconde, figée. Puis elle attrapa le cadre, le contempla. Pas avec regret. Pas avec douleur. Juste... une étrange distance, comme si elle regardait la vie de quelqu'un d'autre.
Son regard glissa jusqu'à la cuisine. Elijah était là, concentrée, le dos légèrement cambré, une cuillère en main, le visage adouci par la lumière tiède. Vivante. Présente.
Charlotte revint au buffet. Elle ouvrit le tiroir du bas, glissa la photo à l'intérieur, puis referma doucement. Pas un mot. Pas un bruit. Juste ce petit "clic" discret, comme on ferme une porte derrière soi.
Elle se dirigea alors vers Elijah, passa ses bras autour de sa taille par-derrière, et posa doucement son menton sur son épaule, le nez niché dans le creux de son cou.
— Ça sent bon... Où t'en es ? demanda-t-elle, la voix plus douce que d'habitude.
Elijah sourit sans se retourner, posant sa main sur celle de Charlotte.
— Presque fini. Juste besoin de toi pour goûter.
— J'suis toute à toi, murmura Charlotte.
Elles mangèrent sur le canapé, en tailleur, assiettes posées sur un vieux plateau. Un film tourna en fond, mais aucune ne le suivit vraiment. Elles parlèrent peu, s'effleurèrent parfois du genou ou du coude, sans insister. Juste... des corps qui se cherchaient doucement, qui apprenaient à cohabiter autrement.
Après le repas, Charlotte rangea les assiettes, Elijah se laissa tomber sur le canapé, les jambes repliées sous elle. Charlotte revint, s'assit à côté d'elle. Elijah s'appuya naturellement contre son épaule, ses doigts jouant avec l'ourlet de sa manche.
— J'pourrais m'habituer à ça, souffla-t-elle.
Charlotte baissa la tête vers elle, un sourire aux lèvres.
— À quoi ?
— À toi, à être avec toi. Juste là.
Charlotte passa un bras autour de ses épaules, l'attira un peu plus contre elle.
— Alors reste.
Elles s'endormirent là, dans un calme trop doux pour être anodin. Le film tourna encore, mais leurs yeux se fermèrent. Une main sur un ventre, une tête sur une clavicule. Deux respirations qui s'accordaient.